Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 27 février 2016

"Identité de la photographie"


rubriques: mémoire, temps et photographie; photographie objective et subjective; définition du photographe



On sait la dilection toute particulière du philosophe Zénon d’Elée pour les tortues aussi rapides que les coureurs, les athlètes qui ne parviennent pas à doubler lesdites bestioles, le bruit que fait  un tas de mil en tombant, les groupes lancés à vive allure dans la direction l’un de l’autre et qui ne font que se croiser, ou encore les flèches qui, bien que tirées par un archer talentueux, n’arrivent jamais sur leur cible. Et alors diront les impatients ? Alors Zénon a raison lorsque, dans son célèbre argument logique, il affirme que le mouvement n’étant constitué que d’instants immobiles aboutés, il n’y a pas de dynamisme  possible. Voilà pourquoi les flèches n’arrivent jamais à bon port. Et pour quelle raisons, en dehors des instants immobiles composés, rien n’existe.
Et qui donc a vérifié expérimentalement la pertinence des arguments d’Eléate ? Nicéphore Niepce et Félix Tournachon, dit Nadar, les deux protagonistes de la généalogie de la photographie. Pas besoin de convoquer un professeur au Collège de France, Bergson en l’occurrence, pour réfléchir sur les relations entre la pensée et le mouvant, le temps et le mouvement, l’instant mobile et l’éternité immobile avant de conclure à l’invalidité des arguments de Zénon. Les photographes font tous les jours la démonstration du contraire. Zénon pense juste quand il scrute le mouvement, comme d’autres la matière, et qu’il isole l’instant en guise de composante essentielle. D’autres découvraient simultanément l’atome, l’insécable. L’instant est au mouvement ce que l’atome est à la matière : une quintessence irréductible, le noyau dur du réel envisagé.
Le photographe agit en grand quêteur de cet épicentre. Son désir consiste à fixer l’un  de ces milliers d’instants constitutifs du temps pour en extraire matière à sens et à figure, à perception, sinon à émotion. Dans l’acte de photographier gît tout ce qui permet l’incarnation du propos de Zénon: au creux de ce qui bouge, il y a l’immobile, tapi, figé, et il s’agit de le traquer, puis de s’en rendre maître afin de le montrer, de l’exhiber comme un trophée. Cette opération fait de son entrepreneur un acteur opérant aux carrefours de la démiurgie et de la métaphysique, de la phénoménologie et de la dialectique, de l’éthique et de l’esthétique, autant dire qu’en sculptant ainsi le temps, en congelant la mémoire, en ouvrageant sa conscience, le photographe incarne un souci proprement philosophique.

Démiurge est le créateurs d’images, le fabricateur d’icônes qui veut arrêter le temps, s’en rendre maître et possesseur dans sa proposition d’un instant saisi en son essence. Sa proie ? Le Kaïros des Grecs, l’instant propice, celui en deçà et au-delà duquel rien n’est possible ou pensable : soit parce que l’intérêt réside dans un moment particulier du mouvement encadré par des péripéties sans importance, soit parce qu’il est dans la persistance d’une figure qu’on veut faire durer dans une variation sur le thème de la nature morte. Photographier l’instant d’un mouvement ou  l’éternité d’une nature qu’on pourrait dire morte, à chaque fois, ce qui est visé, c’est l’immobile qui réside dans le mouvement ou dans le temps.

Muybridge et Marey expérimentent les formes du temps, les successions de la durée, les décompositions et les déconstructions du divers, du multiple, en des images entre lesquelles il y a place, encore, pour d’autres images. Tous deux tâchent, dans leurs obsessions chronoscopiques, de montrer ce que Zénon enseigne : le mouvement réduit à la somme des instants fixes qui le composent, la vie dynamique démontrée dans ses constructions statiques. Eux seuls déplient, déploient, ce qui fait le détail de la quête de tout photographe : Partir à  la recherche de la fixité avec laquelle on fait la mobilité, tenter d’isoler et de montrer l’immarcescible.

Eadweard Muybridge, 1878 - 1887.

Etienne Jules Marey,

 En jouant avec le temps, en allant chercher ce qui le constitue, de quoi il est fait, du moins sur quels modes il apparaît, le photographe opère comme le philosophe qui tâche de réduire et de réunir sous le registre de l’un ce qui se montre exclusivement sous le mode du divers. L’un et l’autre veulent le cliché ou le concept unique pour rendre compte du réel multiple. Cette unicité à laquelle tend l’homme de la photographie en fait un adepte de Parménide contre le cinéaste affidé d’Héraclite. Le premier présocratique, lui aussi éléate, comme Zénon, philosophe sur l’un qui se suffit, parfait, sans commencement ni fin, parce que procédant de lui-même dans la plus absolue des incorruptibilités : cet un pourrait être la photographie. Le second, éphésien, pense le fleuve qui coule éternellement, et dans lequel on ne saurait se baigner deux fois: cette fluidité, cet écoulement semblent caractériser le cinéma.
Dans l’un comme dans l’autre, le temps idéal se conçoit différemment: arrêté pour le photographe, fixé, figé, entravé. Reconstruit, reconsidéré pour le cinéaste, mais tout entier révélé dans le déroulement, le développement. D’une certaine manière, Platon réconcilie les deux pensées en faisant du temps l’image mobile de l’éternité immobile, de sorte que le photographe apparaît seulement préoccupé par la quête et  l’obtention d’une preuve de sa capture de l’éternité immobile en une image. Le démiurge réalise cette magie : concentrer dans un cliché la quintessence de ce qui structure le mouvement. Au milieu du fleuve, et pour l’exprimer; la sphère…

Dans son cheminement, le photographe-démiurge se fait aussi métaphysicien créateur de signes générateurs de sens dans le temps, malgré lui, contre lui et avec lui. Les images confectionnées sont parentes de celles qui, il y a des millions d’années, ornaient les murs des cavernes. Une photo de graffiti par Brassaï l’exprime à merveille et constitue un manifeste à elle seule. Griffures, mais négatives, figures géométriques, traces, entailles, tout affirme la puissance de ce que l’on sait depuis Malraux être un anti-destin. Les géographies lisibles sur les surfaces pariétales se superposent à celles qu’on déchiffre sur les papiers aux sels d’argent : le contraire de palimpsestes. Car dans l’époque préhistorique, malgré le temps qui passe, et contre celui-là même, s’appuyant sur lui pour mieux le dépasser, les artistes installés aux deux extrémités de cette chaîne humaine actualisent sans cesse la quête de signes opposant leur force au néant du monde.

Là où l’entropie fait son œuvre, face à la destruction, aux ruines qui menacent, devant l’évidence d’une mort annoncée – de l’individu et des civilisations – l’homme des cavernes et celui des pellicules photosensibles affirment, sublime révolte, une volonté d’éternité. Leurs œuvres sont des résistances, des vols faits au détriment du temps et de ses dommages. Ce jeu de l’instant destinés à l’éternité suppose paradoxalement l’emprunt des trajets de la mort : la pose exigée du sujet est pétrification, mise en état de rigidité ou d’immobilité supposés par le trépas. D’où l’invitation de sourire pour conjurer le sérieux habituellement propédeutique au néant. Sur les suaires ou les photographies, s’impriment la mémoire et le souvenir, ces deux modalités du temps cruel.

Photographier c’est congeler du temps, immortaliser les hapax qui structurent une existence, un paysage, une époque, une situation, un personnage. C’est, par le regard jeté sur la photographie tirée, viser une réitération indéfinie d’un instant capté un jour. Dans le cliché où gît le moment pétrifié se trouve ce qui permet à n’importe quel instant la chaleur d’un regard et la démiurgie d’un nouveau temps, d’un accès neuf à des moments anciens. Jadis et naguère deviennent de la sorte ici et maintenant. D’où, après une opération effectuée par le photographe sur le temps, la constitution par ses tirages d’une mémoire, d’une aide apportée, par des points de repères fixes, à toute volonté mnémonique.
Le temps propose une organisation de la mémoire. Dans la Voie lactée où se perdrait n’importe quel astronome, les instants volés constituent des points lumineux brillants comme des repères cardinaux. Les photographies scintillent en morceaux choisis de réel destinés, par leur concision, leur charge, leur puissance, leur force, leur originalité, leur singularité, à dire en un éclair ce qui économise de longs discours. De Lascaux à l’épreuve développée à l’instant, la volonté de quintessencier le monde, de le réduire à deux ou trois images qui en exprimeraient autant, voire plus, que les infinies modulations d’un temps déplié, hante l’opérateur et le laisse sans repos. Dans le fouillis du monde, les photographies sont des lumières.

Durant le trajet qui conduit du temps à la mémoire, toutes les distorsions possibles et imaginables ont l’occasion de s’énoncer. La photographie entretient une étrange relation avec la vérité. Le photographe qui sait, lui, ce qu’il veut fixer, donc montrer, dire, est également éthicien, au sens qu’on trouve sous la plume de Kierkegaard – combattant pour un système de valeurs. Où réside le vrai dans un cliché qui se contente de montrer ? Un photographe de guerre propose un cadavre ou un soldat qui s’écroule sous le feu : ennemi, ami ? Bourreau, victime ? Vrai mort qui repose ou acteur qui pose ? Belle ou vraie ? Juste ou fausse ? Information ou propagande ? Brutalité de la situation crue ou mise en scène machiavélique ? Que dire de l’intervention sur le cadre, le tirage ? Sur la dissimulation par retouche ou montage, voire sur les magies rendues possibles par la numérisation qui, étrange paradoxe, replace aujourd’hui la photographie dans la situation de la concurrence où elle se trouvait à sa naissance avec la peinture. Le pixel aurait réjoui les pointillistes…

La photographie est un fragment de réel à lire, comme les archéologues pratiquent avec les pièces découvertes à partir de quoi ils reconstituent l’ensemble de la forme et de la figure dont elles procèdent. Ni  vraie ni fausse, elle structure un symptôme de ce qui, pour faire sens, mérite lecture, mise en perspective, compréhension. Elle n’est pas immédiatement donnée et suppose une culture pour le déchiffrage. La métaphysique et l’éthique du photographe relèvent du perspectivisme nietzschéen : il propose une lecture, une vision du monde, mais n’énonce rien qui procède de la vérité. Un moment ontologique, en l’occurrence métaphysique, celui du monde, qu’après avoir pris connaissance de ce qui lie les deux instances. De quelle guerre, par quel photographe, dans quel camp, à quel moment, dans quelles circonstances telle ou telle photographie a-t-elle été prise ? Alors seulement on peut envisager le sens, après la première émotion due à la seul mise en présence avec l’image.
Tout cliché se contentant de n’être que lui-même  pour prétendre faire sens risque de dissimuler l’essentiel de son projet qu’une lecture avisée en péril par l’information apportée. Photographier, ce peut être aussi falsifier, mentir, servir une propagande politique ou idéologique : l’un qui traque  les communards (Appert), l’autre les faciès anthropométriques (Bertillon), tel qui célèbre les jeux de Berlin ou l’Allemagne nazie (Riefenstahl), un autre la Chine populaire (Cartier-Bresson), un dernier les produits les plus emblématiques de la société de consommation, sinon l’usage érotique ou sensuel des femmes à destination du marché (Newton), tous diront au moins deux choses, la première qui montre une apparence, la seconde une réalité. L’une se donne immédiatement, l’autre n’apparaît qu’après initiation à la métaphysique qui préside à l’obturation du rideau. En la matière, notre époque est d’un illettrisme intégral doublé d’un nihilisme sans fond.

