Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 6 juin 2015

Fragmentation photographique


Rubriques: perception, vision et photographie; portrait photographique; montage photographique; photographie du XXième, photographie du XXième et contemporaine; art et photographie.

« La vraie beauté  doit résister à tous les examens. Approchez-vous d’une femme qui de loin paraît jolie :  vous la verrez s’écarter, chercher la pénombre propice à l’illusion ou raviver ses couleurs artificielles (…). Heureuse celle qui ne redoute pas l’offensive d’un ennemi. Tel est le cas de Miss France. La voici : son corps est souple, ses membres fins. Elle est parfaite. Nous voici face à face. Ses traits sont purs. L’opérateur tire sa loupe, arme terrible : Miss France sourit. Approchez-vous encore, voici Miss France en détails. Oh ! la jolie dissection. Cet œil n’est fait que pour contempler la génuflexion. Cette oreille pour entendre chuchoter un madrigal; ce nez, dont l’imperfection même est ravissante, n’est destiné qu’à respirer les pures essences des fleurs; et ces lèvres, ah, ces lèvres… »
Intitulé « Miss France vue à la loupe », ce texte paraît en mars 1930 dans les colonnes du pricipal magazine français illustré de l’époque, Vu, accompagné d’un étonnant montage de photographies : en médaillon, deux vues face et profil de son visage : œil, bouche ouverte, bouche fermée et une oreille, qu’entoure une main tenant une loupe. En accord avec l’esprit du texte et le titre de la rubrique (« le Triomphe de la femme), l’ensemble se présente comme un véritable blason photographique du visage féminin, à la manière de ces poèmes médiévaux faisant l’éloge de parties du corps aimé. Mais dans sa structuration éclatée, le photomontage propose dans le même temps une expérience visuelle, en recomposant une surprenante géographie faciale, surmontée d’un œil cyclopéen. Dans sa dimension tout à la fois érotique et grotesque, la page n’a finalement rien à envier aux photomontages surréalistes de la période.

L’auteur de ces images signées n’est autre qu’André Kertész. Ce dernier n’est toutefois probablement pas à l’origine du montage. Des quelques clichés de commande réalisés pour l’occasion et qui alternent cadrages classiques et point de vue plus rapprochés, un graphiste anonyme n’aura retenu à la mise en page que des éléments de détail. Accentuant l’effet de fragmentation, le résultat obtenu s’affirme dans le droit fil des jeux graphiques de mise en page d’une certaine presse illustrée venue d’Allemagne, qui, de la revue, Uhu à la Berliner Illustrirte Zeitung, se fait abondamment l’écho à cette période des audaces visuelles et formelles des avant-gardes photographiques allemande et européenne. Dans leur volonté de rupture avec la grammaire photographique du siècle précédent et de mise en place d’un  langage visuel résolument contemporain, ces dernières ont privilégié un vocabulaire et une syntaxe photographiques nouveaux. Jouant sur tous les paramètres, optiques et chimiques, inhérents à l’opération photographique, elles se sont efforcées de construire une nouvelle vision, plus proche de la perception, heurtée, mécanique et constamment mouvante, de l’individu moderne. Dans le domaine de la prise de vue, à  l’instar notamment de la plongée et de la contre-plongée, la fragmentation du motif photographié, par des jeux de découpe liés au cadre ou par divers subterfuges optiques, constitue l’une des principales figures de style de cette Nouvelle Vision.

