Rubriques: art et photographie; photographie du XXième siècle et contemporaine; portrait photographique; psychologie du photographe
Dans son entretien avec Janet Kardon en 1987, Robert
Mapplethorpe explique que la photographie dans les années 1970 était le
« médium parfait » pour un artiste plongé dans une « époque où
tout allait vite ». Mapplethorpe ne voulait pas être photographe ; c’est
la photographie qui l’a choisi. Dans le même entretien, il confirme :
« Si j’étais né il y a deux cent ans, j’aurais été sans doute sculpteur,
mais la photographie est une façon rapide de regarder, de créer une sculpture.
Lisa Lyon me rappelle les modèles de Michel Ange, qui a sculpté des femmes
musclées.
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Robert Mapplethorpe, portrait de Lisa Lyon, 1980. |
Mapplethorpe se positionne dès
l’orée de sa carrière en Artiste avec un A capitale, héraut autoproclamé
d’un idéalisme classique revu et corrigé dans le New York libertaire les
seventies. A l’opposé d’un Helmut Newton qui voulait être photographe de
mode dès son adolescence et a transcendé cet
art appliqué pour en faire un art à
part
entière en imposant sa vision du monde et de la
photographie, Mapplethorpe est d’abord sculpteur dans l’âme et dans l’imagination.
Voilà pourquoi il n’a de cesse de répéter : « Je veux que les gens
voient mes œuvres d’abord comme de l’art, ensuite comme de la
photographie ». Tout au long de son œuvre photographique, Mapplethorpe,
qui a commencé par produire des dessins et des collages, crée, comme une
scansion, plus de trois cents pièces uniques, sculptures de techniques variées,
compositions mixtes, installations (paravent, autel…), (…). Parallèlement à un
travail inégalé dans la photo argentique, le photographe explore dans ses images
les techniques de tirage photographique les plus raffinées, du tirage platine
au
dye transfer, sélectionne cent seize œuvres pour les agrandir en
« oversized » (80x80 ou 80x120), travaille des encadrements
particuliers, toujours à la recherche d’un objet plastique parfait. Robert
Mapplethorpe est d’abord un plasticien obsédé par une quête esthétique de la
perfection. « Je cherche la perfection dans la forme. Dans les portraits.
Avec les sexes. Avec les fleurs. »
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Robert Mapplethorpe, Calla Lily, 1988. |
Le photographe persiste et signe dans
chaque entretien : « En fait je suis obsédé par la beauté. Je veux
que tout soit parfait ». Dans la chambre claire, Roland Barthes
caractérise le génie de Mapplethorpe par son don de saisir « le bon
moment ». The perfect moment, c’est le titre d’une de ses premières
rétrospectives muséales, en 1988,à l’Institute of Contemporary Art de
Philadelphie, exposition qui circule en 1989-1990 dans une dizaine de villes
américaines.
(…)
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Robert Mapplethorpe, Self-Portrait, 1988.
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L’autoportrait fantomatique et royal « à la tête de
mort » de 1988 coïncide avec une période où la photographie de statuaire
est très présente dans son travail. On retrouve les images des statues des
divinités de son panthéon personnel : Eros, bien sûr, Lucifer,
inéluctablement, Hermès, Mercure… L’artiste l’a toujours dit, il a utilisé la
photographie pour faire de la sculpture, et il termine son œuvre par des
photographies de sculptures. Une statuaire qui en fait a commencé dès le début
de l’œuvre de Mapplethorpe, que l’on retrouve dans les polaroïds des années
1970, et dans la pièce unique The Slave
(1974), hommage à l’Esclave mourant de Michel-Ange sa référence ultime. Pour
signer cette filiation, le photographe inscrit le nom de Mapplethorpe sous la
photographie de la sculpture trouvée dans un livre ouvert qu’il encadre avec un
couteau – l’outil pour découper les pages et l’arme du mauvais garçon.
Michel-Ange magnifie la beauté masculine comme une ode à la création divine, se
souvenant des statues gréco-romaines comme les canons de la beauté
platonicienne.