Eugène Appert, répression de la Commune, portrait de suspects, 1871.




Alphonse Bertillon, 1890.

Leni Riefenstahl, Berlin 1936.

Le temps sculpté du démiurge, la mémoire constellée du métaphysicien, la vérité ou la falsification de l’éthicien supposent chaque fois chez le photographe la pratique d’un phénoménologue. Se mettre derrière un boîtier et un objectif installé entre soi et le monde, projeter le regard, viser, élire un sujet, cadrer, faire entrer dans un espace telle substance du monde, élue, exclure ce qui n’est pas elle, opérer une dialectique de l’être et du néant sur le réel, équivaut sans contexte à pratiquer, réaliser, incarner, une phénoménologie de la perception. Tout ce qui relève du vocabulaire sartrien de l’Etre et le Néant, sinon de la Critique de la raison dialectique, fonctionne à merveille sur le terrain photographique : réification, ontologie et dimensions de la temporalité, preuve ontologique, théorie du regard structurant l’identité, modalités de l’Etre-pour-Autrui, de l’Etre-dehors-pour-l’Autre, dialectique de l’En-Soi et du Pour-Soi, envers du pratico-inerte et situation, regard temporalisant, bien d’autres catégories fonctionneraient dans le cadre d’une lecture de la photographie comme acte phénoménologique.

Retenons les opérations de cadrage et de visée comme ce qui permet une théorie du regard par lequel advient l’être d’une situation. Ce que j’élis dans le viseur découpe spécifiquement dans le réel une figure qui accède à l’être, alors que l’ensemble dans lequel a été effectuée cette taille est immédiatement  renvoyé du côté du néant. Ce qui accède à l’être l’est par un projet, une volonté. L’œil, le doigt et le déclencheur permettent à la conscience de se projeter et de contribuer à une logique de l’avènement de l’évènement : élection d’un instant, isolement d’un moment, fixation d’un fait photographié comme atteinte et saisie d’une quintessence.
En célébrant les noces de la conscience et de l’objet qui la légitime, la phénoménologie photographique énonce la radicalité du matérialisme qu’elle suppose. Ce qui, d’ailleurs, provoque les furies de Baudelaire fâchée qu’une industrie dont le seul talent consiste en l’exactitude de pure et simple reproduction puisse s’installer en prétendante de l’antique peinture soucieuse de magnifier l’imagination, le rêve, l’impalpable et la poésie. La photographie vise la réalité sensible, elle et seulement elle. Rien, dans son dessein, pour réactualiser une option idéaliste ou spiritualiste dans le genre néoplaticien : on ne photographie pas un monde pour vanter les mérites d’un autre, supérieur mais invisible, quand la peinture se pense, se voit et se pratique comme l’occasion d’une perpétuelle intercession en faveur du monde céleste. La photo montre exclusivement le visible. L’Eglise ne s’y trompe pas : dès les limbes de cet art nouveau, jamais en retard d’une sottise réactionnaire, elle condamne l’invention impie, coupable de se préoccuper du seul ici-bas.
L’icône païenne qu’est toujours un tirage sur papier sensible apporte la preuve que la seule matrice possible de l’être, c’est le monde, qu’il est causa sui et que la photographie seule est reflet, image sensible, ombre participative. Elle formule  une anti-allégorie de la Caverne où se jouent les jeux d’ombres et de lumières idéalistes avec lesquels l’esthétique occidentale se dit depuis l’Antiquité grecque jusqu’aux écroulements rendus possibles par la modernité.

Cette modernité, d’ailleurs, n’est pas sans devoir à l’invention de la photographie qui, comme touts les arts, joue un rôle dans la dialectique des esthétiques vivantes. D’où l’ultime qualité d’esthéticien du photographe. Certes, à l’origine, elle fournit d’abord une technique avant d’être un art. Industrie de la reproductibilité mécanique et artisanale d’une partie de la réalité colorée et en trois dimensions, transformée en images plane et bicolore, la photographie devient vite l’auxiliaire des voyageurs et des ethnologues, des scientifiques et des juges, des journalistes et des historiens, du publiciste et du géographe, du militaire et du père de famille. Seul l’usage détermine l’appartenance de telle ou telle au monde de l’art. Et ce pourra être le cliché d’un criminologue, d’un touriste ou d’un soldat.

Les musées, galeries et figures d’embrayeurs jouent leur jeu et font, ou non, accéder certaines photographies au panthéon artistique quand elles abandonnent les autres à la solitude des boîtes cartonnées où elles attendent un meilleur destin que le banal entrepôt domestique. Nadar ici, Monsieur Prudhomme là. Mais dans l’un et l’autre cas, on conviendra que la photographie porte une puissance artistique tout autant soumise aux caprices de l’histoire et de l’arbitraire pour sa légitimation que n’importe quelle œuvre d’art peinte ou sculptée.

Le photographe-démiurge, métaphysicien, phénoménologue, éthicien, esthéticien, ne manque pas d’être un artiste car il philosophe en acte – ce qui, à mes yeux, définit la fonction. Pour cela, il relève des mêmes catégories que le peintre ou le sculpteur, le musicien ou le poète. Dans une esthétique  exprimant enfin la caducité de Kant et de Hegel, il y aurait place à part entière pour la photographie au côté d’autres disciplines encore suspectes pour les esprits chagrins. Le premier chapitre de l’histoire de cet art nouveau commencerait avec la narration de ce que les autres lui doivent, à savoir l’essentiel de leurs trajets depuis un siècle et demi.

En prenant sa place, la photographie épuise la peinture de l’époque et exige d’elle, dans une impitoyable logique darwinienne, une adaptation aux nouvelles conditions édictées: ce que peut mieux qu’elle l’art nouveau, il faut l’abandonner. Représenter fidèlement la réalité, viser l’objectivité maximale, la coïncidence la plus absolue entre le réel et sa représentation, tout cela devient lettre morte. Ingres et Puvis de Chavannes ne s’y trompent pas qui luttent férocement contre la photographie afin de pouvoir continuer à peindre des scènes que Nadar aurait pu composer et reproduire mécaniquement avec la même fidélité.
Le réalisme mourant reste – et Baudelaire aurait dû mieux qu’un autre s’en apercevoir – la possibilité d’une autre voie, royale pour les puissances de l’imagination et de rêve qu’il chérissait tant. L’esthétique de la modernité réside là, en germe. Après l’abandon des canons classique, il faut inventer l’avenir en considérant la nouvelle donne : plus d’obligation à respecter le sacro-saint sujet, le motif et l’objectivité. L’idéologie idéaliste, spiritualiste et platonicienne, fauchée, gît à terre. A sa place, on constate l’avènement de l’imaginaire libéré, de la subjectivité radicale, du perspectivisme intégral. Autant dire de la modernité absolue.
Dans ces temps où la photographie montre des contours nets, des formes précises, des compositions élaborées, la peinture propose le triomphe de l’impression, de la division, du point, puis des subjectivités avec lesquelles se défait le classicisme et se structure la modernité : Turner et Monet puis Cézanne. La suite est connue. Et Duchamp vient, appelant de ses vœux un art encore nouveau qui serait à l’ensemble des productions du moment ce que les beaux-arts ont été après l’invention de la photographie : un vieux monde. Cette révolution est encore à venir.

Michel Onfray, Les vertus de la foudre, Journal hédoniste 2, 1998, Le Livre de Poche Biblio.

jeudi 31 décembre 2015

La force du fragile


Rubriques: lecture de la photographie; psychologie du photographe; portrait photographique.


La  photographe Sylvia Kraft, achète un jour dans une petite boutique d’une ville des Etats-Unis, Quinsigamond,  un appareil photo, un Aquinas 500 C/M format moyen SLR, année 1970. Dans cet appareil se trouve un film rembobiné qu'elle développe...

Au total elle se retrouve avec sept photos. (…) Sa première impression est que ces photos constituent une série, qu’elles sont destinées à être regardées ensemble, à être montrées conjointement : visions similaires, variations sur un même thème.
Il y a une femme. Prise sous sept angles différents, à une distance allant de six ou sept mètres maximum, à vue de nez, jusqu’à un cliché où on la voit en buste, de trois quart arrière, à contre-jour, en train de regarder par-dessus son épaule gauche. Le seul facteur commun aux sept photographies est que, dans chacune d’elles, le visage de la femme est partiellement caché, qu’il soit noyé dans les ombres ou détourné de l’objectif. La femme est drapée dans une sorte de châle ou de cape ample, style poncho. Le châle lui couvre l’épaule droite mais laisse la gauche à demi nue, comme sil avait glissé. Sur les clichés pris de plus près, on peut voir, dans un flou artistique presque brumeux, le sein gauche dénudé et un nouveau-né en train de téter.
Etant donné la nature du sujet, c’est peut-être le décor qui rend le cliché si troublant, si perturbant. La femme est juchée sur ce qui paraît être un bloc de pierre, sans doute du marbre, au centre d’une salle sinistre et caverneuse. Jonchée de décombres et de gravats, la salle est un véritable musée de la décrépitude. Une lumière – peut-être le soleil ou la pleine lune – filtre à travers l’invisible plafond, tombant sur la femme en rayons bien dessinés, comme le Ciel ou la voix de Dieu tels qu’on les représente dans les livres d’images. Mais l’intérieur de cette salle paraît dévasté par une bombe, éventré, à l’abandon. Il s’en dégage presque une impression d’après-guerre, comme sur ces clichés désolés de Berlin et de Dresde après les bombardements, avec néanmoins une certaine douceur. Cela évoquerait plutôt une vieille église, un monastère qu’on aurait abandonné (….). D’après ce qu’on peut en voir, le sol n’est qu’un lit de cendre et de pierres sombres. Par endroits, sur les prises de vue à distance, on peut distinguer une pierre plus grosse que les autres et les débris qui semblent être de bois de rebut. Les murs de la salle paraissent éloignés, imposants. Des murs de cathédrale. Et, sur le cliché pris de loin, Sylvia aperçoit au fond, sur la gauche, l’ébauche d’un escalier.