Le XXième siècle n’a toutefois pas inventé l’écriture fragmentaire. Si celle-ci a fini par constituer un des traits distinctifs de l’esthétique moderne, c’est tout au long du XIXième qu’elle s’est imposée, en  littérature comme dans les arts plastiques, depuis l’esthétique littéraire romantique jusqu’au goût pour les découvertes archéologiques. Méfiance ou lassitude grandissante à l’égard des notions d’achèvement, d’harmonie ou d’équilibre ? Signe des temps, la fin du XIXième voit éclore plusieurs systèmes d’analyse utilisant le détail anatomique comme outil de connaissance du sujet. Le système d’identification criminelle, le premier, fait appel à la méthode photographique et anthropométrique mise au point par Alphonse Bertillon à la Préfécture de police de Paris dans les années 1880. L’individu est envisagé comme une somme de signes particuliers, de détails anatomiques caractéristiques, notamment l’oreille – qui se révèle le facteur le plus important au point de vue de l’identification. Presque  au même moment, une méthode analytique et scientifique d’attribution des œuvres est mise au point par l’expert et historien d’art Giovanni Morelli,  à partir de tableaux de la Renaissance. Indifférent à  la composition générale des tableaux qu’il étudiait, Morelli voyait, dans le dessin de certains détails de l’anatomie des figures, notamment les mains et les oreilles, la meilleure clé d’identification de leur auteur: la manière dont le peintre peignait, le dessin des ongles, la position des doigts, le contour des oreilles sont, à ses yeux, particulièrement caractéristiques du style de l’artiste. A cet égard, ses ouvrages illustrés de dessins au trait de lobes et de positions de mains, fragments de figures tirées principalement de tableaux de la Renaissance italienne, évoquent tant les planches des traits anatomiques que les manuels d’identification judiciaire de Bertillon de la même période.
Cette prééminence désormais accordée au fragment secondaire sur le tout organique retient fortement l’attention de Sigmund Freud, qui emprunte à Morelli sa méthode lors de la rédaction, en 1914, de son étude du Moïse de Michel Ange. A cette occasion, Freud souligne les analogies entre le procédé de Morelli et la technique de la psychanalyse médicale. Dans un cas comme dans l’autre, la forte « abstraction de l’effet d’ensemble » est contrebalancée par une attention extrême désormais portée à l’accessoire – ce que Freud nomme « la signification caractéristique de détails secondaire ». Cet intérêt croissant pour les formes du fragment trahit un scepticisme grandissant, au moment où le siècle prend fin, à l’égard d’un certain positivisme totalisant.

Dans la construction d’un regard et d’une sensibilité modernes, plus attentifs à l’esthétique fragmentaire, la photographie a bien évidemment joué un rôle. La fragmentation du motif par la prise de vue constitue une composante essentielle de l’acte photographique. Cette dimension est évidente dès l’apparition du médium : pour l’un de ses premiers critiques avisés, Eugène Delacroix, c’est bien cette opération de découpe du réel qui distingue la vision du peintre du photographe – et, par voie de conséquence, qui permet également de séparer ce qui est l’art de ce qui n’en est pas. Le peintre crée par la composition, le photographe par le cadrage. S’il y a bien, dans un cas comme dans l’autre, une sélection des objets représentés, elle s’effectue de manière radicalement opposée: dans le premier cas, par le rassemblement, sur la surface de la toile, d’éléments divers, sélectionnés par l’imagination de l’artiste; dans le second, par l’exclusion imposée par la nature de tout ce qui ne s’inscrit pas sur le verre dépoli de la chambre photographique. En résulte ici un morceau extrait d’un tout, là une totalité autonome. Dans l’un de ses albums, en date du 1er septembre 1889, Delacroix établit cette distinction et développe une réflexion sur la photographie : « Le réaliste le plus obstiné est bien forcé d’employer, pour rendre la nature, certaines conventions de composition ou d’exécution. S’il est question de la composition, il ne peut prendre un morceau isolé ou même une collection de morceaux pour en faire  un tableau. Il faut bien circonscrire l’idée, pour que l’esprit du spectacle ne flotte pas sur un tout préalablement découpé; sans cela, il n’y aurait pas d’art. Quand un photographe prend une vue, vous ne voyez jamais que la partie découpée d’un tout : le bord du tableau est aussi intéressant que le centre ; vous ne pouvez que supposer un ensemble dont vous ne voyez qu’une portion qui semble choisie au hasard. L’accessoire est aussi capital que le principal ; le plus souvent, il se présente le premier et offusque la vue ; Il faut faire plus de concessions à l’infirmité de la reproduction dans un ouvrage photographié que dans un ouvrage d’imagination. Les photographies qui saisissent davantage sont celles où l’imperfection même du procédé pour rendre d’une manière absolue laisse certaines lacunes, certain repos pour l’œil, qui lui permettent de ne se fixer que sur un petit nombre d’objets. Si l’œil avait la perfection d’un verre grossissant, la photographie serait insupportable.
C’est cette « perfection du verre grossissant » que les avant-gardes photographiques choisissent de mettre en avant à partir des années 1920, en ouvrant l’une des voies les plus fécondes empruntées par la technique. Dans une logique moderniste d’individualisation des techniques, il importe de pleinement exploiter les  possibilités inhérentes au seul médium photographique : la capacité de l’appareil à proposer une vision mécanique plus performante que l’organe naturel devient vite, sous l’influence conjuguée des écrits de Dziga Vertov pour le cinéma et Laszlo Moholy-Nagy pour la photographie, un lieu commun de la littérature photographique d’avant-garde. La possibilité de focalisation sur des points de détail, à la manière d’une lecture à la loupe ou même, au-delà au microscope ou à la lunette, constitue, à leurs yeux, une des potentialités les plus fécondes du médium.

