Blog proposé par Jean-Louis Bec

jeudi 22 octobre 2015

Paroles et acte photographique




 Rubriques: portraits photographiques; texte et photographie;  photographies du XXiéme et contemporaine


Philippe Sollers

"Ça ne me dérange pas d’être photographié, je le suis fréquemment pour des résultats décevants, ce qui n’a aucune importance. Il y a très peu de photographies vraiment intérieures de moi, où je reconnais une vibration, une intensité, peut-être une dizaine, ce qui, en quarante années d’exercice, n’est pas extraordinaire. Il y a celle de Cartier-Bresson, mon profil à la sauvette, alors que je sortais d’une réunion aux éditions de Minuit (…). Henri Cartier-Bresson était là, comme un chat, il photographie à la Pollock, comme s’il faisait du dripping… La photographie sert aussi à se cacher, peu de photographes ont envie d’aller au-delà de ce qu’ils ont vu. Des photographes doués pour le portrait, ce n’est pas si fréquent. En ce qui me concerne, iol y a Gisèle Freund, Lufti Özkök, ah, je pense aussi à Marc Trivier, à Sarah Moon, à Patrick Messina, à Gladys, ah, finalement, il y en a quand même quelques uns."

"Il y a deux écoles pour le spectacle en général. Soit on ne fait rien, genre Debord, vous allez dans le refus du système. Ou alors vous choisissez l’école opposée, la prolifération, vous en faîtes le plus possible, il faut qu’il y en ait énormément, que ça déborde… C’est l’image sociale qu’il faut traiter par le surplus. Vous mettez tout dans l’ordinateur et ça brûle, ça, c’est mon style. Il ne faut pas avoir peur de se livrer à une désinformation intensive, il en sort toujours quelque chose. Ma technique consiste à me cacher en plein jour, en pleine surexposition. On est plus clandestin en se multipliant, mais ça se paye d’une réputation de non-profondeur."

"Quand on me photographie, je pense à des choses très précises. A un air de musique, ou à une formule, ou à un poème, ou à un aphorisme, parce que je veux faire passer ça dans la photographie, comme un fluide. Il y a très peu de bons portraits de moi parce que je m’arrange aussi pour ça. Je ne passe pas pour quelqu’un de sérieux, mais sous mes airs prêts à tout, j’ai mon jeu…"

"Il faut qu’il y ait un certain vice dans la photographie. Il faut qu’il y ait une tension érotique entre photographe et photographié, ce sont des instants de séduction réciproque, d’esthétique érotique. Gisèle Freund aimait parler. Je l’ai rencontrée à cause de mon intérêt pour James Joyce. Elle était complètement en état de superstition par rapport à lui, il dégageait de la magie, elle oubliait ses appareils… Avec Virginia Woolf, c’était autre chose, un état amoureux. Face à Joyce, elle est devant un sorcier, je crois que c’est la première personne qu’elle a eu envie de photographier quand elle était à Paris : Joyce… Aujourd’hui, s’il se baladait au Fouquet’s, il se ferait photographier tous les soirs. Gisèle était intarissable, un vrai bulldozer, elle vivait dans un état d’excitation. Les photographes sont de drôles de gens, bizarres et ils ont des superstitions, ils sont proches du religieux. Ils sont conscients de faire un peu de magie noire, ce n’est pas naturel, ça ne devrait pas se faire comme ils le font non ?"

"Une bonne  photographie est peut-être celle qui évoque l’absence de toutes les photos possibles, toutes celles qui n’ont pas été prises. L’image, c’est du son, or la plupart des images sont sourdes. Une bonne photographie a un effet musical immédiat, vous entendez quelque chose. Une photographie, ça ne me rend ni gai, ni triste, je regarde, c’est tout. Sauf les photographies d’horreur. Kertesz, voilà des photographies magiques avec un effet prodigieux, un effet de beauté, on ne sait pas, ça dégage du mystique, donc du poétique. Kertesz est un grand photographe, comme Stieglitz… j’aime aussi Lartigue, un photographe d’espace."