Mais ce n’est manifestement pas sur cette salle, cathédrale ou musée que le photographe veut attirer notre attention. Le cadre est saisissant et d’une complète efficacité, mais il est subliminal. C’est un arrière-plan, comme une bande sonore qu’on utilise pour susciter une émotion ou la souligner. Le sujet du photographe, c’est la madone et l’enfant. L’univers du photographe, c’est la femme et le nouveau-né.
Pour quelque raison, Sylvia est tentée d’aller plus loin. Elle est tentée de dire que la seule préoccupation du photographe, c’est la femme et l’enfant. La peau de la femme et de l’enfant. L’épaule nue de la femme, ses cheveux flottants et la courbe exquise de son cou. Son sein qui allaite. Le crâne chauve du bébé, ses yeux clos et sa petite main tendue.
Devant Sylvia sont alignées sept photographies, suspendues par des pinces à linge à un fil de fer incurvé. Cela fait maintenant douze ans – depuis que sa mère lui a offert l’Instamatic – qu’elle s’efforce, jusqu’à l’obsession, d’obtenir des images qui produisent cet effet-là.
Elle n’y est jamais parvenue. Elle a pris des photos qui lui plaisent. Elle en a même pris une demi-douzaine – mais ça, elle ne l’a dit à personne – qui dépassent peut-être le stade de la compétence pour entrer dans cette zone vague et subjective, liée au sentiment et au jugement, qu’on appelle l’Art.
Peut-être.
En tout cas, jamais elle n’a approché ça. Et, avant de voir ces photos, elle ne savait pas exactement ce qu’elle cherchait. Pendant plus d’une décennie, Sylvia a essayé d’apprendre, elle a passé d’innombrables heures dans des bibliothèques à consulter d’épais volumes écrits par tous les maîtres depuis Niepce et Daguerre ont inventé la photographie. Elle a lu des manuels techniques et des textes théoriques touffus. Ensuite, elle est sortie dans le monde avec son matériel, en essayant de mettre en pratique ce qu’elle avait appris. Mais elle est arrivée à cette conclusion : quelles que soient les connaissances acquises, réussir une image artistique serait toujours une question de chance. Du moins pour elle. Sur le plan technique, elle parvient généralement – sauf accident – à saisir l’image. Elle est capable de fixer n’importe quel sujet sur pellicule. Mais la simple habileté ne suffit pas; elle peut même, au bout d’un certain temps, devenir paralysante. Sylvia a beau maîtriser la technique, ça ne lui a jamais appris à prendre des clichés comme ceux qui sont suspendus devant elle. Et quand elle a eu digéré la technique, elle n’a pas su vers quoi se tourner. Depuis quelques années, dans les moments de cafard, elle a commencé à se dire que cette autre forme de savoir, on l’a en naissant ou on l’a pas. Soit on sait prendre des photos comme ces sept-là. Soit on ne sait pas.
Et comme cette pensée s’avérait trop déprimante, elle a décidé que le photographe n’y était peut-être pour rien. Que c’était peut-être juste la combinaison de l’image, de l’éclairage, du mouvement, d’une centaine d’autres paramètres se trouvant réunis exactement à l’instant voulu. C’est la chance qui détermine qui est au bon endroit au bon moment. Avec un appareil photo.

Dès lors, mue par une foi chancelante, elle est partie du principe que, si elle passait suffisamment d’heures à se balader avec un appareil chargé, à l’affût, elle finirait bien par se trouver sur les lieux au moment précis où tous les éléments se conjuguent. Elle serait celle qui les fixerait dans l’éternité de l’instant. Elle serait le réceptacle de l’image, le conducteur entre l’image et chaque paire d’yeux que celle-ci viendrait à séduire. .
Ce photographe, là, quel qu’il soit, a trouvé son moment. Il se tenait prêt à l’endroit voulu, à l’instant voulu. Il a appuyé sept fois sur le déclencheur, a laissé entrer la lumière, a présenté l’image au film.
A regarder les clichés, Sylvia éprouve une sensation presque tactile. Elle sent presque la douceur, la fraîcheur de l’épaule de la femme. Elle sent presque le crissement de la pierre et des gravats sous les pieds de la femme. Les particules de poussière – à peine visibles dans les cônes de rayons lumineux – qui auréolent la tête du nouveau-né la font pratiquement ciller.
Elle passe encore deux heures dans la chambre noire. Elle examine à la loupe le moindre centimètre carré de chacune des photos. Elle change l’ordre dans lequel elle les a accrochées. Elle s’assied sur l’escabeau et tente d’imiter la posture de la femme, la cambrure du dos, l’inclinaison de la tête et de l’épaule. A un moment, elle ôte même son sweat-shirt, qu’elle drape sur son épaule droite, tout en serrant contre sa poitrine un flacon de fixateur.
C’est à trois heures du matin, alors qu’elle est assise à moitié nue dans sa chambre noire, frissonnant au contact froid d’une bouteille en verre, que l’idée lui vient. Elle ira voir le photographe.

(...)

Elle observe la rangée de photographies, les considère dans leur ensemble, comme un tout, une série d’images reliées les une aux autres. Si elle les mettait en pile et les feuilletait rapidement avec le pouce, verrait-elle les personnages s’animer ? Décèlerait-elle un mouvement, si infime soit-il : un bras ou une jambe à peine déplacés ? Et, dans l’affirmative, qu’est-ce que cela lui apprendrait ?
Elle cesse de les regarder comme un tout pour les examiner individuellement, de gauche à droite, le long du fil. Vues de cette manière, elles lui rappellent un peu les stations du chemin de croix, l’époque où elle allait au chemin de croix avec sa mère, à l’âge de sept ou huit ans. Combien de stations y avait-il ? Plus de sept. On chantait des hymnes, notamment ce cantique très lent. Un chant funèbre plutôt. Le Stabat Mater. Que signifiaient ces mots au fait ? Elle a encore dans l’oreille cette douloureuse lamentation. La tristesse inhérente à cette mélodie.
Ces photos, que représentent-elles ? Les stations de quoi ? Qu’est-ce que le  photographe a voulu  que je voie quand je les regarde ainsi ? Mais peut-être suis-je idiote de penser qu’il avait un tel dessin, un projet aussi vaste ? Peut-être était-ce juste de l’instinct. L’inspiration artistique classique. Peut-être le photographe s’est-il juste laissé guider, émouvoir, par l’humeur du jour. Peut-être a-t-il tout bonnement installé la mère et l’enfant dans ce décor sinistre, ravagé, avant de mitrailler. Peut-être ne voyait-il pas plus loin que le cliché suivant, pas plus loin que le déclic du déclencheur. Pas plus loin que l’image à cet instant précis.(…)
Elle se lève de l’escabeau, s’approche du fil de fer et reste là, le visage à une trentaine de centimètres de la première photographie. Elle lève la main pour la toucher puis suspend son geste. Elle veut en avoir le cœur net : quelle est la première chose qui la frappe dans ce cliché ? Quelle est l’image primordiale ? Qu’est-ce qui, d’emblée, attire l’œil ?
Elle serait tentée de répondre l’épaule de la madone, la douceur de l’arrondi, la teinte de la peau, si blanche. Ou alors, peut-être la courbe qui relie l’épaule au cou, sa finesse, sa pureté de ligne. Quelle que soit la dynamique de l’attraction, elle réside dans l’épaule de la madone.
Mais il y a aussi la main du nouveau-né, si petite et néanmoins extraordinairement détaillée. Ca rappelle à Sylvia ces photos qu’elle a vues dans des magazines ou sur des panneaux d’affichage: des clichés hyper-clairs d’un fœtus baignant dans le liquide amniotique, certaines parties du corps encore floues et mal formées, l’œil semblable à celui d’un poisson, mais d’autres, la main les doigts tellement développés que les ongles sont visibles. La main du nouveau-né, sur les clichés, évoque ces images de fœtus tant elle est nette, précise comme pour saluer Sylvia, comme pour dire au spectateur Regardez bien, prêtez attention.
Elle fait un pas de côté pour examiner la deuxième photo. Là, ce ne sont ni l’épaule, ni la main, mais les gravats, à l’arrière-plan, qui retiennent l’attention. C’est dû au manque de netteté, à ce flou agaçant qui lui fait regretter de ne pas pouvoir changer elle-même la mise au point, régler l’objectif non plus sur les personnages mais sur les débris inanimés qui jonchent le sol. Elle voudrait balayer la terre, en quête d’éléments indiquant  exactement où la photographie a été  prise. Elle voudrait zoomer jusqu’à pouvoir déceler une preuve identifiable, des signes d’une période et d’un emplacement donnés. Elle voudrait transformer le faible éclat métallique, là, dans le coin droit, en une pièce qui sera tombée de la poche du pantalon du photographe pendant qu’il faisait ses repérages. Elle voudrait pouvoir prolonger jusqu’au toit les vieilles colonnes afin de déterminer si elles sont doriques ou ioniques. Elle voudrait savoir pourquoi cet endroit précis, pourquoi ce champ de décombres.
Arrivée à la troisième photo, elle se concentre sur l’éclairage, sur cette lumière qui vient d’en haut, sur la façon dont elle se disperse en rayons qui captent de vagues tourbillons de poussière, sans pour autant éclipser les contours précis de la mère et du nouveau-né.
Elle renonce et retourne se percher sur l’escabeau. Elle aurait voulu être présente le jour où le  photographe a fait ces photos, quitte à rester à l’écart, peut-être même hors de vue, derrière l’une des colonnes, à observer et écouter. Elle adorerait savoir ce qu’il a dit à son modèle, quelles directives il lui a données. Lui a-t-il dit de baisser l’épaule d’une demi-centimètre, de dégager son châle pour montrer davantage sa peau, de serrer le bébé contre elle et de le laisser téter ? Comment lui a-t-il parlé ? D’une voix douce, encourageante ? D’un ton sec, autoritaire, pour obtenir de la madone la position idéale ?
Si ça se trouve, il n’a pas fait usage de sa voix. Peut-être a-t-il  procédé par gestes et par signes. Elle peut très bien l’imaginer. Elle  peut comprendre qu’il ait décidé de ne pas violer le silence parfait de ce décor, de  laisser le gazouillis du nouveau-né et le déclic incessant du déclencheur troubler, seuls, le silence figé de la salle en ruines.
Peut-être que les gestes eux-mêmes n’ont pas été nécessaires. Peut-être que lui et la mère se connaissaient suffisamment bien pour rendre inutiles toute instruction, comme dans un orchestre où, au bout d’un certain temps, les musiciens arrivent à anticiper les improvisations de leurs camarades. Certains photographes travaillent avec les mêmes modèles pendant des années. Ce pourrait être le cas ici : artiste et sujet qui perçoivent d’instinct les besoins et les désirs de l’autre, par une sorte de télépathie qui imprègne l’air ambiant. Sylvia n’a jamais connu personne de façon si complète. Sauf peut-être sa mère.