Tout gros plan ne relève certes pas forcément d’une écriture fragmentaire. A l’inverse, en photographie, l’écriture fragmentaire n’implique pas nécessairement le recours au gros plan. Il existe d’autres modalités de fragmentation : par des jeux optiques (à la prise de vue) et chimique (au tirage), les surréalistes, de Raoul Ubac à Man Ray ou Brassaï, ont ainsi mis à mal la figure humaine, redessinant du même coup une nouvelle cartographie anatomique, tel un « sabotage de la réalité immédiate par les désirs » pour reprendre les termes de Camille Bryen et Raoul Ubac en 1935. 


Raoul Ubac, 1935.

Man Ray, Kiki de Montparnasse, 1924.
Brassaï, Ciel postiche, 1932-1933.

Brassaï, Femme-mandoline, 1934.

Le gros plan n’en constitue cependant pas moins l’un des auxiliaires les plus fréquemment employés et les plus féconds de l’écriture fragmentaire. Emprunté aux méthodes scientifiques d’analyse et d’observation, de la médecine aux sciences naturelles, il marque l’avènement d’un regard dénué d’affect sur les êtres et les choses.

Transposé par les avant-gardes photographiques dans le langage artistique, il modifie profondément les deux genres fondamentaux de la saisie du modèle humain, le portrait et le nu. En 1931 en introduction à l’ouvrage d’Helmar Lerski, Köpfe des Alltags, série de clichés de visages d’anonymes photographiés de très près, le critique Curt Glaser relève la neutralité de cette nouvelle approche : « Ces photographies ne taisent ni n’ajoutent, non plus, qu’elles embellissent ni ne retouchent quoi que ce soit. La lentille se rapproche tellement que les pores de la peau apparaissent comme sou un verre grossissant, souvent la plus grande plaque ne suffit pas à contenir toute la tête. Il faut sacrifier un bout du menton ou du crâne. Mais si les yeux, la bouche et le nez, supports de l’expression, en apparaissent alors plus fortement, ce renoncement, qui signifie en même temps concentration, se justifie ». A la même époque, un autre critique allemand, Willi Warstat, note à propos du nouveau portrait photographique que « la capacité qu’a la photographie de représenter la surface des objets des ses  moindres détails, d’enregistrer fidèlement chaque pore de la peau, chaque ride, chaque poil était considérer autrefois comme non artistique, de la mécanique. Aujourd’hui, cet effet de surface apparaît comme un effet qui, purement photographique, est différent de notre vision, et c’est justement à cause de cela qu’on le recherche et l’apprécie. »

A partir d’une expérience commune, celle de la loupe grossissante, Glaser et Warstat tirent des conclusions diamétralement opposées à elles de Delacroix. Pour les deux hommes, c’est bien la prodigieuse capacité mécanique d’enregistrement de l’appareil qui fait de ce dernier un instrument unique et contribue à renouveler l’art photographique. Dans la saisie du visage, la focalisation sur tel ou tel détail implique donc le sacrifice de ce qui caractérisait le portrait classique, à savoir l’expression. A celle-ci se substitue, par l’opération de concentration du regard, une relation de l’ordre symbolique plus que du descriptif : soit une métonymie photographique en vertu de laquelle la partie vaut pour le tout. Cette écriture fragmentaire, qui suppose la simplification symbolique du motif et de la composition, est très utilisée dans la  photographie d’illustration et  la publicité de l’entre-deux guerres, commel’attestent les travaux de Laure Albin-Guillot. Une même pratique métonymique anime la série Particulars, réalisées par David Goldblatt, principalement dans les rues et les parcs de Johannesburg. Se souvenant de son premier métier – tailleur - , le photographe y traque la signification des vêtements (leur coupe, leur texture) comme des attitudes. Cette relation métonymique peut également devenir inquiétante chez Lars Tunbjörk, voire grotesque chez Andy Warhol.

David Glodblatt, Woman on Bench, Johannesburg, 1972.

Andy Warhol, False Teeth, 1982-1983.


Lars Tunbjörk, Civic Administration, Tokyo, 1996.


Le gros plan fragmentaire induit souvent une nouvelle distance, d’extrême proximité, entre modèle et opérateur. Ce dernier se rapproche de manière tout à fait inédite – curieuse, violente ou amoureuse, jusqu’à la transgression – de l’espace intime de son sujet, rompant ainsi avec les conventions du portrait, et même du nu, alors en vigueur. A cet égard, les gos plans de Maurice Tabard, Roger Parry, André Steiner, Aurel Bauh, comme, plus tard, ceux de Dieter Appelt, John Coplans ou Sophie Ristelhueber, transcendent le genre du  portrait : les approches psychologique ou sociale en sont bannies au profit d’une « étude de surface », pour reprendre les termes de Warstat. Le visage y est saisi dans toute sa matérialité, aboutissant à une objectivation de l’individu, finalement conforme au modèle scientifique qui sous-entend le gros plan. Ainsi, le motif de l’œil isolé devient lieu commun de la photographie d’avant-garde dans l’entre-deux guerres. La photographie d’œil s’inscrit en rupture volontaire avec l’esthétique traditionnelle du portrait – qui insiste sur le regard comme expression de l’humanité du modèle - , car elle renvoie à la seule réalité biologique de l’organe de la vue.

