Blog proposé par Jean-Louis Bec

jeudi 31 décembre 2015

La force du fragile


Rubriques: lecture de la photographie; psychologie du photographe; portrait photographique.


La  photographe Sylvia Kraft, achète un jour dans une petite boutique d’une ville des Etats-Unis, Quinsigamond,  un appareil photo, un Aquinas 500 C/M format moyen SLR, année 1970. Dans cet appareil se trouve un film rembobiné qu'elle développe...

Au total elle se retrouve avec sept photos. (…) Sa première impression est que ces photos constituent une série, qu’elles sont destinées à être regardées ensemble, à être montrées conjointement : visions similaires, variations sur un même thème.
Il y a une femme. Prise sous sept angles différents, à une distance allant de six ou sept mètres maximum, à vue de nez, jusqu’à un cliché où on la voit en buste, de trois quart arrière, à contre-jour, en train de regarder par-dessus son épaule gauche. Le seul facteur commun aux sept photographies est que, dans chacune d’elles, le visage de la femme est partiellement caché, qu’il soit noyé dans les ombres ou détourné de l’objectif. La femme est drapée dans une sorte de châle ou de cape ample, style poncho. Le châle lui couvre l’épaule droite mais laisse la gauche à demi nue, comme sil avait glissé. Sur les clichés pris de plus près, on peut voir, dans un flou artistique presque brumeux, le sein gauche dénudé et un nouveau-né en train de téter.
Etant donné la nature du sujet, c’est peut-être le décor qui rend le cliché si troublant, si perturbant. La femme est juchée sur ce qui paraît être un bloc de pierre, sans doute du marbre, au centre d’une salle sinistre et caverneuse. Jonchée de décombres et de gravats, la salle est un véritable musée de la décrépitude. Une lumière – peut-être le soleil ou la pleine lune – filtre à travers l’invisible plafond, tombant sur la femme en rayons bien dessinés, comme le Ciel ou la voix de Dieu tels qu’on les représente dans les livres d’images. Mais l’intérieur de cette salle paraît dévasté par une bombe, éventré, à l’abandon. Il s’en dégage presque une impression d’après-guerre, comme sur ces clichés désolés de Berlin et de Dresde après les bombardements, avec néanmoins une certaine douceur. Cela évoquerait plutôt une vieille église, un monastère qu’on aurait abandonné (….). D’après ce qu’on peut en voir, le sol n’est qu’un lit de cendre et de pierres sombres. Par endroits, sur les prises de vue à distance, on peut distinguer une pierre plus grosse que les autres et les débris qui semblent être de bois de rebut. Les murs de la salle paraissent éloignés, imposants. Des murs de cathédrale. Et, sur le cliché pris de loin, Sylvia aperçoit au fond, sur la gauche, l’ébauche d’un escalier.