(…)

Sylvia entre dans la chambre noire, allume l’ampoule blanche, rassemble les clichés et les étale sur la table. Elle approche l’escabeau, prend sa loupe et choisit sa brosse la plus douce. Puis elle se  penche sur la première photographie, jusqu’à ce que celle-ci remplisse son champ de vision. Elle tâche de la disséquer, de la diviser en quadrants distincts. D’ abord par simple sectorisation : le coin supérieur droit, le coin inférieur gauche. Puis selon l’éclairage de la photo. Puis selon la netteté des différentes zones. Puis arbitrairement : elle étudie telle section du cliché, là où son œil se pose. Elle examine à la loupe chaque petit détail. Elle prend son temps, grave l’image au fer rouge dans son cerveau. Elle regarde de nouveau, à l’œil nu. Elle grimpe ensuite sur l’escabeau pour avoir une vue plongeante. Elle change la position de la lumière. Elle diminue l’éclairage. Elle l’augmente un peu. Avec sa brosse, elle nettoie le cliché. Elle le rebrosse. Elle se lève, le suspend au fil de fer et se plante à vingt centimètres, puis à un mètre cinquante. Elle s’accroupit et le regarde d’en bas. Pour finir, elle le met à l’envers, le fait tourner sur ses pinces, en s’arrêtant à différents angles, jusqu’à ce qu’elle ait fait un tour complet. Elle recommence l’opération avec la photo numéro deux. Puis avec les numéros trois et quatre. Elle a perdu toute notion du temps…

Une madone à l'enfant...
Marc Riboud, Inde, 1956.

Jack O'Connell, The skin palace (1996), Editions Payot § Rivages sous le titre Porno Palace, 2001.


dimanche 6 décembre 2015

"Photographie et poésie"


Rubriques: langage et photographie; texte et photographie; lecture de photographie.



Pour introduire à la question du rapport entre "Poésie" et "Photographie", et pour indiquer que sera proposé ici le déchiffrement d'une dialectique associant à la possibilité d'une poésie de la photographie celle d'une confrontation de la poésie au photographique, c'est l'oeuvre et la pensée d'Yves Bonnefoy qui seront écoutées. Voici en guise d'épigraphe les deux dernières phrases d'un texte de 1988 consacré par Yves Bonnefoy à Martine Franck.

"L'Occident, le monde vont-ils périr de trop de photographies?
Qui sait, ils seront peut-être sauvés, au bord de la fin des temps,
par l'évidence ingénue, épiphanique, de quelques-unes?"

Ce propos peut servir de point de départ: il témoigne d'une ambivalence passionnée du poète repérant une tension maximale dans le phénomène de la photographie, ambivalence et tension très spécifiques et très inquiètes dont on ne trouve pas d'équivalent dans sa pensée de la peinture ou du dessin, ou des beaux-arts en général. De sorte qu'une première idée peut s'énoncer simplement de la façon suivante :
La question du rapport entre "poésie" et "photographie" en est une de réelle dans l'oeuvre d'Yves Bonnefoy, en ceci, d'abord, qu'elle y apparaît non pas du tout comme un thème particulier ou marginal de sa réflexion, mais comme relevant de son ontologie et de ses conditions; et en ceci, de surcroît, qu'elle conduit du même coup au coeur de ces deux phénomènes, la poésie et la photographie, considérés dans leur puissance ultime de rédemption. Le propos à l'instant cité l'affirme; dans la photographie se lèvent la possibilité de la fin du monde, et celle, conjointement, de son salut. Mais d'aucune autre sorte d'image l'oeuvre entière de Bonnefoy ne tient jamais thèse si radicale, si tragique. C'est à la seule photographie qu'est trouvée, outre la puissance de sauver l'Etre lui-même - car cette puissance-ci appartient aussi à la peinture, aux beaux-arts-, l'autre puissance négative de dévaster le monde et d'anéantir la vie. Par exemple, on lit ceci dans "Igitur et le photographe"

"La photographie est dangereuse. La multiplication à l'infini des photographies qui ne saisissent que le dehors de la vie peut certainement contribuer à la fin du monde. Mais des photographes, grands en cela, cherchent à sauver celui-ci."

De tout poète réel et de tout peintre réel, Bonnefoy pourrait volontiers dire que ce qu'il cherche c'est à sauver le monde; mais seul le photographe est celui, singulièrement fascinant, qui tient dans sa boîte noire aux lentilles plus ou moins déformantes la double possibilité du salut et de l'anéantissement. De sorte que si la peinture est susceptible de nous sauver, comme elle le fait à chaque fois qu'elle est grande, c'est en somme, métonymiquement, contre le photographique; tandis que celui-ci, quand il lui arrive grâce aux grands photographes de nous porter remède, ce n'est précisément que contre lui même qu'il le fait. Si donc le mot de "poésie" désigne l'effort de résistance spirituelle à l'expérience dévastatrice du néant et la volonté de surmonter la tentation de se soumettre à la voix en nous "qui cherche à nous faire entendre que le monde n'a pas de sens", alors rien n'est "poésie" comme la photographie, et même doit-on se risquer à dire que seule la photographie est absolument "poésie", puisque seule elle tient en elle, conjointes dans l'obscur de sa chambre, la force du non-sens et la force d'y résister, le mal et le remède dans le mal. "D'où, écrit Bonnefoy dans un texte sur les portraits de Brice Toul, l'extraordinaire responsabilité du photographe qui a décidé d'être portraitiste: il peut attenter à la seule réalité qui ait sans doute jamais paru dans le gouffre des ondes, des particules. Et il est d'ailleurs, avec la mort, la seule puissance qui puisse, en des occasions, la détruire."
La question de savoir quels sont les préalables qu'il faut qu'adopte une pensée, explicitement ou non, pour qu'elle décrive ainsi la photographie comme à la fois puissance de mort et puissance de salut, est celle à laquelle le présent essai tentera de répondre.
A quoi tient cette interprétation du photographe comme allié de la mort et identique à elle - et seul en ce cas? Et à quoi tient inversement que cette fatalité en lui soit par lui-même conjurable en une oeuvre salvatrice? C'est une analyse des présuppositions radicales qui saura le dire, pourvu que la pensée où ces interprétations étonnantes trouvent un sens soit elle-même prise pour ce qu'elle est, une pensée de l'Etre, une ontologie fondamentale quoique non problématisée pour elle-même dans le discours du poète. Mais avant de montrer l'horizon transcendantal sur le fond duquel cette ontologie se déploie comme proprement siennes ses interprétations de la photographie, il convient de mesurer l'étendue du procès à charge et à décharge qu'elle intente à celle-ci.
Ce procès en effet est aussi celui du monde moderne tout entier, procès adossé à l'idée de la crise perceptible dont ce monde est dit traversé, et d'une crise plus profonde à laquelle il est identifié. Comme à chaque fois qu'un grand esprit se coltine à la photographie, aux photographes et aux photos - comme chez Baudelaire, chez Villers de l'Isle-Adam ou chez Proust -, ce qui se dégage de la méditation de Bonnefoy sur ce sujet touche aussitôt aux dimensions brûlantes de l'âge moderne, entendu, ici encore, comme l'âge de la photographie. Au détour, par exemple, d'un entretien sur l'état présent du monde, ce sont les pires désastres répandus par les sociétés modernes techniquement industrialisées qui sont associés par Bonnefoy à cet autre désastre, la photographie, jugée leur équivalente et leur complice:

"C'est vrai que le monde contemporain semble bien au bord du désastre. La folie des armements, les imprudences dans l'emploi de l'énergie nucléaire, les guerres qui ne cessent pas malgré les supposés équilibres de la terreur, comme si  de l'eau filtrait sous le barrage, pour se répandre partout, les déséquilibres écologiques qui étouffent la vie, les exterminations d'espèces animales ou végétales qui font sauter des maillons de la grande chaîne de l'être, le surpeuplement et les maladies, et dans la personne elle-même la déconstruction des perceptions fondamentales du monde et des valeurs d'existence par la photographie, laquelle prend la réalité par le dehors mais se glisse au sein même de celle-ci pour la dépouiller de la figure, du sens qu'il faut pourtant lui donner, et encore la montée des fanatismes, tout cela dresse une scène où c'est la violence et la fascination pour la mort qui prédominent."

Ici encore la photographie est une force de la mort. Mais alors que rien, cette fois, n'est dit de son pouvoir de résistance, elle est mise sur le même plan que les grands déchaînements de l'horreur par l'autonomisation de la techno-science. Ce n'est donc pas du seul fait qu'elle porte en elle autant la mort que la possibilité du salut, qu'elle est singulière entre toutes les images, mais aussi parce que son maléfice est commun avec celui des violences de l'époque, là où le scientisme semble avoir triomphé. La photographie est moderne et elle pose un problème moderne à la modernité qu'elle informe, un problème inédit. La "poésie", par contrecoup, réagit à la photographie à ce double titre qu'elle voit en elle, d'une part, une image avec laquelle l'alliance n'est ni traditionnelle ni sans danger comme l'est son alliance avec la peinture, et, d'autre part, une image non seulement fascinante en ce que son pouvoir mortifère n'empêche pas sa puissance de salut, mais encore indicatrice, institutrice même de la vérité de notre temps, qui est qu'il risque de ravager de sa violence la vie entière et l'Etre même.