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Robert Mapplethorpe, The Slave, 1974. |
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Michel-Ange, L'Escalve mourant, détail, 1513-1514. |
La première provocation de Mapplethorpe est de photographier ses
modèles nus et ses amants noirs avec l’idéalisme de Michel-Ange et de les
revendiquer ainsi comme les canons de la beauté 1980. Où Mapplethorpe rejoint
en photographie la démarche en littérature de Jean Genet, un de ses auteurs
d’élection, qui entendait décrire les réalités les plus viles avec les mots de
Ronsard.
A l’instar des sculptures de Michel-Ange, et comme les
textes de Jean Genet, les photographies de Mapplethorpe sont habitées par la
question du corps. Du corps et de sa sexualité. Ses nus sont des sculptures
photographiques : les corps dansés des Afro-américains, ses modèles
d’élection, dont il loue la beauté plastique et compare le teint de peau à du
bronze ; les corps sculptés,
bodybuildés,
de Lisa Lyon ; les corps attachés, défoncés, châtiés de ses
partenaires de jeux sadomasochistes. (…)
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Robert Mapplethorpe, Thomas, 1987. |
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Robert Mapplethorpe, Thomas, 1987. |
Ses portraits cherchent aussi la
sculpture, souvent découpés comme des bustes : « J’aime beaucoup
photographier les têtes des gens. Je les conçois comme mes torses. Je les considère
comme de vraies sculptures », explique-t-il. Comme dans la sculpture classique,
le photographe agit en anatomiste, explore tout le spectre des mouvements du
corps, décline des poses en série, à la recherche de ce « moment
parfait ». La série chorégraphique où l’on voit Milton Moore sur la plage
développer une succession de mouvements dans la même pose éclaire sur son
processus créatif. Tout est corps dans ces images, pas seulement les nus et les
portraits, les sexes et autres détails anatomiques, mais aussi les fleurs et
les natures mortes, explicitement organiques.
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Robert Mapplethorpe, Milton Moore, 1981. |
Aussi Mapplethorpe, dans ses
expositions de son vivant, accroche-t-il déjà ensemble les uns avec les autres.
« Quand j’ai exposé mes photographies, particulièrement à la galerie Robert
Miller, j’ai essayé de juxtaposer une fleur, puis une photo de bite, puis un
portrait, de façon qu’on puisse voir qu’il s’agit de la même
chose . » Car pour lui, le sexe est partout ; tout est sexuel
dans la vie et dans les choses. Un pénis ou une fleur, « c’est la même
chose ». (…)
« Le sexe est magique. Si vous le canalisez bien, il y
a plus d’énergie dans le sexe que dans l’art » disait Mapplethorpe.
Profession de foi dionysiaque. Pour l’amoureux des paradis artificiels qu’il
est, le sexe est comme une drogue, une drogue de plus en plus dure pour faire
subsister au maximum l’effet de complétude initial chaque fois repoussé d’un
cran. Une drogue dont il tire énergie et inspiration. Le sexe comme mode de
vie. Mais aussi le sexe mortifère, marqué par les images récurrentes de sexes
comparés, associés à des révolvers ; le sexe qui tue R. Mapplethorpe, mort
du sida à l’âge de quarante-deux ans. « La photographie est la sexualité
sont comparables, explique-t-il. Elles sont toutes deux inconnues. Et c’est
cela qui m’excite le plus. » Le photographe est aussi célèbre pour ses
œuvres que pour ses frasques sexuelles qu’il a médiatisées en les utilisant
comme source de création. On peut même dire que son œuvre est en ce sens
l’exploration parallèle de deux domaines. « Je travaille dans une
tradition
artistique. Pour moi, le sexe
est une des plus nobles pratiques artistiques », ironise le photographe. A
propos de sa chérie légendaire sur les amours SM, il explique encore que « dans
le sadomasochisme, la plupart des hommes étaient fiers de ce qu’ils faisaient.
Il s’agissait de donner du plaisir à un autre. Il n’était pas question de faire
mal. C’était une sorte d’art. Les photos SM du portfolio X (1978), notamment,
exposent un corps tantôt comédien (panoplies de cuir), tantôt martyr (corps
humilié, violenté).
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Robert Mapplethorpe, Snakeman, 1981.
