Rubriques : lecture de la photographie ; psychologie du photographe ; portrait photographique
Au total elle se retrouve avec sept photos. (…) Sa première impression est
que ces photos constituent une série, qu’elles sont destinées à être regardées
ensemble, à être montrées conjointement : visions similaires, variations
sur un même thème.
Il y a une femme. Prise sous sept angles différents, à une distance allant
de six ou sept mètres maximum, à vue de nez, jusqu’à un cliché où on la voit en
buste, de trois quart arrière, à contre-jour, en train de regarder par-dessus
son épaule gauche. Le seul facteur commun aux sept photographies est que, dans
chacune d’elles, le visage de la femme est partiellement caché, qu’il soit noyé
dans les ombres ou détourné de l’objectif. La femme est drapée dans une sorte
de châle ou de cape ample, style poncho. Le châle lui couvre l’épaule droite
mais laisse la gauche à demi nue, comme sil avait glissé. Sur les clichés pris
de plus près, on peut voir, dans un flou artistique presque brumeux, le sein
gauche dénudé et un nouveau-né en train de téter.
Etant donné la nature du sujet, c’est peut-être le décor qui rend le cliché
si troublant, si perturbant. La femme est juchée sur ce qui paraît être un bloc
de pierre, sans doute du marbre, au centre d’une salle sinistre et caverneuse.
Jonchée de décombres et de gravats, la salle est un véritable musée de la
décrépitude. Une lumière – peut-être le soleil ou la pleine lune – filtre à
travers l’invisible plafond, tombant sur la femme en rayons bien dessinés,
comme le Ciel ou la voix de Dieu tels qu’on les représente dans les livres
d’images. Mais l’intérieur de cette salle paraît dévasté par une bombe,
éventré, à l’abandon. Il s’en dégage presque une impression d’après-guerre,
comme sur ces clichés désolés de Berlin et de Dresde après les bombardements,
avec néanmoins une certaine douceur. Cela évoquerait plutôt une vieille église,
un monastère qu’on aurait abandonné (….). D’après ce qu’on peut en voir, le sol
n’est qu’un lit de cendre et de pierres sombres. Par endroits, sur les prises
de vue à distance, on peut distinguer une pierre plus grosse que les autres et
les débris qui semblent être de bois de rebut. Les murs de la salle paraissent
éloignés, imposants. Des murs de cathédrale. Et, sur le cliché pris de loin,
Sylvia aperçoit au fond, sur la gauche, l’ébauche d’un escalier.
Mais ce n’est manifestement pas sur cette salle, cathédrale ou musée que le
photographe veut attirer notre attention. Le cadre est saisissant et d’une
complète efficacité, mais il est subliminal. C’est un arrière-plan, comme une
bande sonore qu’on utilise pour susciter une émotion ou la souligner. Le sujet
du photographe, c’est la madone et l’enfant. L’univers du photographe, c’est la
femme et le nouveau-né.
Pour quelque raison, Sylvia est tentée d’aller plus loin. Elle est tentée de
dire que la seule préoccupation du photographe, c’est la femme et l’enfant. La
peau de la femme et de l’enfant. L’épaule nue de la femme, ses cheveux
flottants et la courbe exquise de son cou. Son sein qui allaite. Le crâne
chauve du bébé, ses yeux clos et sa petite main tendue.
Devant Sylvia sont alignées sept photographies, suspendues par des pinces à
linge à un fil de fer incurvé. Cela fait maintenant douze ans – depuis que sa
mère lui a offert l’Instamatic – qu’elle s’efforce, jusqu’à l’obsession,
d’obtenir des images qui produisent cet effet-là.
Elle n’y est jamais parvenue. Elle a pris des photos qui lui plaisent. Elle en
a même pris une demi-douzaine – mais ça, elle ne l’a dit à personne – qui
dépassent peut-être le stade de la compétence pour entrer dans cette zone vague
et subjective, liée au sentiment et au jugement, qu’on appelle l’Art.
