Rubriques : langage et photographie ; lecture de photographies ; montage photographique ; texte et photographie
En tant qu’expérience visuelle, les rêves ne peuvent être partagés que dans
le discours qu’on tient à leur propos. Pour cette raison, les analyses de Freud
sur le rêve ne portent que sur des récits, et les catégories analytiques
relatives à l’élaboration inconsciente du rêve – le travail du rêve – s’appliquent
à la relation que les patients font de leur rêve. Ce préambule était nécessaire
pour aborder l’expérience photographique hors du commun qu’a menée Grete Stern
comme illustratrice d’une chronique du magazine Idilio, à Buenos Aires.
Entre 1948 et 1950, une rubrique freudienne intitulée « La psychanalyse
vous aidera » se charge d’interpréter des rêves de lecteurs et la
photographe Grete Stern se voit confier la tâche d’illustrer chacune de ces
rubriques avec une photographie onirique. Au rythme d’une illustration par
semaine, elle réalisa au total cent trente photographies dont deux tiers ont
survécu à la disparition du magazine.
Cette expérience, en elle-même, appelle deux remarques :
Le processus de création photographique va à rebours de la technique
freudienne, puisque c’est le récit que font les lecteurs de leurs rêves qui
devient image et non l’inverse. Pour cette raison, les images de Grete Stern
sont des photomontages et s’inscrivent donc dans un régime discursif de
visibilité.
La seconde remarque est une question : pourquoi les rédacteurs de cette rubrique ont-ils préféré
la photographie pour l’illustration des rêves plutôt que la peinture et le
dessin qui possédaient, avec l’expérience symboliste au moins, les codes de
représentation du rêve ? Ce choix est indissociable sans doute d’une
conception de la photographie comme mémoire, ou plus précisément, ici, comme
souvenir réifié : en tant que psychanalystes, les rédacteurs devaient
souhaiter que l’élaboration de l’image soit au plus près des matériaux utilisés
par le travail du rêve qui associe, selon Freud, des souvenirs récents à des
souvenirs archaïques.
Dans une conférence sur le photomontage réalisée en 1967 à Buenos Aires,
Grete Stern fournit quelques indications sur sa pratique qui viennent justifier
cette seconde remarque :
Tout d’abord je prépare une esquisse, un dessin au crayon, qui indique les
proportions et les éléments photographiques qui composeront le montage. Par
exemple : un fond de nuage, une plage de sable en premier plan sur
laquelle on voit une bouteille de verre qui renferme une fille. Je réalise des
tirages de mes négatifs selon les proportions de l’esquisse. Je récupère les
nuages et la plage dans mes archives. Je prends une photo de la fille assise
dans la position indiquée…
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Grete Stern, 1949. |
Les « rêves » photographiques de Grete Stern sont donc montés à partir
de prises de vue faites pour la circonstance ( la fille assise) et par des
images d’archives (les nuages, la plage). Images récentes et images d’archives
constituent donc la matière de ses rêves et s’imbriquent dans une
représentation fantastique ou merveilleuse qui doit son étrangeté à cette
figure iconique composite correspondant exactement à la catégorie freudienne de
la condensation. La plupart des rêves
de Grete Stern sont conçus selon ces procédés de condensation : ils visent
à rendre acceptables, pour la censure morale de l’époque, des messages
sous-jacents aux représentations photographiques qui relèvent de son engagement
féministe.
Le « rêve n°1 » est une formation de compromis qui, sous
un aspect comique, dénonce l’image de la femme-ustensile : une lampe de
chevet, dont le support d’abat-jour est une vraie femme dans une pose lascive,
est manipulée par une main masculine
appuyant sur l’interrupteur. La légende « Articles électriques pour le
foyer » se présente comme une publicité qui masque à peine l’intention
ironique.
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Grete Stern, scène 1, 1949. |
Le « rêve n°2 » intitulé « sur le quai » montre
la femme objet du désir : la figuration se profile sur un arrière plan de
plage et de nuage. Venue du large, une créature monstrueuse se précipite en
direction de la passante à peine effrayée.
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Grete Stern, scène 2, 1949. |
Cette forme tout à fait originale de photomontage résulte d’une pratique qui
suit pas à pas le travail du rêve. Le mot allemand qu’emploie Freud pour cette
expression (Traumarbeit) signifie bien qu’il entend la notion de travail (Arbeit)
au sens classique de transformation d’une matière – transformation qui, dans sa
théorie, est la mise en forme d’une matière intramentale (les souvenirs) par le
désir. Dans l’expérience de Grete Stern, l’esquisse préliminaire qui organise
le plan onirique dessine la forme où
seront condensées les prises de vue ad hoc et les photos d’archives (souvenirs
récents et anciens) pour déjouer l’interdit de la censure. Il s’agit donc bien
ici, même si le terme peut paraître quelque peu décalé, d’une pratique onirique.