Mais ce n’est manifestement pas sur cette salle, cathédrale ou musée que le photographe veut attirer notre attention. Le cadre est saisissant et d’une complète efficacité, mais il est subliminal. C’est un arrière-plan, comme une bande sonore qu’on utilise pour susciter une émotion ou la souligner. Le sujet du photographe, c’est la madone et l’enfant. L’univers du photographe, c’est la femme et le nouveau-né.
Pour quelque raison, Sylvia est tentée d’aller plus loin. Elle est tentée de dire que la seule préoccupation du photographe, c’est la femme et l’enfant. La peau de la femme et de l’enfant. L’épaule nue de la femme, ses cheveux flottants et la courbe exquise de son cou. Son sein qui allaite. Le crâne chauve du bébé, ses yeux clos et sa petite main tendue.
Devant Sylvia sont alignées sept photographies, suspendues par des pinces à linge à un fil de fer incurvé. Cela fait maintenant douze ans – depuis que sa mère lui a offert l’Instamatic – qu’elle s’efforce, jusqu’à l’obsession, d’obtenir des images qui produisent cet effet-là.
Elle n’y est jamais parvenue. Elle a pris des photos qui lui plaisent. Elle en a même pris une demi-douzaine – mais ça, elle ne l’a dit à personne – qui dépassent peut-être le stade de la compétence pour entrer dans cette zone vague et subjective, liée au sentiment et au jugement, qu’on appelle l’Art.
Peut-être.
En tout cas, jamais elle n’a approché ça. Et, avant de voir ces photos, elle ne savait pas exactement ce qu’elle cherchait. Pendant plus d’une décennie, Sylvia a essayé d’apprendre, elle a passé d’innombrables heures dans des bibliothèques à consulter d’épais volumes écrits par tous les maîtres depuis Niepce et Daguerre ont inventé la photographie. Elle a lu des manuels techniques et des textes théoriques touffus. Ensuite, elle est sortie dans le monde avec son matériel, en essayant de mettre en pratique ce qu’elle avait appris. Mais elle est arrivée à cette conclusion : quelles que soient les connaissances acquises, réussir une image artistique serait toujours une question de chance. Du moins pour elle. Sur le plan technique, elle parvient généralement – sauf accident – à saisir l’image. Elle est capable de fixer n’importe quel sujet sur pellicule. Mais la simple habileté ne suffit pas; elle peut même, au bout d’un certain temps, devenir paralysante. Sylvia a beau maîtriser la technique, ça ne lui a jamais appris à prendre des clichés comme ceux qui sont suspendus devant elle. Et quand elle a eu digéré la technique, elle n’a pas su vers quoi se tourner. Depuis quelques années, dans les moments de cafard, elle a commencé à se dire que cette autre forme de savoir, on l’a en naissant ou on l’a pas. Soit on sait prendre des photos comme ces sept-là. Soit on ne sait pas.
Et comme cette pensée s’avérait trop déprimante, elle a décidé que le photographe n’y était peut-être pour rien. Que c’était peut-être juste la combinaison de l’image, de l’éclairage, du mouvement, d’une centaine d’autres paramètres se trouvant réunis exactement à l’instant voulu. C’est la chance qui détermine qui est au bon endroit au bon moment. Avec un appareil photo.

Dès lors, mue par une foi chancelante, elle est partie du principe que, si elle passait suffisamment d’heures à se balader avec un appareil chargé, à l’affût, elle finirait bien par se trouver sur les lieux au moment précis où tous les éléments se conjuguent. Elle serait celle qui les fixerait dans l’éternité de l’instant. Elle serait le réceptacle de l’image, le conducteur entre l’image et chaque paire d’yeux que celle-ci viendrait à séduire. .
Ce photographe, là, quel qu’il soit, a trouvé son moment. Il se tenait prêt à l’endroit voulu, à l’instant voulu. Il a appuyé sept fois sur le déclencheur, a laissé entrer la lumière, a présenté l’image au film.
A regarder les clichés, Sylvia éprouve une sensation presque tactile. Elle sent presque la douceur, la fraîcheur de l’épaule de la femme. Elle sent presque le crissement de la pierre et des gravats sous les pieds de la femme. Les particules de poussière – à peine visibles dans les cônes de rayons lumineux – qui auréolent la tête du nouveau-né la font pratiquement ciller.
Elle passe encore deux heures dans la chambre noire. Elle examine à la loupe le moindre centimètre carré de chacune des photos. Elle change l’ordre dans lequel elle les a accrochées. Elle s’assied sur l’escabeau et tente d’imiter la posture de la femme, la cambrure du dos, l’inclinaison de la tête et de l’épaule. A un moment, elle ôte même son sweat-shirt, qu’elle drape sur son épaule droite, tout en serrant contre sa poitrine un flacon de fixateur.
C’est à trois heures du matin, alors qu’elle est assise à moitié nue dans sa chambre noire, frissonnant au contact froid d’une bouteille en verre, que l’idée lui vient. Elle ira voir le photographe.

(...)