MauriceTabard, Portrait de Roger Parry, 1928.

 
Roger Parry, Agnès Capri, 1929.


Aurel Bauh, Mains, 1929.


John Coplans, Self Portrait, 1990.


Sophie Ristelhueber, Every one, 1994.


La célèbre « Gros orteil » de Jacques-André Boiffard illustre mieux encore cette nouvelle approche. Le modèle médical et anatomique y est clairement revendiqué, jusque dans le titre (Gros orteil, sujet masculin, 30 ans) sous  lequel l’image est publiée en 1929 dans  la revue de Georges Bataille et Carl Einstein, Documents. La reproduction en pleine page comme le dispositif du gros plan tendent à transcender la représentation pour accentuer la présence du motif et, par delà la perception visuelle, essayer de susciter chez le lecteur la mémoire d’autres sensations, liées au toucher, voire à l’odorat – sens plus directement impliqués dans la perception du dégoût. Ce faisant, le gros plan fragmentaire de la personne humaine, dans sa double dimension d’isolement d’une totalité et d’insistance sur la matérialité de l’objet photographié, semble dans bien des cas redoubler une perception presque pathologique de la réalité : un fétichisme photographique – que ce dernier s’applique à certaines parties du corps (pieds, mains, cheveux) ou à certains vêtements ou étoffes. On retrouve une telle approche, aujourd’hui, avec des sensibilités et des tonalités différentes, chez Pierre Molinier, Andy Warhol, Agnès Bonnot, Tom Sandberg. Cette dimension pathologique est également présente chez Annette Messager pour laquelle la photographie « implique un rapport voyeuriste et d’une certaine manière sadique au modèle ». Comme dans nombre des travaux cités, les photographies de Mes Vœux, simples détails anatomiques de corps masculins et féminins, déjouent la notion d’exposition pour réintroduire une valeur presque culturelle, à la manière de la pratique des ex-voto.


Jacques-André Boiffard, Gros orteil, sujet masculin, 30 ans, 1929.


Pierre Molinier, Mes jambes, 1967.


Agnès Bonnot, Sans titre, 1982.


Tom Sandberg, Sans titre, 1981.


Annette Messager, Mes voeux, 1989.


Mais la focalisation sur le fragment anatomique peut également induire une profonde métamorphose du motif, à l’exemple de l’expérience de la « paranoïa critique » chère à Dali, selon laquelle le sujet s’empare de manière obsédante d’un objet du monde extérieur jusqu’à parvenir, par ce biais, à une modification totale ou partielle de la réalité. La relation métonymique du fragment – la partie signifiant le tout – se trouve alors perturbée par une autre relation qui est de l’ordre de la métaphore, un transfert de sens par substitution – la partie signifie alors autre chose que le tout dont elle est issue. La perte d’échelle provoquée par la focalisation induit pur le lecteur-spectateur une modification complète des repères traditionnels. Le détail du corps s’y déshumanise jusqu’à atteindre un autre état – minéra, végétal. Sous le titre Das Gesicht als Landschaft (le visage comme paysage), la revue Uhu présente ainsi en févier 1929 des vues rapprochées de visages : le nez y devient montagne, les cheveux, cours d’eau, la bouche cratère. Cette idée du corps paysage se retrouve dans nombre de nus de Brassaï au milieu des années 1930.
L’opération de métamorphose du détail anatomique est rendue encore plus efficace par l’agrandissement. Leplus grand que nature conduit alors à une double perte de repères, comme celle àl ‘œuvre dans la série Every one de Sophie Ristelhueber, photopraphies de grandes dimensions de détails de corps suturés après opération : « J’avais choisi exprès cette grande taille pour qu’on hésite à reconnaître là une matière humaine. Le visage qui est dans la collection du Cente Pompidou est tellement grand qu’on le regarde d’abord comme une montagne, un rocher, puis on se dit : « Mais non, c’est une tête. (…) Pour moi, le corps et les territoires, c’était la même chose. Je n’aii pars eu l’impression de faire des portraits quand je photographiais les corps. »

Quentin Bajac, Le corps en éclats,Editions du Centre Pompidou, 2011.



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