De sorte que ce n'est pas sa curiosité ou son intérêt qui conduit la "poésie" à interroger la "photographie", c'est aussi son plus intime de devoir. Pour autant que la poésie est la mémoire de l'Un, mémoire aussi exploratrice et instauratrice que rétentionnelle, aussi propitiatoire, parfois, que conservatrice, mémoire désoccultant la vérité sous les censures de l'esprit, alors elle ne peut pas ne pas vouloir vérifier ses propres forces, ses chances métaphysiques, auprès de cette autre mémoire, sa rivale bien plutôt que son amie, technique et extérieure, la photographie entendue maintenant comme une mise en question, qui la convoque et qui malmène son projet. On se souvient de la pétition de Baudelaire attaquant certains usages de la photographie dans le fameux deuxième chapitre du Salon de 1859, il faut toujours la relire:
La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d'une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l'un des deux serve l'autre.
Yves Bonnefoy ne parlerait certes pas ainsi, qui serait bien le dernier à jamais introduire de la "haine" dans son combat pour ses valeurs; mais quelque chose tout de même analogue à la passion et au tragique baudelairiens se trouve dans son interprétation de la photographie, et jusque dans les termes précis du combat. Car l'image mécanique nouvellement apparue depuis Niepce et Daguerre s'est introduite en tiers dans l'antique association de pictura et de poesis, et ce tiers est arrivé, en outre, de la science et de ses postulats, dont les "progrès", aujourd'hui plus sûrement encore que du temps de Baudelaire, menacent évidemment la monde. Si bien que le seul poème en vers de l'oeuvre de Bonnefoy où paraît en effet une photographie - où pour mieux dire elle surgit, incongrue, terrible autant que bizarre, trouant de sa nuit réquisitoire toute autre réalité - est extrêmement émouvant, car cette photographie en est une, justement, de Baudelaire; il s'agit de "Hopkins Forest", dans Début et fin de la neige

Bien des années plus tôt,
Dans un train au moment où le jour se lève
Entre Princeton Junction et Newark,
C’est-à-dire deux lieux de hasard pour moi,
Deux retombées des flèches de nulle part,
Les voyageurs lisaient, silencieux
Dans la neige qui balayait les vitres grises,
Et soudain,
Dans un journal ouvert à deux pas de moi,
Une grande photographie de Baudelaire,
Toute une page
Comme le ciel se vide à la fin du monde
Pour consentir au désordre des mots.

Ce n’est pas ici qu’il faut proposer une interprétation exhaustive de cette strophe énigmatique d’un poème tout entier complexe. Deux indications suffiront pour remonter grâce à ces vers jusqu’au problème inédit que la photographie pose, et jusqu’à l’ontologie qui permet la formulation qu’on trouve de ce problème dans l’œuvre de Bonnefoy.
D’une part, l’apparition ici de la photographie a la soudaineté d’une catastrophe inattendue : apparition « comme le ciel se vide à la fin du monde », d’un déchirement des significations connues, d’une interruption sidérante des savoirs jusqu’alors reçus par ceux, qui, avant elle, « lisaient, silencieux ». D’autre part, et contradictoirement, ce que manifeste cette apparition porte un nom propre, c’est « Baudelaire » : et ce retour d’un être personnel – cher et magnifique, comme l’appelait Jouve – jusque dans le tombeau de son portrait photographique, a de quoi réconforter et réencourager, en plein désert des « lieux de hasard », celui qui ne  peut que le reconnaître comme son proche, comme ayant souffert, lui plus que quiconque, des mêmes vacillements de l’espoir dans la même expérience du néant. Si bien que cette strophe révèle que la tension propre de la photographie, et la complexité des sentiments contradictoires qu’elle suscite en Bonnefoy – comme en Baudelaire lui-même – constituent d’abord un conglomérat affectif bien avant de se formuler en discours, une épreuve émotionnelle pathétiquement vécue, dont la pensée, ensuite, dans les essais, sera la tentative postérieure d’élucidation et d’interprétation discursive. Il importe de noter ici cette antériorité de l’expérience affective, sur laquelle on devra revenir tout à l’heure.
Voici donc le photographique tel qu’immédiatement éprouvé : un ciel qui se vide, et, pourtant, dans ce vide même le resurgissement d’une réelle présence. Et voici maintenant les raisons fournies de cette double apparition, fournies non pas dans le poème lui-même, mais dans les trois principaux essais consacrés par le poète à la photographie : « Henri Cartier-Bresson », en 1979 ; « Igitur et le photographe », en 1998 ; et « L’âge d’or de la littérature secondaire », de 2002.

Trois traits récurrents structurent la pensée développée dans ces essais, dont le premier est qu’elle porte davantage sur le photographique que sur l’art des photographes; davantage, par conséquent, sur les ravages dont la photographie menace le monde que sur le remède que l’artiste peut tout de même en tirer; davantage, si on veut, sur l’imagerie que sur l’art, sur la civilisation des productions imagées et des prostitutions médiatiques que sur le sérieux et le précieux des oeuvres. En effet, la première donnée redoutable du photographique, selon Bonnefoy, c’est la multiplication des tirages, partant l’envahissement et le recouvrement du réel par les artéfacts chaque jour plus nombreux – plus nombreux que les hommes eux-mêmes – et, à la fin, ce cauchemar d’un monde que ces proliférations photographiques pourront finir par étouffer. Ce premier trait, on sait qu’il est éprouvé lui aussi pathétiquement, comme une hantise et un effroi pesant sur un grand texte des Récits en rêve, « L’artiste du dernier jour » :

"Le monde allait finir. (…) le monde allait finir, brusquement, car – semblait avoir crié une voix – dans quelques semaines, dans quelques jours, peut-être dans quelques heures, l’ensemble des images qu’a produites l’humanité aurait passé en nombre celui des créatures vivantes. Davantage, en cette seconde fatale, de contours vagues de bêtes sur des parois des cavernes, de Madones en robes rouges dans l’écaillement d’une fresque, de paysages, de portraits, de photographies, d’affiches – et de négatifs inutilisés aussi, dans des archives ou des décombres – que de fourmis, d’abeilles, de singes, d’hommes."

L’intérêt formidable de ce texte pathétique tient à ce qu’il est surdéterminé par l’âge technique qui est le nôtre – la modernité comme âge de la photographie -, alors qu’il eût été impensable à toute autre époque antérieure à la mise en œuvre de la reproductibilité des images enregistrées, et, du coup, qu’il sera désormais toujours recevable, à jamais moderne et impossible à démoder, tant il est vrai qu’on peut plus guère imaginer que l’humanité renonce jamais à la photographie. On touche ici à l’intrication profonde, à de certains moments, du photographique et du poétique : quand celui-ci, comme c’est le cas aussi chez Proust, trouve dans celui-là une condition de sa possibilité.

Le deuxième trait par lequel la pensée de Bonnefoy détermine le photographique, c’est celui de la mimésis, dont il traite en particulier dans son essai sur Cartier Bresson – un artiste, pour le coup – et qui fait l’objet alors d’un traitement dialectique assez serré, mais en effet indispensable à l’effort de compréhension des raisons pour lesquelles un grand art photographique est possible. Car la mimésis, la ressemblance entre la représentation et les apparences extérieures, accorde le primat à celles-ci, et, ce faisant, relègue aisément l’être de ce qu’elle représente, substitue volontiers à la « présence », au visage de ce qui est, à l’épiphanie du réel – un savoir extérieur, ce pauvre savoir qu’elle est, de l’espace géométrique, des corps étendus comme des choses, réduits à leurs coordonnées abstraitement mesurables dans cet espace lui-même objectivé et réifié par le point de vue perspectiviste. De sorte que la photographie, quoique tard venus dans l’histoire humaine, a redonné vigueur au projet mimétique et réaliste d’un art illusionniste, captif de sa fascination pour le dehors des phénomènes, et qu’il faut donc, pour qu’un photographe ne soit pas le démon qui retendra ce vieux piège, pour qu’un photographe ne soit pas la mort qui éteindra sous les apparences l’être même du vivant – bref, pour qu’un art photographique soit possible, jouant la mimésis contre elle-même -, que l’artiste qui se risque à utiliser la chambre noire en dépit de ses fatalités géométriques la porte au devant du monde, non en la braquant sur celui-ci, non en visant son motif comme pour s’en emparer, non même en voyant ce qu’il photographie, mais presque en fermant les yeux, et en se délivrant de cette façon de tout point de vue particulier sur le dehors, jusqu’à participer, comme aveugle, désarmé, oublieux de tout savoir, à la totalité invisible de tout.
Si donc il est possible à un photographe – à Cartier Bresson comme à Brice Toul ou à Martine Frank – d’être une sorte de peintre chinois dont la calligraphie donne la présence dans l’image, en dépit de la mimésis géométrique du rendu photographique, c’est pour autant que la programmation technique de la chambre noir autorise l’instantanéité de la prise de vue, laquelle, pourvu que son auteur veuille non capturer mais recevoir, non prendre une photo mais témoigner du monde, non se vouloir soi-même devant celui-ci mais s’oublier pour qu’il advienne, laissera « pointer l’Un… sous les significations de surfaces ». L’art photographique s’en trouve ici compris comme le franchissement de l’extériorité – c’est-à-dire du mal, de la violence du savoir et de ses concepts inscrits dans l’appareil – avec ses propres moyens.
On notera que Bonnefoy ne fait jamais l’hypothèse d’une photographie non mimétique, d’un rendu abstrait de ce qui s’inscrit sur une pellicule, d’un usage de l’appareil et des procédures de développement tel que soient tout simplement déjoués les projets de ressemblance réaliste auxquels l’essentiel de l’histoire de la photographie – mais non sa totalité – s’est limité. Preuve, sans doute, non certes d’une incuriosité à l’égard d’œuvres photographiques non réalistes et non figuratives (et bel et bien photographiques cependant), mais d’une complexion de l’esprit qui préfère s’affronter à une contradiction plutôt que de sauter par-dessus. La passion profonde  qui le lie à Nadar, de Degas photographe, de Martine Frank vient de ce que ces photographes parviennent à surmonter, chacun avec des moyens comparables à ceux des autres, le démon de l’extériorité dont ce sont eux, pourtant, du dedans de leur acte, les plus dangereux agitateurs.