Le fait qu’une telle pratique s’articule sur une perspective théorique
représente la condition d’accès de la
photographie à l’irréel et la délivre du réalisme où on la cantonne de
façon constante. Cette ouverture vers l’au-delà du réel ne concerne pas que le
photomontage, si l’on veut bien considérer que ce dernier répète, au moyen de
plusieurs opérations manuelles que Grete Stern décompose si bien dans son
article, la mise en forme qu’effectue le photographe lors de la prise de vue
directe. En effet, tous les choix qui en sont le prélude – le cadrage, la mise
au point, l’angle de prise de vue, etc – transforment la matérialité visible
selon l’ordre d’un désir de voir. C’est donc la photographie elle-même qui a
vocation à être une pratique onirique.
A partir de ceci, on comprend mieux comment de nombreux auteurs photographes
parviennent à produire un régime de visibilité qui installe le spectateur dans
une zone d’incertitude entre le rêve et la réalité. Plutôt que d’effectuer un
répertoire incomplet de ces allusions incertaines du rêve, il semble plus
intéressant de poursuivre cette analyse à partir de l’œuvre d’un seul auteur.
Bruno Cattani a récemment publié un livre intitulé Mémoire, où le traitement
des couleurs laisse planer un doute sur les frontières du rêve et de la réalité
dans la vision du quotidien.
(…) La thématique, tout d’abord, s’attache au souvenir et à la
nostalgie : des images d’enfance, des lieux abandonnés, de jouets anciens
sont empreintes d’une tonalité qui fait penser aux premiers films en couleur de
l’histoire du cinéma. Par ailleurs, la composition de la collection d’images
ainsi réalisée ne s’arrête pas à un sujet visuel particulier, mais promène le
regard du spectateur vers des endroits et des objets différents.
Si chacune de ces photographies prise en particulier nous plonge dans un
univers intime, étrangement familier, une vision d’ensemble nous invite à
rechercher le sens construit par la juxtaposition de ces vues qui se regroupent
en plusieurs séries. Dans un premier groupe d’images constituées par des lits
de chambre d’hôtel, règne une atmosphère de blancheur presque monochrome :
avec délectation, l’objectif enregistre précisément les moirures de l’ombre sue
le plissé des draps abandonnés par les corps qui durent rêver en ces lieux.
C’est à partir de ces photographies un peu pâles, différentes des autres
beaucoup plus colorées, que le rêve apparaît comme le principe qui guide
l’inspiration de Bruno Cattani. Ainsi, une autre série d’images montre des
antichambres : Certaines sont de véritables sacristies garnies de meubles
et de statues pieuses démodées, ou des salles qui y font penser, remplies de
bibelots, (…). L’exploration de ces coulisses du rêve se poursuit avec les
restes délabrés d’un ancien hôpital où quelques objets trainent encore (…). Ces
salles presque vides et rongées par le temps illustrent au grand jour les
petits riens enfouis dans la mémoire à partir de quoi se fabriquent les rêves.
Dans cette logique onirique, les photographies d’enfants surgissent comme es
souvenirs archaïques, troubles dans le mouvement flouté d’un manège tournoyant,
vaporeuses comme cette scène de plage où une petite fille dirige son cerf-volant
au dessus des nuages. (…) Les photographies de Bruno Cattani puisent très loin
dans les souvenirs : reliques, exvotos, daguerréotypes d’ancêtres et
moulages d’antiques en vrac accumulent tous ces matériaux du rêve dont on ne se
souvient plus une fois réveillé. Nombreuses aussi sont les images d’images
pieuses, issues d’un autre temps, introduites par ce geste de Saint Vincent de
Paul pointant du doigt son crucifix. Au cœur du rêve, la photographie tient
lieu d’épiphanie avec une série de gros plans sur des tableaux voués au
Sacré-Cœur de Jésus.
Ces multiplicités de points de vue abordant des sujets en apparence
étrangers les uns des autres trouvent une entière cohérence dans la
contribution de la photographie à une mécanique des songes. Quelle autre
approche que la photographie, technique appropriée au souvenir du présent,
pouvait mieux rendre compte des formations fantasmatiques ? Avec une
sensibilité émouvante et une maîtrise parfaite du cadrage, Bruno Cattani aborde
poétiquement l’univers onirique, le déploie dans les recoins les plus cachés en
portant son regard sur le monde. Praticien du rêve, il éveille alors la
nostalgie en laissant son spectateur rêveur devant le rêve, touché par des
images qui remuent les souvenirs au point que ces visions semblent émaner de sa
mémoire et de son imagination propre.