Elle observe la rangée de photographies, les considère dans leur ensemble, comme un tout, une série d’images reliées les une aux autres. Si elle les mettait en pile et les feuilletait rapidement avec le pouce, verrait-elle les personnages s’animer ? Décèlerait-elle un mouvement, si infime soit-il : un bras ou une jambe à peine déplacés ? Et, dans l’affirmative, qu’est-ce que cela lui apprendrait ?
Elle cesse de les regarder comme un tout pour les examiner individuellement, de gauche à droite, le long du fil. Vues de cette manière, elles lui rappellent un peu les stations du chemin de croix, l’époque où elle allait au chemin de croix avec sa mère, à l’âge de sept ou huit ans. Combien de stations y avait-il ? Plus de sept. On chantait des hymnes, notamment ce cantique très lent. Un chant funèbre plutôt. Le Stabat Mater. Que signifiaient ces mots au fait ? Elle a encore dans l’oreille cette douloureuse lamentation. La tristesse inhérente à cette mélodie.
Ces photos, que représentent-elles ? Les stations de quoi ? Qu’est-ce que le  photographe a voulu  que je voie quand je les regarde ainsi ? Mais peut-être suis-je idiote de penser qu’il avait un tel dessin, un projet aussi vaste ? Peut-être était-ce juste de l’instinct. L’inspiration artistique classique. Peut-être le photographe s’est-il juste laissé guider, émouvoir, par l’humeur du jour. Peut-être a-t-il tout bonnement installé la mère et l’enfant dans ce décor sinistre, ravagé, avant de mitrailler. Peut-être ne voyait-il pas plus loin que le cliché suivant, pas plus loin que le déclic du déclencheur. Pas plus loin que l’image à cet instant précis.(…)
Elle se lève de l’escabeau, s’approche du fil de fer et reste là, le visage à une trentaine de centimètres de la première photographie. Elle lève la main pour la toucher puis suspend son geste. Elle veut en avoir le cœur net : quelle est la première chose qui la frappe dans ce cliché ? Quelle est l’image primordiale ? Qu’est-ce qui, d’emblée, attire l’œil ?
Elle serait tentée de répondre l’épaule de la madone, la douceur de l’arrondi, la teinte de la peau, si blanche. Ou alors, peut-être la courbe qui relie l’épaule au cou, sa finesse, sa pureté de ligne. Quelle que soit la dynamique de l’attraction, elle réside dans l’épaule de la madone.
Mais il y a aussi la main du nouveau-né, si petite et néanmoins extraordinairement détaillée. Ca rappelle à Sylvia ces photos qu’elle a vues dans des magazines ou sur des panneaux d’affichage: des clichés hyper-clairs d’un fœtus baignant dans le liquide amniotique, certaines parties du corps encore floues et mal formées, l’œil semblable à celui d’un poisson, mais d’autres, la main les doigts tellement développés que les ongles sont visibles. La main du nouveau-né, sur les clichés, évoque ces images de fœtus tant elle est nette, précise comme pour saluer Sylvia, comme pour dire au spectateur Regardez bien, prêtez attention.
Elle fait un pas de côté pour examiner la deuxième photo. Là, ce ne sont ni l’épaule, ni la main, mais les gravats, à l’arrière-plan, qui retiennent l’attention. C’est dû au manque de netteté, à ce flou agaçant qui lui fait regretter de ne pas pouvoir changer elle-même la mise au point, régler l’objectif non plus sur les personnages mais sur les débris inanimés qui jonchent le sol. Elle voudrait balayer la terre, en quête d’éléments indiquant  exactement où la photographie a été  prise. Elle voudrait zoomer jusqu’à pouvoir déceler une preuve identifiable, des signes d’une période et d’un emplacement donnés. Elle voudrait transformer le faible éclat métallique, là, dans le coin droit, en une pièce qui sera tombée de la poche du pantalon du photographe pendant qu’il faisait ses repérages. Elle voudrait pouvoir prolonger jusqu’au toit les vieilles colonnes afin de déterminer si elles sont doriques ou ioniques. Elle voudrait savoir pourquoi cet endroit précis, pourquoi ce champ de décombres.
Arrivée à la troisième photo, elle se concentre sur l’éclairage, sur cette lumière qui vient d’en haut, sur la façon dont elle se disperse en rayons qui captent de vagues tourbillons de poussière, sans pour autant éclipser les contours précis de la mère et du nouveau-né.
Elle renonce et retourne se percher sur l’escabeau. Elle aurait voulu être présente le jour où le  photographe a fait ces photos, quitte à rester à l’écart, peut-être même hors de vue, derrière l’une des colonnes, à observer et écouter. Elle adorerait savoir ce qu’il a dit à son modèle, quelles directives il lui a données. Lui a-t-il dit de baisser l’épaule d’une demi-centimètre, de dégager son châle pour montrer davantage sa peau, de serrer le bébé contre elle et de le laisser téter ? Comment lui a-t-il parlé ? D’une voix douce, encourageante ? D’un ton sec, autoritaire, pour obtenir de la madone la position idéale ?
Si ça se trouve, il n’a pas fait usage de sa voix. Peut-être a-t-il  procédé par gestes et par signes. Elle peut très bien l’imaginer. Elle  peut comprendre qu’il ait décidé de ne pas violer le silence parfait de ce décor, de  laisser le gazouillis du nouveau-né et le déclic incessant du déclencheur troubler, seuls, le silence figé de la salle en ruines.
Peut-être que les gestes eux-mêmes n’ont pas été nécessaires. Peut-être que lui et la mère se connaissaient suffisamment bien pour rendre inutiles toute instruction, comme dans un orchestre où, au bout d’un certain temps, les musiciens arrivent à anticiper les improvisations de leurs camarades. Certains photographes travaillent avec les mêmes modèles pendant des années. Ce pourrait être le cas ici : artiste et sujet qui perçoivent d’instinct les besoins et les désirs de l’autre, par une sorte de télépathie qui imprègne l’air ambiant. Sylvia n’a jamais connu personne de façon si complète. Sauf peut-être sa mère.

