Blog proposé par Jean-Louis Bec

mercredi 23 septembre 2015

"L'espace du désastre"


Rubriques: photo du XXième et contemporaine, société et photographie, paysage 

La pulvérisation de l'espace urbain est un motif  prisé par les photographes. La composition de l'image se nourrit de la décomposition spatiale, comme si elle trouvait là un aliment particulièrement relevé pour la mastication visuelle. En même temps la photo révèle une dimension catastrophique endogène aux mégalopoles. L'ultime de la dévastation urbaine comme figure répulsive est simultané à une étrange attraction du regard. A travers la déconstruction du tissu social propre à l'urbanisme ravageur, toute une scène tragique surgit, possédant la fatale beauté du deuil de la ville.
Une photo de William Klein intitulée Minigang Brooklyn prise en 1955 reste symptomatique de la pulvérisation extatique de la ville.

William Klein, Minigang, Brooklyn, 1955.

Dans le terrain vague constitué d'immeubles détériorés et d'un sol juché de débris à New York, quatre enfants lèvent la tête comme pour humer un air rare, ou comme pour regarder un avion et pourquoi pas (cela vient immédiatement à l'esprit) guetter la bombe qui anéantira la cité. Une autre image de Klein (New York, 1955) présente un lieu démoli où se juxtaposent un pont, un immeuble gris et les débris d'un bâtiment englouti. Toutes les hypothèses sont permises, même les plus folles, car le cadre urbain est lui même hallucinant. En même temps désolé et étrange, massif et désertique, surchargé et vide, un tel espace est difficile à nommer. Le ton et le grain de l'image accentuent cet effet de grisaille et de lieu inqualifiable. L'artiste pratique ce qu'il appelle la "street photography", manière de faire consistant à détourner ironiquement les stéréotypes de la photo journalistique à tirage grossier, grains non épurés, gros plans... La brutalité calculée de l'image permet d'accéder à une certaine horreur du "quelconque" urbain intrinsèque à la banalité des sites, dont les enfants aux regards ravis tentent d'échapper. C'est l'Autre de la ville qui les habite. Car on remarque que les personnages n'occupent par le centre mais le bas gauche de l'image, ils sont déplacés dans l'espace, ils sont extra-territorialisés par une gravitation hors champ. Ce sont des survivants d'une apocalypse intégrée qui aurait anéantie la population, tout en laissant quelques éléments de la structure urbaine debout.

Dans ce type d'images, la mort de la cité est virtuelle  mais déjà là, et recoupe parfaitement l'aspect "sans avenir" de la photo (puisque celle-ci, contrairement au cinéma, est non mobile), ce que R. Barthes appelle "un point énigmatique d'inactivité, une stase étrange, l'essence même d'un arrêt". A travers ces images du paysage urbain dévasté, il n'y a guère d'avenir pour la ville, sinon sa destruction. A la rigueur, le temps est suspendu dans de telles photos; il se produit un "vertige du temps écrasé" (Barthes) notamment dans l'effritement des lieux urbains. Malgré une apparente ouverture ouverture spatiale, le lieu est néanmoins fermé parce que sans "légende". Car la dimension légendaire permet les issues, d'aller et de venir à sa guise. Or nous nous heurtons à une sorte de néant urbain, un "néantissement" (pour reprendre le mot d'Heidegger) résultant d'une spatialité délocalisée, disséminée, trouée, particulière aux villes extensibles à l'infini.

Dans cette actualité perpétuelle il n'y a plus d'accumulation de valeurs (sociales, urbanistiques, esthétiques) mais de la simulation, ou plutôt déjà l'annonce d'une dé-simulation dans l'abandon, la décrépitude des signes. Ce que rendent les photos de Klein c'est la folie de New york, de toute ville mondiale (Les cités-monde). En effet, la photo signale parfaitement l'absence d'une totalité de l'urbain mais aussi instantanéise la consécration d'une énergie de la ville, d'une circulation triomphante des flux multiformes. Paradoxalement l'arrêt sur image de la photo renvoie au tourbillon de la ville, à l'agitation moléculaire journalière et imperceptible.

