Rubriques : portraits photographiques ; texte et photographie ; photographies du XXiéme et contemporaine
Philippe Sollers
"Ça ne me dérange pas d’être photographié, je le suis
fréquemment pour des résultats décevants, ce qui n’a aucune importance. Il y a
très peu de photographies vraiment intérieures de moi, où je reconnais une
vibration, une intensité, peut-être une dizaine, ce qui, en quarante années
d’exercice, n’est pas extraordinaire. Il y a celle de Cartier-Bresson, mon
profil à la sauvette, alors que je sortais d’une réunion aux éditions de Minuit
(…). Henri Cartier-Bresson était là, comme un chat, il photographie à la Pollock, comme s’il
faisait du dripping… La photographie sert aussi à se cacher, peu de
photographes ont envie d’aller au-delà de ce qu’ils ont vu. Des photographes
doués pour le portrait, ce n’est pas si fréquent. En ce qui me concerne, iol y
a Gisèle Freund, Lufti Özkök, ah, je pense aussi à Marc Trivier, à Sarah Moon,
à Patrick Messina, à Gladys, ah, finalement, il y en a quand même quelques
uns."
"Il y a deux écoles pour le spectacle en général. Soit on ne
fait rien, genre Debord, vous allez dans le refus du système. Ou alors vous
choisissez l’école opposée, la prolifération, vous en faîtes le plus possible,
il faut qu’il y en ait énormément, que ça déborde… C’est l’image sociale qu’il
faut traiter par le surplus. Vous mettez tout dans l’ordinateur et ça brûle,
ça, c’est mon style. Il ne faut pas avoir peur de se livrer à une
désinformation intensive, il en sort toujours quelque chose. Ma technique
consiste à me cacher en plein jour, en pleine surexposition. On est plus
clandestin en se multipliant, mais ça se paye d’une réputation de
non-profondeur."
"Quand on me photographie, je pense à des choses très
précises. A un air de musique, ou à une formule, ou à un poème, ou à un
aphorisme, parce que je veux faire passer ça dans la photographie, comme un
fluide. Il y a très peu de bons portraits de moi parce que je m’arrange aussi
pour ça. Je ne passe pas pour quelqu’un de sérieux, mais sous mes airs prêts à
tout, j’ai mon jeu…"
"Il faut qu’il y ait un certain vice dans la photographie. Il
faut qu’il y ait une tension érotique entre photographe et photographié, ce
sont des instants de séduction réciproque, d’esthétique érotique. Gisèle Freund
aimait parler. Je l’ai rencontrée à cause de mon intérêt pour James Joyce. Elle
était complètement en état de superstition par rapport à lui, il dégageait de
la magie, elle oubliait ses appareils… Avec Virginia Woolf, c’était autre
chose, un état amoureux. Face à Joyce, elle est devant un sorcier, je crois que
c’est la première personne qu’elle a eu envie de photographier quand elle était
à Paris : Joyce… Aujourd’hui, s’il se baladait au Fouquet’s, il se ferait
photographier tous les soirs. Gisèle était intarissable, un vrai bulldozer, elle
vivait dans un état d’excitation. Les photographes sont de drôles de gens,
bizarres et ils ont des superstitions, ils sont proches du religieux. Ils sont
conscients de faire un peu de magie noire, ce n’est pas naturel, ça ne devrait
pas se faire comme ils le font non ?"
"Une bonne
photographie est peut-être celle qui évoque l’absence de toutes les
photos possibles, toutes celles qui n’ont pas été prises. L’image, c’est du
son, or la plupart des images sont sourdes. Une bonne photographie a un effet
musical immédiat, vous entendez quelque chose. Une photographie, ça ne me rend
ni gai, ni triste, je regarde, c’est tout. Sauf les photographies d’horreur.
Kertesz, voilà des photographies magiques avec un effet prodigieux, un effet de
beauté, on ne sait pas, ça dégage du mystique, donc du poétique. Kertesz est un
grand photographe, comme Stieglitz… j’aime aussi Lartigue, un photographe
d’espace."
(…)
"Moi je préfère le noir et blanc, la couleur, c’est très
compliqué, la couleur se change en colorisation. Il me semble que la présence
recule avec la couleur. J’ai tendance à éviter la photographie en couleurs, ça
ne marche pas ou très peu. La photographie est très présente dans ma vie, mais
non, moi je ne fais pas de photographies, ce n’est pas mon truc, mon truc, c’est les mots. Dans le
privé, je suis mieux photographié par les femmes que par les hommes… Et, dans
la vie, ça se passe mieux avec les femmes qu’avec les hommes. Les photos de moi
les moins névrosées, inhibées, conflictuelles, sont des photos faites par des
femmes."