Le troisième trait servant à approfondir la malignité du photographique est celui qui donne à la réflexion de Bonnefoy sur ce phénomène sa profondeur et son originalité extraordinaire : c’est à ce trait-ci, l’apparition du détail dans les images, qu’il faut s’arrêter un peu longuement pour comprendre à partir de lui quelle ontologie y est mise en œuvre ; et, pour cela, il faut relire l’essai vraiment inspiré sur Mallarmé, « Igitur et le photographe » :

« Du détail comme on le découvrait dans les daguerréotypes il était facile de voir que la peinture ne l’avait jamais pratiqué encore. En photographie, Poe le souligna tout de suite dans son compte rendu enthousiaste de l’invention de Daguerre, il était apparent que la précision dans la notation ne connaîtrait pas de limites, n’en voudrait pas, alors qu’aussi resserré sur son souci représentatif soit le détail d’une nature morte ou d’un portrait il y a toujours quelque chose de son environnement immédiat au sein de l’œuvre du peintre pour le retenir dans le tissage d’une écriture, aux dépens de l’exactitude dans le rendu de l’objet. (…) Là où le regard de l’artiste choisissait, et était humain par ce choix, voici que la photographie enregistrait tout, le fixait, ce qui permettait de montrer, sinon même de désigner, cette simultanéité, cette manifestation du hasard, et d’entraîner ainsi au-delà de tous les discours que l’on tient sur les êtres et sur les choses: faisant entendre, si j’ose dire, le silence de la matière. »

Yves Bonnefoy n’est certes pas le premier à faire valoir l’apparition du détail en tant que trait spécifique de la photographie. Qu’il suffise de rappeler que Roland Barthes dans La chambre claire s’était lui aussi montré saisi par ce trait, dont il avait nommé l’émotion en lui du nom de « punctum », faisant valoir que ce qui le poignait dans, par exemple, ce collier inattendu ou cette bottine imprévue, trouait le savoir par ailleurs régnant dans l’image, ce savoir au fond indifférent et morne qu’il relativisait sous le titre de « studium ». Mais chez Bonnefoy ce n’est justement pas comme chez Barthes tel détail, ou bien tel autre, singulier autant qu’absolu, irrépétable en dépit de toute reproductibilité, qui frappe d’abord le penseur, ce n’est pas ce détail-ci de cette photo-ci, mais le fait comme tel qu’il y a des détails en toute photographie, que le photographique est par essence l’apparition du détail dans l’histoire des images. De sorte que l’émotion ressentie à ce magma de matière dupliquée dans sa représentation selon tous ses aspects, avec tous ses attributs, conformément à toutes ses particularités apparentes sans exception ni hiérarchie, n’est pas ici le chemin qui conduisait Barthes vers le souvenir personnel et l’effort subjectif d’une retrouvaille du temps perdu, elle est bien plutôt ce qu’on peut nommer une émotion métaphysique, car ces mots ont un sens : c’est l’effroi devant l’extériorité brute de la matière neutre au-delà de nos pensées et de nos mots, la stupeur devant l’évidence close sur elle-même, l’évidence qu’il n’y a que cela, de l’évidence, soudain montrée identique à elle-même, c’est-à-dire pour rien, le rien de l’évidence et l’évidence du rien. Le fait du détail en photographie est ainsi éprouvé comme une révélation du néant.
Le photographique est une manifestation du dehors – mais du dehors senti comme loi du monde -, du dehors non dépassable et non transfigurable, en lequel paraît le non-sens de tout. Et c’est alors qu’Yves Bonnefoy trouve au gré de sa syntaxe tellement inventrice, pour suggérer ce surgissement du néant, ses plus retentissantes formules par mi les plus belles qui soient dans sa prose animée, comme si la terreur de constater – au détail près – que « nous ne sommes que de vaines formes de la matière «  ravivait aussitôt l’effort, dans la phrase, l’effort proprement poétique d’accroître le sens des mots. Voici donc :

« Rien n’est, sauf un dehors abyssal qui ignore tout de la prétention humaine. (…) Et que ce détail au hasard, que le hasard comme tel, se révèle ainsi dans l’image, qu’il y marque, pour la première fois dans l’immense histoire des images, sa réalité spécifique, c’est là un évènement dont il ne faut pas sous-estimer la capacité d’ébranler toutes les assises de la conscience. (…) La photographie incite à la science, elle anéantit la chimère. (…) Il y a eu, dans au moins la première photographie, une sorte d’épiphanie de l’absence, où paraît le non-être de tout ce qu’on ressentait comme être : en somme, un enseignement de ce que Mallarmé va appeler le Néant » ; (et ces définitions saisissantes du photographique :) « annonciation de ténèbres », « preuve de notre néant », « moment de l’horreur métaphysique », « hasard mis à nu ».




A partir de quels postulats implicites cette pensée de la photographie comme « irruption du néant au sein des images », ou comme « éloquence muette du détail qui y crie le non-sens du monde », est-elle possible ? Il est temps de répondre à cette question en faisant remarquer trois présuppositions d’inégales profondeur dans cette admirable – et discutable – interprétation.

Premièrement, cette interprétation est conditionnée par la détermination préalable de toute photographie comme représentation mimétique. Cette remarque-ci redouble celle de tout à l’heure : Bonnefoy n’imagine pas, dans ses essais, d’autre usage de la photographie que celui, le plus répandu mais non fatal, qui produit des images ressemblantes, il postule la mimésis dans l’invention daguerrienne comme une donnée insurmontable, sans mettre à jour la dimension purement sociale du privilège jusqu’alors accordé à la photo mimétique,  absolutisant ce qui n’est qu’une vacuité de son appareillage et réduisant d’autant le possible dont celui-ci est porteur ; et peut-être la sorte de solennité avec laquelle il exprime son effroi du détail ne s’explique-t-elle qu’en vertu de cette absolutisation qui prend pour un destin ce qui n’est qu’une circonstance.

Deuxièmement, cette pensée du photographique comme épiphanie du non-sens – dans la manifestation nue de l’extériorité proliférante – repose sur l’hypothèse que l’image photographique rend, en effet, cette extériorité comme ce qu’elle est, autrement dit qu’elle donne à voir le visible comme délivré de nos verbalisations, qu’elle restitue l’apparence identiquement à ce qu’elle est hors de nous. Cette hypothèse s’énonce comme suit dans le vocabulaire du poète : « voir sans savoir », la photographie opère une « réduction fondamentale et totale de l’apparaître à sa pureté » ; si donc elle est dans son être même une apparition du néant, c’est pour autant qu’elle se produit comme une « expérience de non-savoir ». Or cette thèse est difficile à soutenir, il faut bien le dire.
D’une part, il y a quelque contradiction à assurer d’un côté que l’image est conforme à l’apparence extérieure, mimétique avec exactitude, détaillée comme l’est le monde, et, d’un autre côté, qu’elle n’est ainsi qu’en vertu d’un non-savoir qui lui serait pareillement essentiel. A partir de quelle intuition, si ce n’est à partit d’un savoir, est-il possible de reconnaître dans l’image sa mimésis, et dès lors comment désigner celle-ci comme le résultat d’un non-savoir ? En outre, comment soutenir à la fois que le regard de cette image voit purement et simplement, voit phénoménologiquement sans préjugé d’aucune sorte, sans « chimère », sans souci ni projet qui offusquerait sa vision, alors qu’on sait d’autre part que le perspectivisme de son rendu et la géométrisation de son espace, auxquels est due, justement, cette  monstration des détails qui fascinent, dépendent identiquement de la programmation de la chambre noire, de la structure optico-chimique de l’opération permise par celle- ci, et en somme du conglomérat de science – de science occidentale, hyperconceptuelle – inscrite dans l’appareil avec lequel on photographie. Il n’est point légitime de penser ce qui n’est que l’objectivité de l’image sous le titre de non-savoir. Le poète conçoit l’apparition des détails comme une phénoménologie qui accomplirait, dit-il, une « réduction de l’apparaître à sa pureté » - mais cette phénoménologie n’est que celle du projet galiléen de réduction, en effet, du monde, réduit par la visée scientifique à ses données géométriques, à son espace étendu, à sa mesurabilité, dont la reproduction mimétique n’est que la confirmation transposée.
 Objective est l’image photographique en tant qu’elle est conforme, non pas à l’être-là de ce qui est, non pas à l’en-soi muet de l’extériorité, non pas à ce que pourrait livrer un non-savoir, mais bien plutôt à la construction de l’objectivité telle que préalablement inscrite dans la confection de l’appareil, à l’intuition intellectuelle savamment machinée dans le boitier, bref à la visée intentionnelle de la science techniquement mise en œuvre dans la prise de vue. Objective, non pas nesciente -  c’est même le contraire : à vrai dire, dans l’histoire de l’Occident et du monde, la photographie est la première image à ce point surdéterminée, radicalement et exhaustivement, par le savoir, saturée de cet objectivisme auquel la science moderne doit son efficacité redoutable, cette science qui depuis Galilée a décrit le monde après l’avoir privé de ses qualités sensibles, après l’avoir réduit à son apparence géométrisable.
Cependant, ces objections sont tout de même assez triviales, ou de simple bon sens, pour qu’il faille soupçonner de la part de l’auteur qui n’y a pas fait droit dans ces essais, qu’elles y sont en profondeur congédiées ou reléguées provisoirement, mais afin qu’autre chose, de plus nécessaire sans doute, puisse être dit, autre chose que ce qu’elles peuvent dire, et qu’il lui fallait impérieusement dire. Les coups de force ou les impensés de la part d’un grand penseur sont le signe que l’essentiel fût inventé. C’est donc ici qu’il faut dégager la troisième présupposition sur laquelle est fondée l’interprétation du phénomène photographique par Bonnefoy, en pressentant qu’elle se situe à un niveau où c’est toute sa médiation qui est en jeu – et non pas seulement celle qui a la photographie pour objet -, toute sa complexion métaphysique et ses choix profonds quant à l’Etre même. L’analyse de l’interprétation du photographique doit s’achever maintenant par celle de ses préalables ontologiques les plus fondamentaux.
Le texte qu’il faut scruter ici est « l’âge d’or de la littérature secondaire », où le même mouvement de l’émotion et de la pensée se retrouve, qui avait fait autrefois le fonds de l’un des plus beaux livres du poète, L’Arrière-Pays. Toute une rêverie se réfléchit dans ces nouvelles pages, qui a son commencement dans un affect primordial, dans une première passion (et c’est cette antériorité de l’émotion sur la pensée qui compte ici) éprouvées irrésistiblement devant la série des reproductions photographiques dont est illustré l’édition de 1903 du livre d’Emile Bertaux, L’Art dans l’Italie méridionale. Par la neutralité de ces photos, par leur littéralité froide et purement positiviste, Yves Bonnefoy est soudain « fasciné » - c’est le mot qu’il emploie -, transi d’emblée par un rêve qu’elles permettent et auquel d’abord il ne peut se soustraire, d’un autre monde aux limites du nôtre, d’un degré métaphysiquement supérieur de réalité, d’une absolue lumière. Ces photographies NB, « comme on dit néant et être », écrit-il, se produisent premièrement comme une manifestation augurale d’un ailleurs aux confins du visible, dont la gnose affective du poète s’empare pour y rêver d’un nouvel Arrière-Pays. Or quand bien même l’irréalité de ce rêve, en un second temps, est dénoncée par une intuition cette fois réaliste, qui dissipe cette gnose et reconnaît notre monde comme le seul monde – l’ici comme le seul absolu -, un reliquat de l’émotion première demeure dans la dialectique qui s’ensuit, par la persistance duquel les photographies les plus platement didactiques, les plus objectivement dénotatives et délibérément littérales sont reçues comme une révélation, non pas des choses représentées par l’extérieur, mais de l’être même de ces choses, si bien que leur littéralité est alors déterminée comme identique à l’intuition poétique elle-même, en ce qu’elle donne à voir la compacité ontologique de ce qui est, la qualité de présence pleine de la réalité comme telle. « Poésie » de la photographie (de cette photographie scientifiquement neutre et objectiviste) ; en ce qu’elle dissipe, une fois traversée l’émotion gnostique, tout « glorieux mensonge », toute illusion dans la perception du dehors, et qu’elle présente celui-ci sans fable, dans l’évidence de son essence singulière.