On sait l'influence qu'aura Klein, avec R. Frank, sur les photographes contemporains après les années cinquate. "La photomatonographie de rue" constitue une démarche "anti-esthétique", anti-art", du moins dans le sens académique des domaines, où domine une volonté de briser les conventions, d'abolir la distance qu'implique l'appareil. A la rigueur comme le dit Klein lui-même "j'ai joué le paparezzo, traitant l'événement  le plus anodin comme s'il s'agissait d'un "scoop"". Nous serons tous une star quelques minutes, prophétisait Andy Wharol. Mais cette attention à la banalité est remarquable par le cadrage qui est une véritable plongée physique dans la rue. N'oublions pas qu'après guerre la référence majeure est H. Cartier Bresson, c'est-à dire l'élégance, la distance, la mesure française. Evidemment Klein va dans un sens tout à fait opposé "je fonçais tête baissée dans tout ce qu'il ne fallait pas faire en photographie"...
Ce qui passionne Klein est de cataloguer les désordres de la ville en photographiant rues, enseignes publicitaires et passants. Tout coexiste dans l'image: personnages, objets, lumières, architecture, mouvements, drame collectif et individuel comme cette image intitulée Coppertone, Coney Island, New York, 1981. 

William Klein,  Coppertone, Coney Island, NY, 1955.

Le photographe part de cette imbrication gigantesque, d'une enchevêtrement impossible, du chaos quotidien, pour agencer le tumulte de la ville. La nouveauté est qu'en libérant l'appareil Klein "libère" l'oeil, par exemple avec l'utilisation sans complexe du grand angle il a tendance à collectiviser sa vision. Mais sa photographie met subjectivement le doigt sur les connexions invisibles qui lient les objets, les êtres, les mouvements dans la ville.
Il nous semble aussi que Klein par son travail oppose à la macro-structure du damier, une microscopie du quotidien chaotique, dans ses clichés comme 42ième avenue (1955), Gun 2 (1954)... Principe du damier on le sait, à la base de la société américaine avec les rues se coupant à angle droit selon un même modèle incontournable. Or la rue présentée par Klein est méandre et métissage de populations, de formes, d'espaces. Elle constitue la subversion effective, insidieuse, du système urbain rationalisé, elle est l'endroit d'un envers dans le bousculement d'une modélisation formelle de la ville par les corps de ceux qui la fréquentent et la parcourent.

Ce détour par Klein est justifié par le fait qu'il est l'un de ceux qui influença (avec Frank) la nouvelle génération d'artistes du réel. Et surtout par ce qu'il encourage à sa suite une plongée photographique dans la ville, dans ses rues, ses joies, ses désolations. Il n'est certes pas le seul (Herry Callahan, Dorothea Lange, Weegee, auparavant) mais le systématisme de "l'anti-photo" par ses paroxysmes techniques ou plutôt l'outrepassement de la technicité, nous conduit à nous intéresser à l'espace maltraité, torturé, délaissé. Enfin, la laideur de nos villes (l'obscénité de ses signes détériorés) devient un objet esthétique. Ce à quoi, s'attache un photographe français comme Marc Gibert aujourd'hui, en restituant des chantiers, des friches urbaines, des murs tagués, des lieux écroulés, boueux, absurdes, dans toute leur inquiétante beauté. Une telle approche est rendue possible, un tel pathétique du "non lieu" se dégage, par et dans le contexte de la ville entropique.

L'extension prévisible de la banlieue constitue, pour Henri Lefebvre, un espace paradoxal puisque "cet espace, en effet, est à la fois structuré et chaotique". Notamment la région parisienne est structurée du fait de l'opposition claire entre pavillons d'une part et grands ensembles d'autre part, mais chaotique du fait qu'on a mis tout cela n'importe où, n'importe comment, sans projet défini. D'où un "texte" peu lisible, qui semble indéchiffrable. A l'occasion on peut se souvenir d'une photo de Willy Ronis sur le bidonville de Nanterre qui voisinait avec les industries nouvelles (1958). L'espace urbain, avec le modèle expérimental de la banlieue, est "homogénéisé", c'est-à -dire que tout devient identique (Bâtiments, édifices, voies de circulation...), mais il est simultanément fragmenté, mis en pièces, parcellisé par les lois du marché immobilier. C'est l'homogénéisation hétérogène, modèle que H. Lefèbvre, en philosophe, voit se   jouer dans la pensée elle même: soumission aux normes d'une logique uniforme, fragmentation ou morcellement du savoir.