"Une photo juste serait proche de ce que j’écris, je crois,
c’est-à-dire que je serais photographié en train de penser à ce que je vais
écrire, à ce que j’ai déjà écrit. Des photos de moi en train d’écrire, je n’en
ai pas, sauf des photos privées. Mais comme je peux faire Sollers sans
Sollers ! La mauvaise photo ne saisirait pas qu’après tout, la plupart du
temps, j’aligne des mots sur du papier. Quand j’écris, j’écris dans le plus
grand silence, une phrase puis une autre phrase. J’essaie de faire de la
musique avec des mots."
"J’ai toujours sur moi une photo de ma mère. Une petite photo
d’identité faite à Bordeaux, en quelle année hum hum ! ça doit être quand
elle pense à moi non encore né. Elle est là, sur moi… Comme un talisman ?
Oui, comme tout le monde, des centaines de photos de femmes, d’enfants, de
nièces, de sœurs, d’amis. Les photos de famille sont intéressantes, au cours du
temps, c’est une activité romanesque. Il n’y a rien à faire, c’est comme ça.
Les gens, hélas ! vous sortent leurs photographies sans se rendre compte
que ça ne regarde qu’eux."
Denis Roche
"J’ai longtemps pensé que j’adorerais pouvoir écrire un texte
sur le silence photographique. Je parle des photographies en noir et blanc que
l’on peut voir dans les expositions. Les gens regardent, et il n’y a pas de
contexte. Il y a un très grand silence dû à l’absence de contexte, même s’il y
a une légende. Je suis étonné que les spectateurs ne soient pas bousculés par
ce silence. En ce qui me concerne, j’inscris sous mes photographies la date et
l’endroit exacts : c’est un début de contexte. Il ne s’agit pas de donner
une explication de la photographie montrée. Les gens vivent ce qu’ils voient
dans une photographie comme une évidence. Or, l’absence de contexte me perturbe
beaucoup. Et puis aussi, l’idée d’un déplacement du photographe dans cet
endroit-là. Pourquoi était-il là ? Qu’est-ce qu’il faisait là ? Quand
vous peignez un tableau, quand vous écrivez un livre, vous n’êtes nulle part.
Quand il prend une photo, le photographe est à l’endroit même où la
photographie a lieu. On ne peut pas démentir ça, ça m’a toujours agité, et j’ai
dû y penser inconsciemment la première fois que j’ai pris une photographie."
"La plus ancienne photographie, je ne possédais même pas
d’appareil photo, j’ai dû en emprunter un. C’était le portrait de Giuseppe
Ungaretti, le grand poète italien, en 1965. Les regards dans les portraits ne
disent rien ; le portraitiste croit qu’il fait s’exprimer son modèle, mais
c’est de la mise en scène. Même Richard Avedon ou Irving Penn font de la mise
en scène, observez leurs modèles, leurs visages sont fermés et solitaires."
La mélancolie vient du temps… Dans la fraction de seconde
qui suit la prise photographique, c’est déjà archivé. Vous photographiez
quelqu’un que vous aimez, vous avez le sentiment de le faire échapper à la mort,
mais vous le renvoyez d’un coup dans le passé : la mélancolie est là.
C’est l’une des inventions magiques de l’humanité. On aime
quelqu’un, on découvre un paysage, on le prend en photographie, on le met dans
sa poche… La photographie est associée au geste initial, magique, que ça a été.
Les premiers photographes, c’étaient des bricoleurs, pris par le vertige de
l’invention, mais sensibles à l’acte chamanique… Pour les autoportraits, je ne
me lassais pas d’entrer dans l’image et de disparaître, d’y aller et d’en
revenir. Moi, je n’ai pas d’imagination, je suis toujours à droite sur la
photo. C’est le seul art où l’on puisse faire ça, entrer sortir, on peut au
cinéma, oui c’est vrai, mais pas dans l’écriture, vous êtes toujours du même
côté de la feuille de papier. Maintenant, j’ai une nette tendance à ne plus
figurer dans la photographie, je m’évanouis peu à peu.