(…)
"Moi je préfère le noir et blanc, la couleur, c’est très compliqué, la couleur se change en colorisation. Il me semble que la présence recule avec la couleur. J’ai tendance à éviter la photographie en couleurs, ça ne marche pas ou très peu. La photographie est très présente dans ma vie, mais non, moi je ne fais pas de photographies, ce n’est pas  mon truc, mon truc, c’est les mots. Dans le privé, je suis mieux photographié par les femmes que par les hommes… Et, dans la vie, ça se passe mieux avec les femmes qu’avec les hommes. Les photos de moi les moins névrosées, inhibées, conflictuelles, sont des photos faites par des femmes."

"Une photo juste serait proche de ce que j’écris, je crois, c’est-à-dire que je serais photographié en train de penser à ce que je vais écrire, à ce que j’ai déjà écrit. Des photos de moi en train d’écrire, je n’en ai pas, sauf des photos privées. Mais comme je peux faire Sollers sans Sollers ! La mauvaise photo ne saisirait pas qu’après tout, la plupart du temps, j’aligne des mots sur du papier. Quand j’écris, j’écris dans le plus grand silence, une phrase puis une autre phrase. J’essaie de faire de la musique avec des mots."

"J’ai toujours sur moi une photo de ma mère. Une petite photo d’identité faite à Bordeaux, en quelle année hum hum ! ça doit être quand elle pense à moi non encore né. Elle est là, sur moi… Comme un talisman ? Oui, comme tout le monde, des centaines de photos de femmes, d’enfants, de nièces, de sœurs, d’amis. Les photos de famille sont intéressantes, au cours du temps, c’est une activité romanesque. Il n’y a rien à faire, c’est comme ça. Les gens, hélas ! vous sortent leurs photographies sans se rendre compte que ça ne regarde qu’eux."


Denis Roche

"J’ai longtemps pensé que j’adorerais pouvoir écrire un texte sur le silence photographique. Je parle des photographies en noir et blanc que l’on peut voir dans les expositions. Les gens regardent, et il n’y a pas de contexte. Il y a un très grand silence dû à l’absence de contexte, même s’il y a une légende. Je suis étonné que les spectateurs ne soient pas bousculés par ce silence. En ce qui me concerne, j’inscris sous mes photographies la date et l’endroit exacts : c’est un début de contexte. Il ne s’agit pas de donner une explication de la photographie montrée. Les gens vivent ce qu’ils voient dans une photographie comme une évidence. Or, l’absence de contexte me perturbe beaucoup. Et puis aussi, l’idée d’un déplacement du photographe dans cet endroit-là. Pourquoi était-il là ? Qu’est-ce qu’il faisait là ? Quand vous peignez un tableau, quand vous écrivez un livre, vous n’êtes nulle part. Quand il prend une photo, le photographe est à l’endroit même où la photographie a lieu. On ne peut pas démentir ça, ça m’a toujours agité, et j’ai dû y penser inconsciemment la première fois que j’ai pris une photographie."

"La plus ancienne photographie, je ne possédais même pas d’appareil photo, j’ai dû en emprunter un. C’était le portrait de Giuseppe Ungaretti, le grand poète italien, en 1965. Les regards dans les portraits ne disent rien ; le portraitiste croit qu’il fait s’exprimer son modèle, mais c’est de la mise en scène. Même Richard Avedon ou Irving Penn font de la mise en scène, observez leurs modèles, leurs visages sont fermés et solitaires."

La mélancolie vient du temps… Dans la fraction de seconde qui suit la prise photographique, c’est déjà archivé. Vous photographiez quelqu’un que vous aimez, vous avez le sentiment de le faire échapper à la mort, mais vous le renvoyez d’un coup dans le passé : la mélancolie est là.

C’est l’une des inventions magiques de l’humanité. On aime quelqu’un, on découvre un paysage, on le prend en photographie, on le met dans sa poche… La photographie est associée au geste initial, magique, que ça a été. Les premiers photographes, c’étaient des bricoleurs, pris par le vertige de l’invention, mais sensibles à l’acte chamanique… Pour les autoportraits, je ne me lassais pas d’entrer dans l’image et de disparaître, d’y aller et d’en revenir. Moi, je n’ai pas d’imagination, je suis toujours à droite sur la photo. C’est le seul art où l’on puisse faire ça, entrer sortir, on peut au cinéma, oui c’est vrai, mais pas dans l’écriture, vous êtes toujours du même côté de la feuille de papier. Maintenant, j’ai une nette tendance à ne plus figurer dans la photographie, je m’évanouis peu à peu.