Cette contradiction peut aboutir à "l'anti-ville" comme la nomme l'anthropologue L.V. Thomas, une cité qui se consume par une absurde involution. En un sens le discours sur la ville rejoint celui sur la  mort, parce que la ville est comme un corps vivant, elle a besoin de toutes les formes de vie, d'énergie, pour se réaliser dans la mort. La lente agonie de certaines cités, on le sait, on le sait, atteint au sublime (Venise, Kyoto), et produit un culte analogue à celui des fleurs fanées. Ce sont ces aspects que mettent en scène certains photographes, aujourd'hui Gibert, Plossu, Lambours... Tous repèrent l'existence d'une para-ville se constituant au sein même de la ville, proliférante ou mortifère. Cet espace de parachèvement se contracte dans sa propre destruction. Car on peut entendre dans la fascination de la démolition, ou de la décrépitude, un désir de  meurtre de la ville. La ritualisation du processus destructif, l'affirmation opérationnelle d'une finalité, sont là pour conjurer cette pulsion obscure. Pourtant les images momifiées de la photo mettent à nu, en évidence, la pulsion de mort appliquée à l'espace.
On peut se demander si les représentations de la désintégration spatiale n'impliquent pas l'anéantissement de la représentation même. A la para-ville correspond une "néo-photo" faite de flous, d'accélérés, de hors-cadres, de faux jours, de gros plans, de cut-up, etc. Mais il n'y a pas de mort de l'image en ce cas précis, car la photographie excède le concept de la représentation. Simplement elle participe d'un art mortuaire (Barthes), en ayant la virtuosité de tout figer sur place, tel le Vésuve pétrifiant la ville de Pompéï.

Ce que semble nous faire comprendre le reportage formel sur la ville aujourd'hui, est qu'il paraît impossible de réunir tous les fragments du réel pour constituer une unité idéale urbaine, une "scène sociale" où tous les acteurs de la ville se rencontreraient et se légitimeraient par des présences. Une telle nostalgie d'une scène civique existe bel et bien dans la photographie française après guerre (Doisneau, Ronis...), bien que la dislocation historique soit déjà là. Georges Bataille se fera l'écho étincelant et sacrilège de la perte à travers ses écrits théoriques et érotiques. Mais le documentaire esthétique contemporain concentre le regard sur la désubstantialisation de l'espace, l'aspiration au vide social. Les personnages deviennent rares, les lieux et les bâtiments se fissurent, se décomposent, sont surchargés de signes incompréhensibles. Curieusement cette suffocation, cette respiration saccadée, spasmodique, de la ville, produit une nouvelle esthétique dont la photo rend compte et travaille en même temps.

Il faudrait faire l'Eloge de la faille, ce que pratiquent à leur manière les artistes du réel en prélevant des morceaux de ville. Car la faille, comme fracture de l'écorce (terrestre, corporelle, matérielle, imaginaire...) met paradoxalement en contact des objets, des terrains, dissemblables ou ressemblants. Par fissure elle opère un glissement vertigineux des phénomènes entre eux, le long d'une ligne ténue, subtile, extrêmement fragile. Acte de la fente qui autorise à suggérer l'irreprésentable, car on sait qu'une faille est aussi un voile, une etoffe, un tissu de soie...
Une telle cassure, un tel manque, un tel glissement, Marc Gibert les décèle avec les images sur les terrains vagues, les grands ensembles. Ayant appris la langue chinoise il photographie dès 1982 de bas en haut et de gauche à droite, comme imbibé par l'écriture. L'essentiel reste le vertige des images couleur, la dramaturgie nue des signes urbains. L'artiste s'intéresse au paysage de la petite couronne parisienne, située à une vingtaine de minutes de la Capitale. Il se produit une contamination de la matière et des formes présentes dans l'environnement chamboulé. Par exemple une magnifique image (1992) porte sur un lieu où s'associent la terre du chantier, la boue, une palissade rouge et blanche... Sans oublier  les nuages noircis et les bâtiments sociaux alignés qui servent de toile de fond. C'est l'illustration d'un propos de John Cage, sur l'immense collage que constitue le quotidien des sociétés modernes. Sauf à considérer que les pièces sont disjointes dans le puzzle, comme si un interstice, un vide s'engouffrait entre les éléments de l'espace.