Cette rêverie, et cette pensée qui s’y alimente autant que s’en arrache, sont vraiment magnifiques dans ce bref essai autant que dans L’arrière-Pays. Outre qu’on y sent le travail même de l’esprit, le mouvement propre de son activité créatrice, on y saisit aussi le moment le plus subjectif de la véritable passion qui lie le poète au photographique, et, plus précisément, on y comprend que soient aussi inévitables que de peu d’importance, au fond, les présuppositions qu’on lui a vues précédemment sous son interprétation d’ensemble. Que ne soient pas problématisés pour eux-mêmes les deux postulats de la mimésis et du non-savoir supposés essentiels à la photographie, cela s’explique maintenant par le fait d’une émotion originaire antérieure à tout jugement, qui a cru reconnaître comme primitivement dans la figure photographique du réel l’ange d’un absolu hors du monde et qui a fondé sur cette révélation passionnelle – en tant que relation première du poète à soi-même – la dialectique seconde d’une sagesse éclairée.
L’ontologie d’Yves Bonnefoy, par conséquent, non seulement se déchiffre commodément dans son rapport au photographique, mais doit vraiment beaucoup à la photographie, dont elle aura reçu les deux révélations émotionnelles, « gnostiques », d’un ailleurs métaphysiquement supérieur ; ensuite la révélation qui corrige la première mais en préserve l’impression d’absolu, la révélation réaliste – ou intuition même de la poésie – de l’être et de la valeur de l’ici. C’est donc avec une merveilleuse transparence que se dégage de cette médiation le troisième postulat ontologique conditionnant à la fois la sagesse du poète et sa réflexion sur la photo : le postulat de son réalisme.
Pour identifier l’être de l’ici à sa figure telle que la littéralité photographique la donne à voir, il faut identifier d’abord l’être et le monde ; il faut préalablement postuler l’unité essentielle de tout ; bref il faut – et c’est la définition du réalisme en philosophie, et du monisme qui le fonde – déterminer le réel comme Un, et voir dans les phénomènes visibles la même réalité de l’Un que dans les phénomènes non visibles. Pour éprouver que l’effet du photographique est tantôt d’annoncer à la conscience le non-sens de tout, tantôt de révéler que ce qu’on voit est le réel comme tel apparaissant en son être même, il faut présupposer d’abord une identité d’essence entre le visible et l’invisible, et entre le monde et le regard des hommes : il faut aller, enfin, comme le fait Bonnefoy, jusqu’à poser que la présence et le rien sont de même substance, l’être et le néant ultimement de même essence.
« L’universelle présence, ou l’absence », lit-on dans le texte sur Cartier-Bresson : car ces deux mots, chez Yves Bonnefoy, sont en profondeur radicalement synonymes. D’où par exemple la première phase du texte de Brice Toul : « Nous ne sommes qu’une de ces traces d’écume que la vague laisse derrière soi sur le sable : à peine formées elles se défont. » Nous  ne sommes que la présence, c’est-à-dire : nous ne sommes que le rien, nous ne sommes que le monde, nous identiques au monde, qui est le rien et le tout.
On n’est pas tenu de souscrire à cette ontologie, en particulier à ce dernier postulat (auquel les thèses défendues dans le présent livre s’opposent), mais on ne peut que vouloir en requestionner toujours l’inépuisable vibration.


Jérôme Thélot, Critique de la raison photographique, Les Belles Lettres, 2009.

jeudi 22 octobre 2015

Paroles et acte photographique




 Rubriques: portraits photographiques; texte et photographie;  photographies du XXiéme et contemporaine


Philippe Sollers

"Ça ne me dérange pas d’être photographié, je le suis fréquemment pour des résultats décevants, ce qui n’a aucune importance. Il y a très peu de photographies vraiment intérieures de moi, où je reconnais une vibration, une intensité, peut-être une dizaine, ce qui, en quarante années d’exercice, n’est pas extraordinaire. Il y a celle de Cartier-Bresson, mon profil à la sauvette, alors que je sortais d’une réunion aux éditions de Minuit (…). Henri Cartier-Bresson était là, comme un chat, il photographie à la Pollock, comme s’il faisait du dripping… La photographie sert aussi à se cacher, peu de photographes ont envie d’aller au-delà de ce qu’ils ont vu. Des photographes doués pour le portrait, ce n’est pas si fréquent. En ce qui me concerne, iol y a Gisèle Freund, Lufti Özkök, ah, je pense aussi à Marc Trivier, à Sarah Moon, à Patrick Messina, à Gladys, ah, finalement, il y en a quand même quelques uns."

"Il y a deux écoles pour le spectacle en général. Soit on ne fait rien, genre Debord, vous allez dans le refus du système. Ou alors vous choisissez l’école opposée, la prolifération, vous en faîtes le plus possible, il faut qu’il y en ait énormément, que ça déborde… C’est l’image sociale qu’il faut traiter par le surplus. Vous mettez tout dans l’ordinateur et ça brûle, ça, c’est mon style. Il ne faut pas avoir peur de se livrer à une désinformation intensive, il en sort toujours quelque chose. Ma technique consiste à me cacher en plein jour, en pleine surexposition. On est plus clandestin en se multipliant, mais ça se paye d’une réputation de non-profondeur."

"Quand on me photographie, je pense à des choses très précises. A un air de musique, ou à une formule, ou à un poème, ou à un aphorisme, parce que je veux faire passer ça dans la photographie, comme un fluide. Il y a très peu de bons portraits de moi parce que je m’arrange aussi pour ça. Je ne passe pas pour quelqu’un de sérieux, mais sous mes airs prêts à tout, j’ai mon jeu…"

"Il faut qu’il y ait un certain vice dans la photographie. Il faut qu’il y ait une tension érotique entre photographe et photographié, ce sont des instants de séduction réciproque, d’esthétique érotique. Gisèle Freund aimait parler. Je l’ai rencontrée à cause de mon intérêt pour James Joyce. Elle était complètement en état de superstition par rapport à lui, il dégageait de la magie, elle oubliait ses appareils… Avec Virginia Woolf, c’était autre chose, un état amoureux. Face à Joyce, elle est devant un sorcier, je crois que c’est la première personne qu’elle a eu envie de photographier quand elle était à Paris : Joyce… Aujourd’hui, s’il se baladait au Fouquet’s, il se ferait photographier tous les soirs. Gisèle était intarissable, un vrai bulldozer, elle vivait dans un état d’excitation. Les photographes sont de drôles de gens, bizarres et ils ont des superstitions, ils sont proches du religieux. Ils sont conscients de faire un peu de magie noire, ce n’est pas naturel, ça ne devrait pas se faire comme ils le font non ?"

"Une bonne  photographie est peut-être celle qui évoque l’absence de toutes les photos possibles, toutes celles qui n’ont pas été prises. L’image, c’est du son, or la plupart des images sont sourdes. Une bonne photographie a un effet musical immédiat, vous entendez quelque chose. Une photographie, ça ne me rend ni gai, ni triste, je regarde, c’est tout. Sauf les photographies d’horreur. Kertesz, voilà des photographies magiques avec un effet prodigieux, un effet de beauté, on ne sait pas, ça dégage du mystique, donc du poétique. Kertesz est un grand photographe, comme Stieglitz… j’aime aussi Lartigue, un photographe d’espace."

(…)
"Moi je préfère le noir et blanc, la couleur, c’est très compliqué, la couleur se change en colorisation. Il me semble que la présence recule avec la couleur. J’ai tendance à éviter la photographie en couleurs, ça ne marche pas ou très peu. La photographie est très présente dans ma vie, mais non, moi je ne fais pas de photographies, ce n’est pas  mon truc, mon truc, c’est les mots. Dans le privé, je suis mieux photographié par les femmes que par les hommes… Et, dans la vie, ça se passe mieux avec les femmes qu’avec les hommes. Les photos de moi les moins névrosées, inhibées, conflictuelles, sont des photos faites par des femmes."

"Une photo juste serait proche de ce que j’écris, je crois, c’est-à-dire que je serais photographié en train de penser à ce que je vais écrire, à ce que j’ai déjà écrit. Des photos de moi en train d’écrire, je n’en ai pas, sauf des photos privées. Mais comme je peux faire Sollers sans Sollers ! La mauvaise photo ne saisirait pas qu’après tout, la plupart du temps, j’aligne des mots sur du papier. Quand j’écris, j’écris dans le plus grand silence, une phrase puis une autre phrase. J’essaie de faire de la musique avec des mots."

"J’ai toujours sur moi une photo de ma mère. Une petite photo d’identité faite à Bordeaux, en quelle année hum hum ! ça doit être quand elle pense à moi non encore né. Elle est là, sur moi… Comme un talisman ? Oui, comme tout le monde, des centaines de photos de femmes, d’enfants, de nièces, de sœurs, d’amis. Les photos de famille sont intéressantes, au cours du temps, c’est une activité romanesque. Il n’y a rien à faire, c’est comme ça. Les gens, hélas ! vous sortent leurs photographies sans se rendre compte que ça ne regarde qu’eux."