La photographie est un acte autobiographique, la littérature beaucoup moins. Le rêve, c’est la musique, parce que la musique est un ailleurs mental absolu. C’est un acte abstrait total, c’est l’ailleurs de tous les ailleurs. Les écrivains sont fascinés par les musiciens. Ils sont débarrassés du sens, il n’y a plus qu’à composer du vertige.

J’aime bien regarder les photos dans les livres, je vais très peu dans les expositions, j’ai besoin de les compulser réellement et, pour ça, il est nécessaire de recourir au livre. Mais ce n’est pas le fait de regarder qui déclenche la rêverie, c’est plutôt le passage à l’écriture. Si je forme une phrase à propos d’une photographie, alors la mécanique se met en route. C’est la combinaison des mots qui enclenche la rêverie.

Dans l’histoire de la photographie, que l’époque soit considérée comme statique ou d’avant-garde le nu est tout le temps-là, très présent. Les femmes photographes dans années 30, elles ne photographient pas que des poutrelles et des ponts, elles font aussi du nu. Je parle du nu sans le visage, je parle des surfaces, des courbes, et de la lumière. S’il y a le visage, c’est une autre dimension, cela rejoint les études académiques chez les peintres d’autrefois. Quand on retourne au nu, le regard est rincé, on se retrouve devant quelque chose de difficile. Quoi faire ? Il y a une femme tout à coup nue devant moi, je la connais. Je mets de la musique, la lumière entre à flots et il faut arriver à ce qu’il y ait que courbes et lumière. C’est une contrainte au sens Perec du terme. On s’invente le maximum de complications pour faire l’image.

J’aime bien faire des photos qui soient remplies, tout le rectangle rempli en même temps. J’aime bien faire des photos où il y a trop de choses, J’aime les reflets parce que ça remplit.

Je n’aime pas les photographes qui vous arnaquent, qui vous prennent en otage, qui forcent leurs modèle. Je n’aime pas les Stallone de la photographie, je n’aime pas la photographie à l’estomac. Je n’aime pas les photos sensationnelles, la prouesse technique, les photos de professeurs.

Ce qui me touche dans une photographie ? Je ne sais pas… Cela dépend tellement de choses, en tout cas, c’est au premier regard, c’est là que je suis touché ou pas, après ça se dissout ou pas. Avant tout, la photographie c’est un art. Il faut être touché ou émerveillé par quelque chose qui appartient au registre de l’art. Cela peu être un caractère historique, un flagrant délit, la composition, y compris quand c’est une photo d’amateur inconscient de son pouvoir artistique.
(…)


Jean Baudrillard

"Pendant très longtemps, j’ai été étranger à la photographie. Accidentellement, en 1981, des Japonais m’ont offert un appareil photo. Au début, il n’y avait aucun rapport avec l’écriture, les deux mondes restaient parallèles. Ce n’est pas facile l’écriture, c’est une contrainte; la photographie était une diversion de l’écriture, un plaisir pur, un divertissement, avec, vous vous en doutez, des résultats variables ! Et puis, tout en distinguant ces deux univers si singuliers, j’ai fini par trouver une analogie entre certaines images et certains textes."

"Il n’est aucunement question de maîtrise ou de volonté esthétique, je laisse faire le hasard, parfois il est heureux, parfois, insignifiant. C’est l’objet qui m’intéresse, son étrangeté plus que sa beauté… La technique crée une certaine magie, c’est un jeu d’apparition de l’objet et de disparition du sujet. Je suis un amateur sauvage…"

"Quand on me photographie, je ne suis pas de sang froid. C’est une situation abstraite, je n’y suis littéralement pas. A mon tour, j’ai essayé de faire des portraits de quelques amis : sans succès ! L’être humain, le corps aussi m’apparaissent comme trop chargés de sens. Faire un portrait est donc une activité dramatique. Et je n’en ai pas envie…. Quant à l’autoportrait, j’ai eu un épisode, un été, dans ma maison de Midi, avec effet de flashes et reflets de soleil…"

"Le noir et blanc, c’est trop fort, ça engage trop de choses, il faut être un vrai photographe, un professionnel… La couleur correspondait au monde un peu pop dans lequel j’évoluais à l’époque. A vrai dire, ça a été immédiat, je ne me suis pas posé la question ! Mais ce n’est pas la couleur pour la couleur, c’est plutôt la lumière qui est la dominante. Ou comme l’a écrit Platon : « L’image est au confluent de la lumière venue de l’objet et de celle qui vient du regard ». C’est la définition la plus belle, idéale même, de ce que l’on peut faire en termes d’images. La photographie serait pour moi une possibilité radicale pour l’image d’exister en tant qu’image."