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Le Diable et le Bon Dieu. Dans cette œuvre parsemée de
crucifix et de vanités, comme l’était son appartement, on trouve de façon
récurrente un détournement de l’iconographie chrétienne, du Jack Walls en croix
(1983) aux autoportraits tantôt christiques, tantôt satanique.
La photographie
de Mapplethorpe traite la question de la sexualité en croisant plusieurs
cultures et mythologies, dont la philosophie tantrique et de grands référents
de l’histoire de l’art en la matière. Ainsi retrouve-t-on
Le supplice de Marsyas du Titien (1576) dans le supplice SM de
Dominick and Elliot, qui permet
d’éclairer la dimension sacrificielle qui l’intéresse dans les jeux
sadomasochistes ;
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Titien, Le supplice de Marsyas, 1576, huile sur toile. |
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Robert Mapplethorpe, Dominick and Elliot, 1979. |
ou dans ses fleurs ambigües,
Le Grand Masturbateur (1929) de Dali que l’on peut retrouver dans
la série des Ajitto, vient sans doute via l’influence de deux autres
photographies qui ont pu inspirer Mapplethorpe : le Male Nude Seated
(1900) du baron Wilhelm Von Gloeden (…) et le portrait de Clarence William
(1978) de George Dureau, qui reprend le thème à son tour. (…) L’œuvre de
Dureau, photographe contemporain de Mapplethorpe (…) est une référence plus
prégnante. Les nus noirs de Dureau précèdent et annoncent ceux de
Mapplethorpe ; le portrait de Clarence William (1978) devance de trois ans
celui d’Ajitto (1981). Pourtant les styles des deux artistes sont
antinomiques ; « Vos photos sont érotiques, celle de Robert ne le
sont pas » disait Sam Wagstaff à Dureau. (…) « Il y avait une froideur
dans son travail, peut-être par ce que Robert était froid, ou parce que son
public l’était.» Plastiquement parlant la photographie de Mapplethorpe
puise en effet davantage dans l’imaginaire très esthétisant de George Platte
Lynes, sans doute le photographe le plus influent dans la conception de son
style. Le portrait que fait Lynes de Jose Martinez (1937) dans l’encadrement de
la fenêtre appelle plusieurs images similaires chez Mapplethorpe, en termes
esthétiques – lumière perfectionniste, jeu de la géométrie, l’humour camp.
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Baron Wilhelm von Gloeden, Caïn, vers 1900. |
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George Dureau, Clarence William, 1978. |
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George Platt-Lynes, Jose Martinez, 1937.
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Robert Mapplethorpe, Ajitto, 1981. |
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Robert Mapplethorpe, Ajitto, 1981. |
L’œuvre
de Mapplethorpe s’inscrit nécessairement dans une histoire de l’esthétique
homo-érotique où l’on retrouve en photographie Herbert List, qui lui aussi a
revisité l’
Esclave mourant de Michel
Ange, et en peinture classique le Caravage. Caravage, peintre de madones (comme
les portraits de Patti Smith en 1987-88) et de martyrs, de flagellation…. Le
bad boy de Milan, qui gardait son poignard même au lit, était aussi ambitieux
que celui de New York. Violence et passion ; décadence et beauté ; parfum
de scandale ; Mapplethorpe meurt exactement au même âge que le Caravage.
Dans les derniers autoportraits de Mapplethorpe, on croit voir
Le Jeune Bacchus malade (1593). (…)
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Caravage, Le Jeune Bacchus malade, 1593. |
Enfin, c’est avec Man Ray que Mapplethorpe partage
l’exploration du corps. Leurs correspondances ont été beaucoup étudiées et ont
notamment fait l’objet d’une exposition
à la
Fondazione Marconi en 2010. Similarité entre nombre
d’exemples, des images des cops sanglés de Lisa Lyon (1984) et de la
Woman in bondage de Ray (1928) ; des
anneaux qui auréolent les corps de Dennis Speight (1983) ou d’Ady nus aux
cerceaux (1937). (…) Dans le sillage de Man Ray, Mapplethorpe veut être
« créateur d’images » plus que photographe, « poète » plus
que documentariste. (…)
Bruno Cora
rappelle le parallélisme des vies qui croise celui de leurs œuvres :
« Avant de devenir des maîtres de la photographie, Man Ray et
Mapplethorpe ont tous les deux été peintres et sculpteurs, créateurs d’objets.