Peut-être.
En tout cas, jamais elle n’a approché ça.
Et, avant de voir ces photos, elle ne savait pas exactement ce qu’elle
cherchait. Pendant plus d’une décennie, Sylvia a essayé d’apprendre, elle a
passé d’innombrables heures dans des bibliothèques à consulter d’épais volumes
écrits par tous les maîtres depuis Niepce et Daguerre ont inventé la
photographie. Elle a lu des manuels techniques et des textes théoriques
touffus. Ensuite, elle est sortie dans le monde avec son matériel, en essayant
de mettre en pratique ce qu’elle avait appris. Mais elle est arrivée à cette
conclusion : quelles que soient les connaissances acquises, réussir une
image artistique serait toujours une question de chance. Du moins pour elle.
Sur le plan technique, elle parvient généralement – sauf accident – à saisir
l’image. Elle est capable de fixer n’importe quel sujet sur pellicule. Mais la
simple habileté ne suffit pas; elle peut même, au bout d’un certain
temps, devenir paralysante. Sylvia a beau maîtriser la technique, ça ne lui a jamais appris à prendre des
clichés comme ceux qui sont suspendus devant elle. Et quand elle a eu digéré la
technique, elle n’a pas su vers quoi se tourner. Depuis quelques années, dans
les moments de cafard, elle a commencé à se dire que cette autre forme de savoir, on l’a en naissant ou on l’a pas. Soit on
sait prendre des photos comme ces sept-là. Soit on ne sait pas.
Et comme cette pensée s’avérait trop déprimante, elle a décidé que le
photographe n’y était peut-être pour rien. Que c’était peut-être juste la
combinaison de l’image, de l’éclairage, du mouvement, d’une centaine d’autres
paramètres se trouvant réunis exactement à l’instant voulu. C’est la chance qui
détermine qui est au bon endroit au bon moment. Avec un appareil photo.
Dès lors, mue par une foi chancelante, elle est partie du principe que, si
elle passait suffisamment d’heures à se balader avec un appareil chargé, à
l’affût, elle finirait bien par se trouver sur les lieux au moment précis où
tous les éléments se conjuguent. Elle serait celle qui les fixerait dans l’éternité
de l’instant. Elle serait le réceptacle de l’image, le conducteur entre l’image
et chaque paire d’yeux que celle-ci viendrait à séduire. .
Ce photographe, là, quel qu’il soit, a trouvé son moment. Il se tenait prêt
à l’endroit voulu, à l’instant voulu. Il a appuyé sept fois sur le déclencheur,
a laissé entrer la lumière, a présenté l’image au film.
A regarder les clichés, Sylvia éprouve une sensation presque tactile. Elle
sent presque la douceur, la fraîcheur de l’épaule de la femme. Elle sent presque
le crissement de la pierre et des gravats sous les pieds de la femme. Les
particules de poussière – à peine visibles dans les cônes de rayons lumineux –
qui auréolent la tête du nouveau-né la font pratiquement ciller.
Elle passe encore deux heures dans la chambre noire. Elle examine à la loupe
le moindre centimètre carré de chacune des photos. Elle change l’ordre dans
lequel elle les a accrochées. Elle s’assied sur l’escabeau et tente d’imiter la
posture de la femme, la cambrure du dos, l’inclinaison de la tête et de
l’épaule. A un moment, elle ôte même son sweat-shirt, qu’elle drape sur son
épaule droite, tout en serrant contre sa poitrine un flacon de fixateur.
C’est à trois heures du matin, alors qu’elle est assise à moitié nue dans sa
chambre noire, frissonnant au contact froid d’une bouteille en verre, que
l’idée lui vient. Elle ira voir le photographe.
(...)