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Bruno Cattani, Memorie, 2010. |
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Bruno Cattani, Memorie, 2010. |
Hervé Guibert a rédigé plus d’une soixantaine de rêve personnels dans son
journal intime et la notion de rêve est récurrente aussi bien dans son œuvre de
critique photographique – il aime la puissance de rêve qu’il découvre dans le
reportage – que son œuvre photographique et littéraire.
De nombreux passages de ses essais ou de ses romans évoluent dans une
frontière indistincte entre le rêve et la réalité, situant ainsi cette écriture
au voisinage du fantastique. Le roman Voyage avec deux enfants cultive cette
ligne de flottaison en juxtaposant le journal du fantasme de voyage avec les
deux enfants et celui du voyage réel.
Or, il se trouve qu’une photographie d’Hervé Guibert a pour légende le titre
de ce livre. Cette photographie place au premier plan un triangle de verre,
reste de vitre brisée derrière laquelle a eu lieu la prise de vue. Il s’agit
d’une fenêtre d’où l’on voit une plage sur laquelle jouent deux enfants.
L’interposition de cet éclat de vitre entre l’objectif et la vue rend cette
image graphiquement très intéressante. Sans l’indication du titre, elle ne
donne rien d’autre à comprendre que ce que l’on voit si l’on ne connaît pas
l’interdit auquel cette photo se rattache : le désir d’une effraction
entre le monde de l’enfance et celui de l’adulte. La photographie accomplit
aussi la fonction que Freud assigne au rêve de franchir un interdit pour
réaliser un désir.
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Hervé Guibert, Voyage avec deux enfants, 1982. |
Hervé Guibert donne le titre de « rêve » à quelques-unes de ses
photographies. On pourrait penser que ces images prolongent les nombreux récits
de rêve qui affleurent dans les pages du Mausolée des amants, mais alors que
les rêves écrits sont des données brutes du souvenir d’avoir rêvé, les
photographies de rêves sont des constructions d’énigmes conduisant le
spectateur à la rêverie.
Ainsi, Le rêve du désert n’est pas d’abord un rêve, mais l’image d’un
intérieur abandonné : un canapé est recouvert d’un drap blanc comme avant
le départ. Posée sur ce fond blanc, une carte postale affiche en tout petit
l’image d’un chameau isolé en plain désert. Avec une simplicité minimale quant
aux éléments photographiés, cette photo développe un effet de ressac entre des
représentations à la fois totalement dissemblables et tout à fait comparables.
De multiples lectures deviennent possibles et se superposent.
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Hervé Guibert, Le rêve du désert, 1984. |
A travers quelques essais de ce genre comme Le Rêve du cinéma, ou la reprise de cette mise en scène du désert avec
un portrait de l’auteur à la place du chameau, Hervé Guibert a réussi à
introduire une narrativité dans la photographie. D’une toute autre manière que
Duane Michals, qu’il admirait beaucoup, il scénarise des petits drames en
forçant le rapprochement d’objets ou de personnages étrangers les uns aux
autres à signifier beaucoup. Il engage aussi ses spectateurs à se repaître
d’une reconstruction mentale à partir de ces images photographiques et l’on
pourrait avancer que ce modèle de réalisation parcourt l’ensemble de son œuvre
photographique.
Par ailleurs, la notion de « fantasme » joue un rôle central dans
l’œuvre entière d’Hervé Guibert. En premier lieu, il considère la pratique de
l’écriture littéraire comme l’accomplissement d’un fantasme dans la relation
entre l’écrivain et le lecteur : « Il y aurait dans l’écriture un
fantasme d’insémination, d’enfantement : mettre vingt ans après sa mort, un siècle après sa mort, un fantasme
d’écriture dans un corps étranger. » Parmi ses différents usages de ce
terme, on trouve l’acception psychologique de construction imaginaire,
permettant au sujet qui s’y met en scène d’exprimer et de satisfaire un désir,
et c’est dans ce dernier sens qu’il faut comprendre ce qu’il appelle dans L’Image fantôme, les « fantasmes de photographie ». Il s’agit de
textes courts qui remplacent des photographies désirées, mais non exécutées.