"La couleur est une qualité, mais elle n’est pas réaliste. Ma couleur préférée. Le bleu."

"J’ai d’abord photographié mon environnement proche, là vous voyez ce fauteuil, tout ce qui était dans mon contexte immédiat… Et puis, au gré de mes voyages, à Rio, à Sydney, à Vancouver ou ailleurs, j’ai photographié des immeubles, des graffitis, des choses un peu destroy ou très cool, des banalités… Je ne cherche pas à inventer une vision du monde, ni à composer de belles photographies. Bien sûr, il y a des lieux privilégiés, mais aucun style  imposé. Tout ça n’a pas de dessein, je n’ai même jamais eu l’objectif d’en faire quelque chose, même si mes photographies ont fini par être exposées ici ou là. Pour mon plus grand plaisir !"

"Très souvent, on a l’impression de manquer les photographies que l’on aurait pu faire. J’en rêve même parfois, je tombe sur une scène incroyable et, mon dieu, j’ai oublié l’appareil ! Si je perds une idée dans l’écriture, je finirai toujours par la retrouver. Dans le monde de la photographie, elle est définitivement perdue. Mais, au fond, ce n’est pas si grave une photo perdue... "

"Tout ce qui cherche à récupérer la photographie comme un art me laisse, au mieux, indifférent ; au pire, je trouve que c’est un contresens."

"J’aime marcher et la photographie est liée à une déambulation du corps. D’un côté, il y a l’appareil photo, et de l’autre, le corps qui est aussi un appareil technique complet avec l’œil, les muscles… J’aime marcher dans les villes car tout y est surprenant, c’est un lieu propice à la photographie. Non, je ne suis pas urbain, je suis même un fils de paysans, je suis né dans les Ardennes, tout près de chez Rimbaud. Mais la ville me séduit par son caractère de fiction. Et l’Amérique a joué un grand rôle dans cette perspective de fiction, elle a été une déconnexion par rapport à la culture européenne, un passage dans un autre monde, pas seulement le nouveau monde."

"Moi, j’ai vécu en Amérique comme une sensation vertigineuse de l’espace. L’Amérique, c’est une autre dimension, et le territoire de la scène primitive puisque, là-bas, j’ai découvert le désert. L’Amérique est un continent spacieux, où l’idée même de dimension n’existe pas: elle est illimitée. J’étais content de passer dans cette zone franche où tout est possible, où l’on peut se perdre, et même disparaître."

"Disparaître est un fantasme, un jeu avec l’existence, avec sa propre identité… L’art est un jeu avec la disparition, vous inventez une autre scène où le réel s’efface. L’art ou la photographie, c’est autre chose que de la représentation : c’est une vision. C’est un rapport transfiguré au monde, aux autres."

"La photographie m’aide à traverser les villes, mais elle crée aussi une sorte de vide. La photographie isole une scène, une rue, un building, elle fait de l’air et agrandit l’espace général de la ville. C’est le problème posé à l’architecture: est-ce que ça remplit les espaces ou est-ce que ça crée des espaces? On circule de plus en plus, mais l’espace est de plus en plus rempli, il est colonisé. L’architecture a au moins pour fonction de se rendre invisible. C’est aussi valable pour l’écriture, et peut-être même pour l’espace en général. Il n’existe pas en soi, il s’invente. Et dans un univers plein, saturé, asphyxié, l’image peut tout à coup imposer un arrêt sur le monde. Un suspense où les choses ont le temps de ne  pas avoir de sens. La photographie est un bon opérateur pour ça… Aujourd’hui où ne se fabrique que du plein, le travail, c’est de fabriquer du vide. Un vide où n’importe quel évènement est possible." 

in Best regards, conception et réalisation Elisabeth Nora et Brigitte Ollier, Collection NSM VIE / ABN AMRO,  2002.

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