Rubriques : mémoire, temps et photographie ; photographie objective et subjective ; définition du photographe
Le photographe agit en grand quêteur de cet épicentre. Son désir consiste à
fixer l’un de ces milliers d’instants
constitutifs du temps pour en extraire matière à sens et à figure, à
perception, sinon à émotion. Dans l’acte de photographier gît tout ce qui
permet l’incarnation du propos de Zénon: au creux de ce qui bouge, il y
a l’immobile, tapi, figé, et il s’agit de le traquer, puis de s’en rendre
maître afin de le montrer, de l’exhiber comme un trophée. Cette opération fait
de son entrepreneur un acteur opérant aux carrefours de la démiurgie et de la
métaphysique, de la phénoménologie et de la dialectique, de l’éthique et de
l’esthétique, autant dire qu’en sculptant ainsi le temps, en congelant la
mémoire, en ouvrageant sa conscience, le photographe incarne un souci
proprement philosophique.
Démiurge est le créateurs d’images, le fabricateur d’icônes qui veut arrêter
le temps, s’en rendre maître et possesseur dans sa proposition d’un instant
saisi en son essence. Sa proie ? Le Kaïros des Grecs, l’instant propice,
celui en deçà et au-delà duquel rien n’est possible ou pensable : soit
parce que l’intérêt réside dans un moment particulier du mouvement encadré par
des péripéties sans importance, soit parce qu’il est dans la persistance d’une
figure qu’on veut faire durer dans une variation sur le thème de la nature
morte. Photographier l’instant d’un mouvement ou l’éternité d’une nature qu’on pourrait dire
morte, à chaque fois, ce qui est visé, c’est l’immobile qui réside dans le
mouvement ou dans le temps.
Muybridge et Marey expérimentent les formes du temps, les successions de la
durée, les décompositions et les déconstructions du divers, du multiple, en des
images entre lesquelles il y a place, encore, pour d’autres images. Tous deux
tâchent, dans leurs obsessions chronoscopiques, de montrer ce que Zénon
enseigne : le mouvement réduit à la somme des instants fixes qui le
composent, la vie dynamique démontrée dans ses constructions statiques. Eux
seuls déplient, déploient, ce qui fait le détail de la quête de tout
photographe : Partir à la recherche
de la fixité avec laquelle on fait la mobilité, tenter d’isoler et de montrer
l’immarcescible.
![]() |
Eadweard Muybridge, 1878 - 1887. |
![]() |
Etienne Jules Marey, |
En jouant avec le temps, en allant chercher ce qui le constitue, de quoi il
est fait, du moins sur quels modes il apparaît, le photographe opère comme le
philosophe qui tâche de réduire et de réunir sous le registre de l’un ce qui se
montre exclusivement sous le mode du divers. L’un et l’autre veulent le cliché
ou le concept unique pour rendre compte du réel multiple. Cette unicité à
laquelle tend l’homme de la photographie en fait un adepte de Parménide contre le cinéaste
affidé d’Héraclite. Le premier présocratique, lui aussi éléate, comme Zénon,
philosophe sur l’un qui se suffit, parfait, sans commencement ni fin, parce que
procédant de lui-même dans la plus absolue des incorruptibilités : cet un
pourrait être la photographie. Le second, éphésien, pense le fleuve qui coule
éternellement, et dans lequel on ne saurait se baigner deux fois: cette
fluidité, cet écoulement semblent caractériser le cinéma.
Dans l’un comme dans l’autre, le temps idéal se conçoit différemment:
arrêté pour le photographe, fixé, figé, entravé. Reconstruit, reconsidéré pour
le cinéaste, mais tout entier révélé dans le déroulement, le développement.
D’une certaine manière, Platon réconcilie les deux pensées en faisant du temps
l’image mobile de l’éternité immobile, de sorte que le photographe apparaît
seulement préoccupé par la quête et
l’obtention d’une preuve de sa capture de l’éternité immobile en une
image. Le démiurge réalise cette magie : concentrer dans un cliché la
quintessence de ce qui structure le
mouvement. Au milieu du fleuve, et pour l’exprimer; la sphère…
Dans son cheminement, le photographe-démiurge se fait aussi métaphysicien
créateur de signes générateurs de sens dans le temps, malgré lui, contre lui et
avec lui. Les images confectionnées sont parentes de celles qui, il y a des
millions d’années, ornaient les murs des cavernes. Une photo de graffiti par
Brassaï l’exprime à merveille et constitue un manifeste à elle seule.