Denis Roche

"J’ai longtemps pensé que j’adorerais pouvoir écrire un texte sur le silence photographique. Je parle des photographies en noir et blanc que l’on peut voir dans les expositions. Les gens regardent, et il n’y a pas de contexte. Il y a un très grand silence dû à l’absence de contexte, même s’il y a une légende. Je suis étonné que les spectateurs ne soient pas bousculés par ce silence. En ce qui me concerne, j’inscris sous mes photographies la date et l’endroit exacts : c’est un début de contexte. Il ne s’agit pas de donner une explication de la photographie montrée. Les gens vivent ce qu’ils voient dans une photographie comme une évidence. Or, l’absence de contexte me perturbe beaucoup. Et puis aussi, l’idée d’un déplacement du photographe dans cet endroit-là. Pourquoi était-il là ? Qu’est-ce qu’il faisait là ? Quand vous peignez un tableau, quand vous écrivez un livre, vous n’êtes nulle part. Quand il prend une photo, le photographe est à l’endroit même où la photographie a lieu. On ne peut pas démentir ça, ça m’a toujours agité, et j’ai dû y penser inconsciemment la première fois que j’ai pris une photographie."

"La plus ancienne photographie, je ne possédais même pas d’appareil photo, j’ai dû en emprunter un. C’était le portrait de Giuseppe Ungaretti, le grand poète italien, en 1965. Les regards dans les portraits ne disent rien ; le portraitiste croit qu’il fait s’exprimer son modèle, mais c’est de la mise en scène. Même Richard Avedon ou Irving Penn font de la mise en scène, observez leurs modèles, leurs visages sont fermés et solitaires."

La mélancolie vient du temps… Dans la fraction de seconde qui suit la prise photographique, c’est déjà archivé. Vous photographiez quelqu’un que vous aimez, vous avez le sentiment de le faire échapper à la mort, mais vous le renvoyez d’un coup dans le passé : la mélancolie est là.

C’est l’une des inventions magiques de l’humanité. On aime quelqu’un, on découvre un paysage, on le prend en photographie, on le met dans sa poche… La photographie est associée au geste initial, magique, que ça a été. Les premiers photographes, c’étaient des bricoleurs, pris par le vertige de l’invention, mais sensibles à l’acte chamanique… Pour les autoportraits, je ne me lassais pas d’entrer dans l’image et de disparaître, d’y aller et d’en revenir. Moi, je n’ai pas d’imagination, je suis toujours à droite sur la photo. C’est le seul art où l’on puisse faire ça, entrer sortir, on peut au cinéma, oui c’est vrai, mais pas dans l’écriture, vous êtes toujours du même côté de la feuille de papier. Maintenant, j’ai une nette tendance à ne plus figurer dans la photographie, je m’évanouis peu à peu.

La photographie est un acte autobiographique, la littérature beaucoup moins. Le rêve, c’est la musique, parce que la musique est un ailleurs mental absolu. C’est un acte abstrait total, c’est l’ailleurs de tous les ailleurs. Les écrivains sont fascinés par les musiciens. Ils sont débarrassés du sens, il n’y a plus qu’à composer du vertige.

J’aime bien regarder les photos dans les livres, je vais très peu dans les expositions, j’ai besoin de les compulser réellement et, pour ça, il est nécessaire de recourir au livre. Mais ce n’est pas le fait de regarder qui déclenche la rêverie, c’est plutôt le passage à l’écriture. Si je forme une phrase à propos d’une photographie, alors la mécanique se met en route. C’est la combinaison des mots qui enclenche la rêverie.

Dans l’histoire de la photographie, que l’époque soit considérée comme statique ou d’avant-garde le nu est tout le temps-là, très présent. Les femmes photographes dans années 30, elles ne photographient pas que des poutrelles et des ponts, elles font aussi du nu. Je parle du nu sans le visage, je parle des surfaces, des courbes, et de la lumière. S’il y a le visage, c’est une autre dimension, cela rejoint les études académiques chez les peintres d’autrefois. Quand on retourne au nu, le regard est rincé, on se retrouve devant quelque chose de difficile. Quoi faire ? Il y a une femme tout à coup nue devant moi, je la connais. Je mets de la musique, la lumière entre à flots et il faut arriver à ce qu’il y ait que courbes et lumière. C’est une contrainte au sens Perec du terme. On s’invente le maximum de complications pour faire l’image.

J’aime bien faire des photos qui soient remplies, tout le rectangle rempli en même temps. J’aime bien faire des photos où il y a trop de choses, J’aime les reflets parce que ça remplit.

Je n’aime pas les photographes qui vous arnaquent, qui vous prennent en otage, qui forcent leurs modèle. Je n’aime pas les Stallone de la photographie, je n’aime pas la photographie à l’estomac. Je n’aime pas les photos sensationnelles, la prouesse technique, les photos de professeurs.

Ce qui me touche dans une photographie ? Je ne sais pas… Cela dépend tellement de choses, en tout cas, c’est au premier regard, c’est là que je suis touché ou pas, après ça se dissout ou pas. Avant tout, la photographie c’est un art. Il faut être touché ou émerveillé par quelque chose qui appartient au registre de l’art. Cela peu être un caractère historique, un flagrant délit, la composition, y compris quand c’est une photo d’amateur inconscient de son pouvoir artistique.
(…)


Jean Baudrillard

"Pendant très longtemps, j’ai été étranger à la photographie. Accidentellement, en 1981, des Japonais m’ont offert un appareil photo. Au début, il n’y avait aucun rapport avec l’écriture, les deux mondes restaient parallèles. Ce n’est pas facile l’écriture, c’est une contrainte; la photographie était une diversion de l’écriture, un plaisir pur, un divertissement, avec, vous vous en doutez, des résultats variables ! Et puis, tout en distinguant ces deux univers si singuliers, j’ai fini par trouver une analogie entre certaines images et certains textes."

"Il n’est aucunement question de maîtrise ou de volonté esthétique, je laisse faire le hasard, parfois il est heureux, parfois, insignifiant. C’est l’objet qui m’intéresse, son étrangeté plus que sa beauté… La technique crée une certaine magie, c’est un jeu d’apparition de l’objet et de disparition du sujet. Je suis un amateur sauvage…"

"Quand on me photographie, je ne suis pas de sang froid. C’est une situation abstraite, je n’y suis littéralement pas. A mon tour, j’ai essayé de faire des portraits de quelques amis : sans succès ! L’être humain, le corps aussi m’apparaissent comme trop chargés de sens. Faire un portrait est donc une activité dramatique. Et je n’en ai pas envie…. Quant à l’autoportrait, j’ai eu un épisode, un été, dans ma maison de Midi, avec effet de flashes et reflets de soleil…"

"Le noir et blanc, c’est trop fort, ça engage trop de choses, il faut être un vrai photographe, un professionnel… La couleur correspondait au monde un peu pop dans lequel j’évoluais à l’époque. A vrai dire, ça a été immédiat, je ne me suis pas posé la question ! Mais ce n’est pas la couleur pour la couleur, c’est plutôt la lumière qui est la dominante. Ou comme l’a écrit Platon : « L’image est au confluent de la lumière venue de l’objet et de celle qui vient du regard ». C’est la définition la plus belle, idéale même, de ce que l’on peut faire en termes d’images. La photographie serait pour moi une possibilité radicale pour l’image d’exister en tant qu’image."

"La couleur est une qualité, mais elle n’est pas réaliste. Ma couleur préférée. Le bleu."

"J’ai d’abord photographié mon environnement proche, là vous voyez ce fauteuil, tout ce qui était dans mon contexte immédiat… Et puis, au gré de mes voyages, à Rio, à Sydney, à Vancouver ou ailleurs, j’ai photographié des immeubles, des graffitis, des choses un peu destroy ou très cool, des banalités… Je ne cherche pas à inventer une vision du monde, ni à composer de belles photographies. Bien sûr, il y a des lieux privilégiés, mais aucun style  imposé. Tout ça n’a pas de dessein, je n’ai même jamais eu l’objectif d’en faire quelque chose, même si mes photographies ont fini par être exposées ici ou là. Pour mon plus grand plaisir !"

"Très souvent, on a l’impression de manquer les photographies que l’on aurait pu faire. J’en rêve même parfois, je tombe sur une scène incroyable et, mon dieu, j’ai oublié l’appareil ! Si je perds une idée dans l’écriture, je finirai toujours par la retrouver. Dans le monde de la photographie, elle est définitivement perdue. Mais, au fond, ce n’est pas si grave une photo perdue... "

"Tout ce qui cherche à récupérer la photographie comme un art me laisse, au mieux, indifférent ; au pire, je trouve que c’est un contresens."

"J’aime marcher et la photographie est liée à une déambulation du corps. D’un côté, il y a l’appareil photo, et de l’autre, le corps qui est aussi un appareil technique complet avec l’œil, les muscles… J’aime marcher dans les villes car tout y est surprenant, c’est un lieu propice à la photographie. Non, je ne suis pas urbain, je suis même un fils de paysans, je suis né dans les Ardennes, tout près de chez Rimbaud. Mais la ville me séduit par son caractère de fiction. Et l’Amérique a joué un grand rôle dans cette perspective de fiction, elle a été une déconnexion par rapport à la culture européenne, un passage dans un autre monde, pas seulement le nouveau monde."

"Moi, j’ai vécu en Amérique comme une sensation vertigineuse de l’espace. L’Amérique, c’est une autre dimension, et le territoire de la scène primitive puisque, là-bas, j’ai découvert le désert. L’Amérique est un continent spacieux, où l’idée même de dimension n’existe pas: elle est illimitée. J’étais content de passer dans cette zone franche où tout est possible, où l’on peut se perdre, et même disparaître."

"Disparaître est un fantasme, un jeu avec l’existence, avec sa propre identité… L’art est un jeu avec la disparition, vous inventez une autre scène où le réel s’efface. L’art ou la photographie, c’est autre chose que de la représentation : c’est une vision. C’est un rapport transfiguré au monde, aux autres."

"La photographie m’aide à traverser les villes, mais elle crée aussi une sorte de vide. La photographie isole une scène, une rue, un building, elle fait de l’air et agrandit l’espace général de la ville. C’est le problème posé à l’architecture: est-ce que ça remplit les espaces ou est-ce que ça crée des espaces? On circule de plus en plus, mais l’espace est de plus en plus rempli, il est colonisé. L’architecture a au moins pour fonction de se rendre invisible. C’est aussi valable pour l’écriture, et peut-être même pour l’espace en général. Il n’existe pas en soi, il s’invente. Et dans un univers plein, saturé, asphyxié, l’image peut tout à coup imposer un arrêt sur le monde. Un suspense où les choses ont le temps de ne  pas avoir de sens. La photographie est un bon opérateur pour ça… Aujourd’hui où ne se fabrique que du plein, le travail, c’est de fabriquer du vide. Un vide où n’importe quel évènement est possible." 

in Best regards, conception et réalisation Elisabeth Nora et Brigitte Ollier, Collection NSM VIE / ABN AMRO,  2002.