La photographie est un acte autobiographique, la littérature
beaucoup moins. Le rêve, c’est la musique, parce que la musique est un ailleurs
mental absolu. C’est un acte abstrait total, c’est l’ailleurs de tous les
ailleurs. Les écrivains sont fascinés par les musiciens. Ils sont débarrassés
du sens, il n’y a plus qu’à composer du vertige.
J’aime bien regarder les photos dans les livres, je vais
très peu dans les expositions, j’ai besoin de les compulser réellement et, pour
ça, il est nécessaire de recourir au livre. Mais ce n’est pas le fait de
regarder qui déclenche la rêverie, c’est plutôt le passage à l’écriture. Si je
forme une phrase à propos d’une photographie, alors la mécanique se met en
route. C’est la combinaison des mots qui enclenche la rêverie.
Dans l’histoire de la photographie, que l’époque soit
considérée comme statique ou d’avant-garde le nu est tout le temps-là, très
présent. Les femmes photographes dans années 30, elles ne photographient pas
que des poutrelles et des ponts, elles font aussi du nu. Je parle du nu sans le
visage, je parle des surfaces, des courbes, et de la lumière. S’il y a le
visage, c’est une autre dimension, cela rejoint les études académiques chez les
peintres d’autrefois. Quand on retourne au nu, le regard est rincé, on se
retrouve devant quelque chose de difficile. Quoi faire ? Il y a une femme
tout à coup nue devant moi, je la connais. Je mets de la musique, la lumière
entre à flots et il faut arriver à ce qu’il y ait que courbes et lumière. C’est
une contrainte au sens Perec du terme. On s’invente le maximum de complications
pour faire l’image.
J’aime bien faire des photos qui soient remplies, tout le
rectangle rempli en même temps. J’aime bien faire des photos où il y a trop de
choses, J’aime les reflets parce que ça remplit.
Je n’aime pas les photographes qui vous arnaquent, qui vous
prennent en otage, qui forcent leurs modèle. Je n’aime pas les Stallone de la
photographie, je n’aime pas la photographie à l’estomac. Je n’aime pas les
photos sensationnelles, la prouesse technique, les photos de professeurs.
Ce qui me touche dans une photographie ? Je ne sais
pas… Cela dépend tellement de choses, en tout cas, c’est au premier regard,
c’est là que je suis touché ou pas, après ça se dissout ou pas. Avant tout, la
photographie c’est un art. Il faut être touché ou émerveillé par quelque chose
qui appartient au registre de l’art. Cela peu être un caractère historique, un
flagrant délit, la composition, y compris quand c’est une photo d’amateur
inconscient de son pouvoir artistique.
(…)
Jean Baudrillard
"Pendant très longtemps, j’ai été étranger à la photographie.
Accidentellement, en 1981, des Japonais m’ont offert un appareil photo. Au
début, il n’y avait aucun rapport avec l’écriture, les deux mondes restaient
parallèles. Ce n’est pas facile l’écriture, c’est une contrainte; la
photographie était une diversion de l’écriture, un plaisir pur, un
divertissement, avec, vous vous en doutez, des résultats variables ! Et
puis, tout en distinguant ces deux univers si singuliers, j’ai fini par trouver
une analogie entre certaines images et certains textes."
"Il n’est aucunement question de maîtrise ou de volonté
esthétique, je laisse faire le hasard, parfois il est heureux, parfois,
insignifiant. C’est l’objet qui m’intéresse, son étrangeté plus que sa beauté…
La technique crée une certaine magie, c’est un jeu d’apparition de l’objet et
de disparition du sujet. Je suis un amateur sauvage…"
"Quand on me photographie, je ne suis pas de sang froid.
C’est une situation abstraite, je n’y suis littéralement pas. A mon tour, j’ai
essayé de faire des portraits de quelques amis : sans succès ! L’être
humain, le corps aussi m’apparaissent comme trop chargés de sens. Faire un
portrait est donc une activité dramatique. Et je n’en ai pas envie…. Quant à
l’autoportrait, j’ai eu un épisode, un été, dans ma maison de Midi, avec effet
de flashes et reflets de soleil…"
"Le noir et blanc, c’est trop fort, ça engage trop de choses,
il faut être un vrai photographe, un professionnel… La couleur correspondait au
monde un peu pop dans lequel j’évoluais à l’époque. A vrai dire, ça a été
immédiat, je ne me suis pas posé la question ! Mais ce n’est pas la
couleur pour la couleur, c’est plutôt la lumière qui est la dominante. Ou comme
l’a écrit Platon : « L’image est au confluent de la lumière venue de
l’objet et de celle qui vient du regard ». C’est la définition la plus
belle, idéale même, de ce que l’on peut faire en termes d’images. La
photographie serait pour moi une possibilité radicale pour l’image d’exister en
tant qu’image."