Elle observe la rangée de photographies, les considère dans leur ensemble,
comme un tout, une série d’images reliées les une aux autres. Si elle les
mettait en pile et les feuilletait rapidement avec le pouce, verrait-elle les
personnages s’animer ? Décèlerait-elle un mouvement, si infime
soit-il : un bras ou une jambe à peine déplacés ? Et, dans
l’affirmative, qu’est-ce que cela lui apprendrait ?
Elle cesse de les regarder comme un tout pour les examiner individuellement,
de gauche à droite, le long du fil. Vues de cette manière, elles lui rappellent
un peu les stations du chemin de croix, l’époque où elle allait au chemin de
croix avec sa mère, à l’âge de sept ou huit ans. Combien de stations y
avait-il ? Plus de sept. On chantait des hymnes, notamment ce cantique
très lent. Un chant funèbre plutôt. Le Stabat
Mater. Que signifiaient ces mots au fait ? Elle a encore dans l’oreille
cette douloureuse lamentation. La tristesse inhérente à cette mélodie.
Ces photos, que
représentent-elles ? Les stations de quoi ? Qu’est-ce que le photographe a voulu que je voie quand je les regarde ainsi ?
Mais peut-être suis-je idiote de penser qu’il avait un tel dessin, un projet
aussi vaste ? Peut-être était-ce juste de l’instinct. L’inspiration
artistique classique. Peut-être le photographe s’est-il juste laissé guider,
émouvoir, par l’humeur du jour. Peut-être a-t-il tout bonnement installé la
mère et l’enfant dans ce décor sinistre, ravagé, avant de mitrailler. Peut-être
ne voyait-il pas plus loin que le cliché suivant, pas plus loin que le déclic
du déclencheur. Pas plus loin que l’image à cet instant précis.(…)
Elle se lève de l’escabeau, s’approche du fil de fer et reste là, le visage
à une trentaine de centimètres de la première photographie. Elle lève la main
pour la toucher puis suspend son geste. Elle veut en avoir le cœur net :
quelle est la première chose qui la frappe dans ce cliché ? Quelle est
l’image primordiale ? Qu’est-ce qui, d’emblée, attire l’œil ?
Elle serait tentée de répondre l’épaule de la madone, la douceur de
l’arrondi, la teinte de la peau, si blanche. Ou alors, peut-être la courbe qui
relie l’épaule au cou, sa finesse, sa pureté de ligne. Quelle que soit la
dynamique de l’attraction, elle réside dans l’épaule de la madone.
Mais il y a aussi la main du nouveau-né, si petite et néanmoins
extraordinairement détaillée. Ca rappelle à Sylvia ces photos qu’elle a vues
dans des magazines ou sur des panneaux d’affichage : des clichés
hyper-clairs d’un fœtus baignant dans le liquide amniotique, certaines parties
du corps encore floues et mal formées, l’œil semblable à celui d’un poisson,
mais d’autres, la main les doigts tellement développés que les ongles sont
visibles. La main du nouveau-né, sur les clichés, évoque ces images de fœtus
tant elle est nette, précise comme pour saluer Sylvia, comme pour dire au
spectateur Regardez bien, prêtez
attention.
Elle fait un pas de côté pour examiner la deuxième photo. Là, ce ne sont ni
l’épaule, ni la main, mais les gravats, à l’arrière-plan, qui retiennent
l’attention. C’est dû au manque de netteté, à ce flou agaçant qui lui fait
regretter de ne pas pouvoir changer elle-même la mise au point, régler
l’objectif non plus sur les personnages mais sur les débris inanimés qui
jonchent le sol. Elle voudrait balayer la terre, en quête d’éléments
indiquant exactement où la photographie
a été prise. Elle voudrait zoomer
jusqu’à pouvoir déceler une preuve identifiable, des signes d’une période et
d’un emplacement donnés. Elle voudrait transformer le faible éclat métallique,
là, dans le coin droit, en une pièce qui sera tombée de la poche du pantalon du
photographe pendant qu’il faisait ses repérages. Elle voudrait pouvoir
prolonger jusqu’au toit les vieilles colonnes afin de déterminer si elles sont
doriques ou ioniques. Elle voudrait savoir pourquoi cet endroit précis,
pourquoi ce champ de décombres.