Marc Gibert, Paris, 1992 (original en couleur)

A l'évidence, M. Gibert recherche et affirme un équilibre par une composition, un mode aspectuel, somme toute classiques. Néanmoins, "l'adhérence du réel", (l'immanence photographique), troue l'image, l'inquiète de par l'abîme ouvert avec le paysage charnellement fréquenté par le photographe. D'ailleurs le motif photographique n'exclut nullement cette déstabilisation symbolique inhérente à l'objet même, au contraire. C'est là, comme on le sait, que réside toute l'ambiguïté de l'art photographique.
Je peux constater un même vertige, aplati, resserré, avec d'autres clichés de Gibert. Une photographie comme en à plat alors qu'elle propose une profondeur de champ, une composition figurale parfaite qui, néanmoins, provoque une sensation d'abandon irrémédiable. (...)


Marc Gibert, Paris, 1992 (original en couleur).

 Cette puissance du bâti comme affirmation d'un pouvoir abstrait, à vrai dire indiscernable, est fissuré par l'élément liquide et l'ammassement désordonné des signes sur la paroi blanche. La conjonction d'un fait archétypal (eau stagnante) favorise une décomposition de l'hyperbole urbaine constituée par les buildings. C'est un fait que, où surgit l'érection architecturale comme prouesse technique, se répandent simultanément des déchets, de la désagrégation, de la détérioration, de la putréfaction. Cette altération de l'espace a lieu au pied des bâtiments, vers le bas donc, aux alentours, aux confins. La déchirure par le bas urbanisme (Ainsi Bataille parlait d'un "bas matérialisme") affirme une matière obsédante, "l'animalité" de toute ville, s'opposant ou côtoyant secrètement, la magnificence et la maîtrise architecturales.

Ces images de M. Gibert instaurent les figures renversantes d'une ville qui s'étire vers ses bords, et par conséquence a tendance à chuter dans un espace vide. La cité actuelle par son mode expansif produit son clinamen avec l'atomisation et le mouvement illimité. On a cette sensation de figure renversée, de lieu tombé à la renverse, avec une autre photo nous entraînant à voir l'autre côté, le derrière de la création architecturale triomphante, style La Défense. En effet, un mur délabré sur lequel sont tombés les mots "grands remerciements - meilleurs voeux - Alain" en grands caractères couleur, contraste singulièrement avec la puissance abstraite des bâtiments de verre qui se trouvent derrière la palissade. Le photographe contourne ironiquement cette omnipotence architecturale pour passer concrètement de l'autre côté.
A sa façon le créateur métaphorise l'espace en captant, et restituant un réel obsédant, expansif des matières encombrantes et impures. Ici la matière boueuse, une terre torturée par le machines, impose sa présence troublante. La couleur et les marques informes constituent un sol incertain, sables mouvants. Par ce déplacement de "terrain", par conséquent de l'angle de vue, ses fondements, ses sous-bassements, nébuleux et chancelants. Un doute s'installe insidieusement, comme si le ressort secret de la frénésie de construire et du gigantisme passé à l'acte se trouvait dans une pulsion de mort. Car toute figure humaine, même déshumanisée, est absente des images de Gibert: plate formes urbaines désertes s'étendant dans les banlieues universelles. Par son absence remarquable la figure humaine hante l'espace urbain, elle est spectrale dans tous les sens du terme c'est à dire fantomatique, claire-obscure élargie dans ses effets, ou bien poétique, esthétique, pathologique.