Griffures, mais négatives, figures géométriques, traces, entailles, tout
affirme la puissance de ce que l’on sait depuis Malraux être un anti-destin.
Les géographies lisibles sur les surfaces pariétales se superposent à celles
qu’on déchiffre sur les papiers aux sels d’argent : le contraire de
palimpsestes. Car dans l’époque préhistorique, malgré le temps qui passe, et
contre celui-là même, s’appuyant sur lui pour mieux le dépasser, les artistes
installés aux deux extrémités de cette chaîne humaine actualisent sans cesse la
quête de signes opposant leur force au néant du monde.
Là où l’entropie fait son œuvre, face à la destruction, aux ruines qui
menacent, devant l’évidence d’une mort annoncée – de l’individu et des
civilisations – l’homme des cavernes et celui des pellicules photosensibles
affirment, sublime révolte, une volonté d’éternité. Leurs œuvres sont des
résistances, des vols faits au détriment du temps et de ses dommages. Ce jeu de
l’instant destinés à l’éternité suppose paradoxalement l’emprunt des trajets de
la mort : la pose exigée du sujet est pétrification, mise en état de rigidité
ou d’immobilité supposés par le trépas. D’où l’invitation de sourire pour
conjurer le sérieux habituellement propédeutique au néant. Sur les suaires ou
les photographies, s’impriment la mémoire et le souvenir, ces deux modalités du
temps cruel.
Photographier c’est congeler du temps, immortaliser les hapax qui
structurent une existence, un paysage, une époque, une situation, un
personnage. C’est, par le regard jeté sur la photographie tirée, viser une
réitération indéfinie d’un instant capté un jour. Dans le cliché où gît le
moment pétrifié se trouve ce qui permet à n’importe quel instant la chaleur
d’un regard et la démiurgie d’un nouveau temps, d’un accès neuf à des moments
anciens. Jadis et naguère deviennent de la sorte ici et maintenant. D’où, après
une opération effectuée par le photographe sur le temps, la constitution par
ses tirages d’une mémoire, d’une aide apportée, par des points de repères
fixes, à toute volonté mnémonique.
Le temps propose une organisation de la mémoire. Dans la Voie lactée où se perdrait
n’importe quel astronome, les instants volés constituent des points lumineux
brillants comme des repères cardinaux. Les photographies scintillent en
morceaux choisis de réel destinés, par leur concision, leur charge, leur
puissance, leur force, leur originalité, leur singularité, à dire en un éclair
ce qui économise de longs discours. De Lascaux à l’épreuve développée à
l’instant, la volonté de quintessencier le monde, de le réduire à deux ou trois
images qui en exprimeraient autant, voire plus, que les infinies modulations
d’un temps déplié, hante l’opérateur et le laisse sans repos. Dans le fouillis
du monde, les photographies sont des lumières.
Durant le trajet qui conduit du temps à la mémoire, toutes les distorsions
possibles et imaginables ont l’occasion de s’énoncer. La photographie
entretient une étrange relation avec la vérité. Le photographe qui sait, lui,
ce qu’il veut fixer, donc montrer, dire, est également éthicien, au sens qu’on trouve sous la plume de Kierkegaard –
combattant pour un système de valeurs. Où réside le vrai dans un cliché qui se
contente de montrer ? Un photographe de guerre propose un
cadavre ou un soldat qui s’écroule sous le feu : ennemi, ami ?
Bourreau, victime ? Vrai mort qui repose ou acteur qui pose ? Belle
ou vraie ? Juste ou fausse ? Information ou propagande ?
Brutalité de la situation crue ou mise en scène machiavélique ? Que dire
de l’intervention sur le cadre, le tirage ? Sur la dissimulation par
retouche ou montage, voire sur les magies rendues possibles par la numérisation
qui, étrange paradoxe, replace aujourd’hui la photographie dans la situation de
la concurrence où elle se trouvait à sa naissance avec la peinture. Le pixel
aurait réjoui les pointillistes…
La photographie est un fragment de réel à lire, comme les archéologues
pratiquent avec les pièces découvertes à partir de quoi ils reconstituent
l’ensemble de la forme et de la figure dont elles procèdent. Ni vraie ni fausse, elle structure un symptôme
de ce qui, pour faire sens, mérite lecture, mise en perspective, compréhension.
Elle n’est pas immédiatement donnée et suppose une culture pour le déchiffrage.