Ils prennent l’allure de projets ou de scénarios : ils constituent en une
description de lieux, d’acteurs et d’accessoires agencés selon des directives
qui, à les suivre, configurent un tableau. La différence radicale avec un écrit
de scénario photographique est marquée par le temps du conditionnel présent
employé systématiquement dans le texte soit pour l’évocation des lieux, soit
pour les directives d’acteurs. Les Fantasmes I, II et IV commencent par :
« La scène se passerait… », le Fantasme III par : « La
femme aux longs cheveux reposerait allongée… ». Toute la description des
scènes est structurée par ce temps grammatical.
Par là même, chacun des tableaux représentés par ces fantasmes n’expriment
quasiment aucune action. Dans le Fantasme I, après que le texte ait décrit le
lieu (un studio vide paré d’un fond blanc), puis donné la liste des
accessoires, les directives pour les deux acteurs restent vagues : ils
« simuleraient un jeu successivement avec tous ces accessoires, une danse,
des mouvements. » Des indications de plans sont fournies pour la séquence,
plan fixe pour une première scène, puis rapprochement du photographe pour
saisir dans une scène identique les détails du corps des jeunes hommes. Une
fois ces éléments de mise en scène fixés, le texte semble annoncer une
action : « Alors, que se passerait-il ? » La réponse à
cette question, loin de développer une action, prolonge les détails de mise en
scène : les jeunes hommes revêtiraient des perruques.
L’absence d’action correspond, d’une part, à la fixation obsessionnelle sur
l’objet du fantasme, mais d’autre part, dans cette catégorie littéraire qui
s’invente – le fantasme de photographie – à la volonté de l’auteur de rejoindre
par l’écrit la fixité de la photographie. Bien plus, ces textes se substituent
totalement à une photographie, suivant le principe plusieurs fois répété dans
L’image fantôme : ce qui fait l’objet d’une photographie, pour Hervé
Guibert, ne peut faire l’objet d’un texte, et inversement. Cette forme
particulière de l’Ut pictoria poesis rend ces photographies écrites
particulièrement intéressantes pour notre propos puisqu’en proposant un
équivalent textuel de la photographie, l’entreprise s’avère quasiment
impossible. Or il se trouve que parmi ces écrits, le Fantasme III fait
exception à la règle puisqu’on trouve dans les photographies publiées par
l’auteur une photographie de Louise, l’une des grands-tantes, qui semble y
correspondre.
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Hervé Guibert, Louise, 1984. |
La confrontation entre texte et photographie est saisissante : dans un
premier temps, on peut être frappé par la ressemblance entre la description et
la réalisation photographique et il ne fait pas de doute que l’une ait pu
inspirer l’autre. Une comparaison terme à terme cependant montre, au-delà de
cette ressemblance, des différences importantes. Les éléments communs au texte
et à l’image sont l’acteur (Louise dont
l’âge réalise la préférence énoncée dans le texte) et quelques
accessoires, la baignoire, le drap. Mais d’une part, la photographie impose des
éléments non décrits : l’importante surface des carreaux blancs,
l’oreiller, la présence fortement contrastée du robinet sur la paroi de la
baignoire. D’autre part, des directives ne sont pas respectées : on ne
voit pas l’eau de la baignoire, ni la fenêtre haute d’où proviendrait la lumière
et Louise ne laisse pas dépasser ses bras et le haut de son buste. Bien plus,
la photographie ne saurait représenter certaines précisions apportées par le
texte. Ainsi, en ce qui concerne la manière dont est posé le drap « comme
on le faisait autrefois pour protéger le corps du contact froid du cuivre ou
des échardes du bois », la façon dont l’actrice s’en enveloppe comme d’un
linceul, l’atmosphère de la salle de bain « qu’on aura pris soin de ne
pas chauffer », sont autant d’éléments absents parce qu’intraduisibles par
la photographie. Ce sont là plus que des directives, des conditions d’énonciation
du texte qui ressortissent à l’appréciation personnelle de l’auteur, metteur en
scène dans le texte de son propre désir.
On pourrait reprendre systématiquement chacun des « Fantasmes de
photographie » dans L’image fantôme et faire la même constatation :
la part proprement photographique inhérente à chaque texte se limite aux
acteurs et à quelques accessoires, rarement à un dispositif de prise de vue, et
ne comprend pas la part vécue du fantasme que l’écriture précise et détaille.
Il n’en demeure pas moins que ces textes sont des photographies virtuelles ou
l’intention de photographier vise avec fixité son objet. La vision hallucinée
peut alors se déployer et s’éterniser dans les méandres de l’écriture sans
jamais être perturbée par un déclic ou par le temps d’une action. En devenant
pratique d’écriture, la photographie s’extrait des contingences de la réalité
et se fait rêve éveillé.
Robert Pujade, Fantastique et photographie, L'Harmattan, 2015.
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