Arrivée à la troisième photo, elle se concentre sur l’éclairage, sur cette
lumière qui vient d’en haut, sur la façon dont elle se disperse en rayons qui
captent de vagues tourbillons de poussière, sans pour autant éclipser les
contours précis de la mère et du nouveau-né.
Elle renonce et retourne se percher sur l’escabeau. Elle aurait voulu être
présente le jour où le photographe a
fait ces photos, quitte à rester à l’écart, peut-être même hors de vue,
derrière l’une des colonnes, à observer et écouter. Elle adorerait savoir ce
qu’il a dit à son modèle, quelles directives il lui a données. Lui a-t-il dit
de baisser l’épaule d’une demi-centimètre, de dégager son châle pour montrer
davantage sa peau, de serrer le bébé contre elle et de le laisser téter ?
Comment lui a-t-il parlé ? D’une voix douce, encourageante ? D’un ton
sec, autoritaire, pour obtenir de la madone la position idéale ?
Si ça se trouve, il n’a pas fait usage de sa voix. Peut-être a-t-il procédé par gestes et par signes. Elle peut
très bien l’imaginer. Elle peut
comprendre qu’il ait décidé de ne pas violer le silence parfait de ce décor,
de laisser le gazouillis du nouveau-né
et le déclic incessant du déclencheur troubler, seuls, le silence figé de la
salle en ruines.
Peut-être que les gestes eux-mêmes n’ont pas été nécessaires. Peut-être que
lui et la mère se connaissaient suffisamment bien pour rendre inutiles toute
instruction, comme dans un orchestre où, au bout d’un certain temps, les
musiciens arrivent à anticiper les improvisations de leurs camarades. Certains
photographes travaillent avec les mêmes modèles pendant des années. Ce pourrait
être le cas ici : artiste et sujet qui perçoivent d’instinct les besoins
et les désirs de l’autre, par une sorte de télépathie qui imprègne l’air
ambiant. Sylvia n’a jamais connu personne de façon si complète. Sauf peut-être
sa mère.
(…)
Sylvia entre dans la chambre noire, allume l’ampoule blanche, rassemble les
clichés et les étale sur la table. Elle approche l’escabeau, prend sa loupe et
choisit sa brosse la plus douce. Puis elle se
penche sur la première photographie, jusqu’à ce que celle-ci remplisse
son champ de vision. Elle tâche de la disséquer, de la diviser en quadrants
distincts. D’abord par simple sectorisation : le coin supérieur
droit, le coin inférieur gauche. Puis selon l’éclairage de la photo. Puis selon
la netteté des différentes zones. Puis arbitrairement : elle étudie telle
section du cliché, là où son œil se pose. Elle examine à la loupe chaque petit
détail. Elle prend son temps, grave l’image au fer rouge dans son cerveau. Elle
regarde de nouveau, à l’œil nu. Elle grimpe ensuite sur l’escabeau pour avoir
une vue plongeante. Elle change la position de la lumière. Elle diminue
l’éclairage. Elle l’augmente un peu. Avec sa brosse, elle nettoie le cliché.
Elle le rebrosse. Elle se lève, le suspend au fil de fer et se plante à vingt
centimètres, puis à un mètre cinquante. Elle s’accroupit et le regarde d’en
bas. Pour finir, elle le met à l’envers, le fait tourner sur ses pinces, en
s’arrêtant à différents angles, jusqu’à ce qu’elle ait fait un tour complet.
Elle recommence l’opération avec la photo numéro deux. Puis avec les numéros
trois et quatre. Elle a perdu toute notion du temps…
Une madone à l'enfant...
![]() |
Marc Riboud, Inde, 1956. |
Jack O'Connell, The skin palace (1996), Editions Payot § Rivages sous le titre Porno Palace, 2001.
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