Au lieu d'être une forme d'harmonie, où la diversité des parties se distribue de façon homogène, la grande ville devient entropique puisque les distributions des éléments signifiants et spatiaux semblent faiblement ordonnés. On le constate avec certains clichés de Xavier Lambours ou de Bernard Plossu, où l'espace est fendu par des travaux, par le mobilier signalétique ou un passant isolé. On voit l'écart, si l'on peut dire, avec un artiste comme E. Boubat qui , après guerre, effectue une sorte de "topoanalyse" sauvage des lieux parisiens, les personnages et les affects y sont en correspondance permanente dans l'image. La rue devient le lieu de l'enfance, d'une tendre nostalgie qui cependant constitue le présent de la scène captée. Boubat joue avec la réalité de l'environnement en découpant des bancs (1947) l'homme avec son chien à la terrasse de café.... (...)
On peut voir une telle interrelation des humains et des lieux dans l'iconographie de R. Doisneau, où domine la mise en scène des situations, car apparemment s'engendre une approche directe et chaleureuse du photographe avec le théâtre des lieux, les gens et la rue. Aucune collision, ni agression, la violence est exclue des clichés des clichés (...). Ce sont des corps en jeu dans les combinatoires de la ville. Des "corps" qui déjouent l'ordre urbain en se fondant anonymement dans celui-ci, et les citadins utilisent des tactiques, des "astuces de chasseur" parmi les opérations hétérogènes de la mouvance urbaine. Encore faut-il apprécier le fait que ce proncipe de mise en sympathie avec les habitants, d'empathie avec les lieux, chez Doisneau est de l'ordre théâtral, d'un artifice de la "naturalité" du moment, explicite ou implicite dès que le photographe pointe son regard.
On mesure l'écart entre la photographie contemporaine où les collisions, les irréductibles tensions, au sein des territoires sont nettement soulignées. Territoire et non plus territorrialité, car les espaces urbains apparaissent vidés de tout contenu social, de toute lieison de la communauté dans son effectuation spatio-temporelle. Certes quelques silhouettes peuvent se profiler dans la béance des villes, mais ce sont des individus errants, des passants sans interaction substantielle (personne ne se parle, ni ne se regarde véritablement). Les photos aujourd'hui nous indiquent le degré d'éloignement atteint, peut être irrémédiablement par rapport à l'être-ensemble.
Un artiste "bohème" comme Ed Van der Elsken, avec son regard étranger avait pressenti la désintégration communautaire dans le Paris des années 50. Il vivait paradoxalement dans une sorte de tribu de jeunes à St Germain de Près à l'époque des caves et de la vogue "existentialiste". Or dans ce contexte communautaires les photos d'Elsken expriment une deshérence pathétique et la solitude des individus. La dégradation de l'espace physique fait écho à l'aspect nauséeux et angoissé des personnages 'marginaux, pauvres, alcooliques). Les territoires et les possibilités identitaires qui s'y rattachent supposent des espaces de fuite que permet la grande ville. D'où curieusement, dans la désespérance urbaine une forme de bonheur, de liberté individuelle que l'on ne retrouve nulle part ailleurs. Face à cet état des choses deux attitudes photographiques possibles s'offrent à nous. Soit tenter de colmater l'espace dans une image pleine, bordée, signifiée (Doisneau par exemple), ou soit ouvrir l'espace par une image trouée, débordée, signifiante (Klein par exemple). Il semble évident qu'avec la nucléarisation accélérée des villes, les nouveaux photographes ont suivi la deuxième voie. Car il paraît vain de s'acharner à présenter une image pleine de sens, fortement cadrée, dans un contexte post-moderne, a-signifiant, zébré par les lignes de fuite, où tout système s'effiloche. Ce serait manquer le réel "extra-moderne", où tous les signes sont révulsés, hors d'eux mêmes, et ne décolèrent pas.
Ce courroux des signes blessés atteint les photographes dans leur subjectivité et leur pratique, et leurs images constituent des ecchymoses, des meurtrissures par rapport à la cité. La dimension traumatique est présente, comme l'écrit Maurice Blanchot "j'appelle désastre ce qui n'a pas l'ultime pour limite, et ce qui entraîne l'ultime dans le désastre". Au-delà de l'ultime, éthique et esthétique, il y a l'illimité de la ville, dont la photographie par sa faiblesse d'infiltration peut recueillir et reconstituer quelques fragments.
Comme cette image de Xavier Lambours, panorama de chantier à la Défense, séparant deux boulevards. Les strates spatiales semblent se juxtaposer, et le contraste est saisissant entre la verticalité des tours longeant les périphériques et l'enfouissement dans les entrailles urbaines occasionnée par les travaux. Le paysage est dominé par une indifférence entre les trois parties de l'environnement pourtant structurellement imbriquées. La photo souligne des zones qui sont des écarts, fonctionnant de façon excessivement autonomes, tels que les endroits apparaissent visuellement. Zonage extrême de l'espace urbain. (...)


Xavier Lambours, La Défense.


Ce "non-lieu" comme lieu de transit et transitoire (ainsi le définit Marc Augé) a sa propre force, son étrange attraction constituée par la désolation du site et la nudité infernale des signes plantés là, absurdes dans leur exposition froide, leur désaffection effective. Là encore je suis projeté dans un astre inconnu, car finalement inexploré, où l'ultime insignifiance ne constitue même pas une limite pensable.

Alain Mons, L'ombre de la ville, Les éditions de la Vilette, 1994.





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