La métaphysique et l’éthique du photographe relèvent du perspectivisme
nietzschéen : il propose une lecture, une vision du monde, mais n’énonce
rien qui procède de la vérité. Un moment ontologique, en l’occurrence
métaphysique, celui du monde, qu’après avoir pris connaissance de ce qui lie
les deux instances. De quelle guerre, par quel photographe, dans quel camp, à
quel moment, dans quelles circonstances telle ou telle photographie a-t-elle
été prise ? Alors seulement on peut envisager le sens, après la première
émotion due à la seul mise en présence avec l’image.
Tout cliché se contentant de n’être que lui-même pour prétendre faire sens risque de
dissimuler l’essentiel de son projet qu’une lecture avisée en péril par
l’information apportée. Photographier, ce peut être aussi falsifier, mentir,
servir une propagande politique ou idéologique : l’un qui traque les communards (Appert), l’autre les faciès
anthropométriques (Bertillon), tel qui célèbre les jeux de Berlin ou
l’Allemagne nazie (Riefenstahl), un autre la Chine populaire (Cartier-Bresson), un dernier les
produits les plus emblématiques de la société de consommation, sinon l’usage
érotique ou sensuel des femmes à destination du marché (Newton), tous diront au
moins deux choses, la première qui montre une apparence, la seconde une
réalité. L’une se donne immédiatement, l’autre n’apparaît qu’après initiation à
la métaphysique qui préside à l’obturation du rideau. En la matière, notre
époque est d’un illettrisme intégral doublé d’un nihilisme sans fond.
![]() | |||
Eugène Appert, répression de la Commune, portrait de suspects, 1871. |
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Alphonse Bertillon, 1890. |
![]() |
Leni Riefenstahl, Berlin 1936. |
Le temps sculpté du démiurge, la mémoire constellée du métaphysicien, la
vérité ou la falsification de l’éthicien supposent chaque fois chez le
photographe la pratique d’un phénoménologue.
Se mettre derrière un boîtier et un objectif installé entre soi et le monde,
projeter le regard, viser, élire un sujet, cadrer, faire entrer dans un espace
telle substance du monde, élue, exclure ce qui n’est pas elle, opérer une
dialectique de l’être et du néant sur le réel, équivaut sans contexte à
pratiquer, réaliser, incarner, une phénoménologie de la perception. Tout ce qui
relève du vocabulaire sartrien de l’Etre et le Néant, sinon de la Critique de la raison
dialectique, fonctionne à merveille sur le terrain photographique :
réification, ontologie et dimensions de la temporalité, preuve ontologique,
théorie du regard structurant l’identité, modalités de l’Etre-pour-Autrui, de
l’Etre-dehors-pour-l’Autre, dialectique de l’En-Soi et du Pour-Soi, envers du
pratico-inerte et situation, regard temporalisant, bien d’autres catégories
fonctionneraient dans le cadre d’une lecture de la photographie comme acte
phénoménologique.
Retenons les opérations de cadrage et de visée comme ce qui permet une
théorie du regard par lequel advient l’être d’une situation. Ce que j’élis dans
le viseur découpe spécifiquement dans le
réel une figure qui accède à l’être, alors que l’ensemble dans lequel a été
effectuée cette taille est immédiatement
renvoyé du côté du néant. Ce qui accède à l’être l’est par un projet,
une volonté. L’œil, le doigt et le déclencheur permettent à la conscience de se
projeter et de contribuer à une logique de l’avènement de l’évènement :
élection d’un instant, isolement d’un moment, fixation d’un fait photographié
comme atteinte et saisie d’une quintessence.
En célébrant les noces de la conscience et de l’objet qui la légitime, la
phénoménologie photographique énonce la radicalité du matérialisme qu’elle
suppose. Ce qui, d’ailleurs, provoque les furies de Baudelaire fâchée qu’une
industrie dont le seul talent consiste en l’exactitude de pure et simple
reproduction puisse s’installer en prétendante de l’antique peinture soucieuse
de magnifier l’imagination, le rêve, l’impalpable et la poésie. La photographie
vise la réalité sensible, elle et seulement elle. Rien, dans son dessein, pour
réactualiser une option idéaliste ou spiritualiste dans le genre
néoplaticien : on ne photographie pas un monde pour vanter les mérites
d’un autre, supérieur mais invisible, quand la peinture se pense, se voit et se
pratique comme l’occasion d’une perpétuelle intercession en faveur du monde
céleste. La photo montre exclusivement le visible. L’Eglise ne s’y trompe
pas : dès les limbes de cet art nouveau, jamais en retard d’une sottise
réactionnaire, elle condamne l’invention impie, coupable de se préoccuper du
seul ici-bas.