"La couleur est une qualité, mais elle n’est pas réaliste. Ma
couleur préférée. Le bleu."
"J’ai d’abord photographié mon environnement proche, là vous
voyez ce fauteuil, tout ce qui était dans mon contexte immédiat… Et puis, au
gré de mes voyages, à Rio, à Sydney, à Vancouver ou ailleurs, j’ai photographié
des immeubles, des graffitis, des choses un peu destroy ou très cool, des
banalités… Je ne cherche pas à inventer une vision du monde, ni à composer de
belles photographies. Bien sûr, il y a des lieux privilégiés, mais aucun
style imposé. Tout ça n’a pas de
dessein, je n’ai même jamais eu l’objectif d’en faire quelque chose, même si
mes photographies ont fini par être exposées ici ou là. Pour mon plus grand
plaisir !"
"Très souvent, on a l’impression de manquer les photographies
que l’on aurait pu faire. J’en rêve même parfois, je tombe sur une scène
incroyable et, mon dieu, j’ai oublié l’appareil ! Si je perds une idée
dans l’écriture, je finirai toujours par la retrouver. Dans le monde de la
photographie, elle est définitivement perdue. Mais, au fond, ce n’est pas si
grave une photo perdue... "
"Tout ce qui cherche à récupérer la photographie comme un art
me laisse, au mieux, indifférent ; au pire, je trouve que c’est un
contresens."
"J’aime marcher et la photographie est liée à une
déambulation du corps. D’un côté, il y a l’appareil photo, et de l’autre, le
corps qui est aussi un appareil technique complet avec l’œil, les muscles…
J’aime marcher dans les villes car tout y est surprenant, c’est un lieu propice
à la photographie. Non, je ne suis pas urbain, je suis même un fils de paysans,
je suis né dans les Ardennes, tout près de chez Rimbaud. Mais la ville me
séduit par son caractère de fiction. Et l’Amérique a joué un grand rôle dans
cette perspective de fiction, elle a été une déconnexion par rapport à la
culture européenne, un passage dans un autre monde, pas seulement le nouveau
monde."
"Moi, j’ai vécu en Amérique comme une sensation vertigineuse
de l’espace. L’Amérique, c’est une autre dimension, et le territoire de la
scène primitive puisque, là-bas, j’ai découvert le désert. L’Amérique est un
continent spacieux, où l’idée même de dimension n’existe pas: elle est
illimitée. J’étais content de passer dans cette zone franche où tout est
possible, où l’on peut se perdre, et même disparaître."
"Disparaître est un fantasme, un jeu avec l’existence, avec
sa propre identité… L’art est un jeu avec la disparition, vous inventez une
autre scène où le réel s’efface. L’art ou la photographie, c’est autre chose
que de la représentation : c’est une vision. C’est un rapport transfiguré
au monde, aux autres."
"La photographie m’aide à traverser les villes, mais elle
crée aussi une sorte de vide. La photographie isole une scène, une rue, un
building, elle fait de l’air et agrandit l’espace général de la ville. C’est le
problème posé à l’architecture: est-ce que ça remplit les espaces ou
est-ce que ça crée des espaces? On circule de plus en plus, mais l’espace
est de plus en plus rempli, il est colonisé. L’architecture a au moins pour
fonction de se rendre invisible. C’est aussi valable pour l’écriture, et
peut-être même pour l’espace en général. Il n’existe pas en soi, il s’invente.
Et dans un univers plein, saturé, asphyxié, l’image peut tout à coup imposer un
arrêt sur le monde. Un suspense où les choses ont le temps de ne pas avoir de sens. La photographie est un bon
opérateur pour ça… Aujourd’hui où ne se fabrique que du plein, le travail,
c’est de fabriquer du vide. Un vide où n’importe quel évènement est
possible."
in Best regards, conception et réalisation Elisabeth Nora et Brigitte Ollier, Collection NSM VIE / ABN AMRO, 2002.
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