(…)

Sylvia entre dans la chambre noire, allume l’ampoule blanche, rassemble les clichés et les étale sur la table. Elle approche l’escabeau, prend sa loupe et choisit sa brosse la plus douce. Puis elle se  penche sur la première photographie, jusqu’à ce que celle-ci remplisse son champ de vision. Elle tâche de la disséquer, de la diviser en quadrants distincts. D’ abord par simple sectorisation : le coin supérieur droit, le coin inférieur gauche. Puis selon l’éclairage de la photo. Puis selon la netteté des différentes zones. Puis arbitrairement : elle étudie telle section du cliché, là où son œil se pose. Elle examine à la loupe chaque petit détail. Elle prend son temps, grave l’image au fer rouge dans son cerveau. Elle regarde de nouveau, à l’œil nu. Elle grimpe ensuite sur l’escabeau pour avoir une vue plongeante. Elle change la position de la lumière. Elle diminue l’éclairage. Elle l’augmente un peu. Avec sa brosse, elle nettoie le cliché. Elle le rebrosse. Elle se lève, le suspend au fil de fer et se plante à vingt centimètres, puis à un mètre cinquante. Elle s’accroupit et le regarde d’en bas. Pour finir, elle le met à l’envers, le fait tourner sur ses pinces, en s’arrêtant à différents angles, jusqu’à ce qu’elle ait fait un tour complet. Elle recommence l’opération avec la photo numéro deux. Puis avec les numéros trois et quatre. Elle a perdu toute notion du temps…

Une madone à l'enfant...
Marc Riboud, Inde, 1956.

Jack O'Connell, The skin palace (1996), Editions Payot § Rivages sous le titre Porno Palace, 2001.


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