L’icône païenne qu’est toujours un tirage sur papier sensible apporte la
preuve que la seule matrice possible de l’être, c’est le monde, qu’il est causa
sui et que la photographie seule est reflet, image sensible, ombre
participative. Elle formule une
anti-allégorie de la Caverne
où se jouent les jeux d’ombres et de lumières idéalistes avec lesquels
l’esthétique occidentale se dit depuis l’Antiquité grecque jusqu’aux
écroulements rendus possibles par la modernité.
Cette modernité, d’ailleurs, n’est pas sans devoir à l’invention de la
photographie qui, comme touts les arts, joue un rôle dans la dialectique des
esthétiques vivantes. D’où l’ultime qualité d’esthéticien du photographe. Certes, à l’origine, elle fournit
d’abord une technique avant d’être un art. Industrie de la reproductibilité
mécanique et artisanale d’une partie de la réalité colorée et en trois
dimensions, transformée en images plane et bicolore, la photographie devient
vite l’auxiliaire des voyageurs et des ethnologues, des scientifiques et des
juges, des journalistes et des historiens, du publiciste et du géographe, du
militaire et du père de famille. Seul l’usage détermine l’appartenance de telle
ou telle au monde de l’art. Et ce pourra être le cliché d’un criminologue, d’un
touriste ou d’un soldat.
Les musées, galeries et figures d’embrayeurs jouent leur jeu et font, ou
non, accéder certaines photographies au panthéon artistique quand elles
abandonnent les autres à la solitude des boîtes cartonnées où elles attendent
un meilleur destin que le banal entrepôt domestique. Nadar ici, Monsieur
Prudhomme là. Mais dans l’un et l’autre cas, on conviendra que la photographie
porte une puissance artistique tout autant soumise aux caprices de l’histoire
et de l’arbitraire pour sa légitimation que n’importe quelle œuvre d’art peinte
ou sculptée.
Le photographe-démiurge, métaphysicien, phénoménologue, éthicien,
esthéticien, ne manque pas d’être un artiste car il philosophe en acte – ce
qui, à mes yeux, définit la fonction. Pour cela, il relève des mêmes catégories
que le peintre ou le sculpteur, le musicien ou le poète. Dans une esthétique exprimant enfin la caducité de Kant et de
Hegel, il y aurait place à part entière pour la photographie au côté d’autres
disciplines encore suspectes pour les esprits chagrins. Le premier chapitre de l’histoire de cet art nouveau commencerait avec
la narration de ce que les autres lui doivent, à savoir l’essentiel de leurs
trajets depuis un siècle et demi.
En prenant sa place, la photographie épuise la peinture de l’époque et exige
d’elle, dans une impitoyable logique darwinienne, une adaptation aux nouvelles
conditions édictées: ce que peut mieux qu’elle l’art nouveau, il faut
l’abandonner. Représenter fidèlement la réalité, viser l’objectivité maximale,
la coïncidence la plus absolue entre le réel et sa représentation, tout cela
devient lettre morte. Ingres et Puvis de Chavannes ne s’y trompent pas qui luttent
férocement contre la photographie afin de pouvoir continuer à peindre des
scènes que Nadar aurait pu composer et reproduire mécaniquement avec la même
fidélité.
Le réalisme mourant reste – et Baudelaire aurait dû mieux qu’un autre s’en
apercevoir – la possibilité d’une autre voie, royale pour les puissances de
l’imagination et de rêve qu’il chérissait tant. L’esthétique de la modernité
réside là, en germe. Après l’abandon des canons classique, il faut inventer
l’avenir en considérant la nouvelle donne : plus d’obligation à respecter
le sacro-saint sujet, le motif et l’objectivité. L’idéologie idéaliste,
spiritualiste et platonicienne, fauchée, gît à terre. A sa place, on constate
l’avènement de l’imaginaire libéré, de la subjectivité radicale, du perspectivisme
intégral. Autant dire de la modernité absolue.
Dans ces temps où la photographie montre des contours nets, des formes
précises, des compositions élaborées, la peinture propose le triomphe de
l’impression, de la division, du point, puis des subjectivités avec lesquelles
se défait le classicisme et se structure la modernité : Turner et Monet
puis Cézanne. La suite est connue. Et Duchamp vient, appelant de ses vœux un
art encore nouveau qui serait à l’ensemble des productions du moment ce que les
beaux-arts ont été après l’invention de la photographie : un vieux monde.
Cette révolution est encore à venir.
Michel Onfray, Les vertus de la foudre, Journal hédoniste 2, 1998, Le Livre de Poche Biblio.
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