Ils ont tous deux vécu à Brooklyn et New York ; ils ont tous deux réalisé
des portraits d’intellectuels de leur temps ; et ils ont été des
explorateurs incisifs de la forme nue, de ses qualités sculpturales et de
l’énergie qui en ressortait. »
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Man Ray, woman in bondage, 1928- 1929. |
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Man Ray, woman in bondage, 1930. |
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Robert Mapplethorpe, Lysa Lyon, 1981. |
Si l’on retient les critères d’analyse de Roland Barthes
dans la Chambre
claire, on doit dire que la photographie de Mapplethorpe se joue souvent à la
frontière entre l’érotisme (le sexe hors cadre pour mieux le deviner) et la
pornographie (le sexe plein cadre). Barthes adore une photo sublimement érotique
comme l’autoportrait au bras étendu où « l’image lance le désir au-delà de
ce qu’elle donne à voir » et « incarne une sorte d’érotisme
allègre », et Mapplethorpe lui offre par ses images de sexe une œuvre qui
lui permet de reconnaître et de typologiser le désir. « La photo m’induit
à distinguer le désir lourd, celui de la pornographie, du désir bon, celui de
l’érotisme », écrit Barthes. Pourtant, aux yeux de Barthes même dans
ses
images hard, Mapplethorpe échappe a
piège de platitude homogène de l’image pornographique :
« Mapplethorpe fait passer ses gros plans de sexe du pornographique à
l’érotique, en photographiant de très près les mailles du slip : la photo
n’est plus unaire, puisque je m’intéresse au grain du tissu. » Il n’en
reste pas moins que l’œuvre de Mapplethorpe est d’avoir exploré, jusque dans
ses limites les plus extrêmes, la photographie du corps et du désir du corps,
comme peut-être aucun artiste avant lui. Qu’est-ce qu’un corps désire ?
Sans doute d’abord, pour reprendre les mots de Roland Barthes, les images de
Mapplethorpe, c’est certainement souvent celui du photographe, mais c’est aussi
plus largement, le désir dans un certain New York des années 1970-1980.
« Je suis venu à la photographie car cela semblait le médium idéal pour
raconter la folie d’aujourd’hui. J’essaie d’enregistrer le moment dans lequel
je vis, qui s’avère être à NY. J’essaie de capter cette folie et d’y mettre u
peu d’ordre. Ces images n’auraient pas pu être faites à une autre époque. On ne
crée pas n’importe quelle œuvre n’importe où et n’importe quand. Pour apprécier
justement son art, il faut aussi le replacer dans le contexte socioculturel du
New York
arty des années 1970-80,
d’une part, et de la culture de
l’underground
gay de ce même espace-temps. Deux univers perméables, en plein
bouillonnement, et aussi radicaux l’un que l’autre. (…)
|
Robert Mapplethorpe, autoportrait, 1975. |
(…)
Mapplethorpe est aussi l’enfant torturé d’une société ultra
puritaine qui bouscule les totems et les tabous aux prix d’une profonde
culpabilité. Agent provocateur, dans la lignée de Sade, il interpelle délibérément
la Loi dans le
choc de certaines de ses images. Le
photographe assume cette position
socialement diabolique, se mettant lui-même en scène avec des cornes
luciférienne. L’exploration – et la libération- du corps et de la sexualité
dans cette Amérique pudibonde ne peut passer que par une violence faite à
soi-même. « L’amour des jouissances brutales, les préoccupations d’argent,
les intérêts mesquins, ont collé sur la plupart des faces de nos contemporains
un masque sinistre où l’instinct de la perversité, dont parle Edgar Poe, se
lit en lettres majuscules; tout cela me semble amusant et assez
caractérisé pour que les artistes de bonne volonté tâchent de rendre la
physionomie de leur temps. » Cette déclaration de Félicien Rops, maître du
satanisme au XIX siècle, dont l’atmosphère des œuvres plane souvent chez
Mapplethorpe – qui n’hésite pas à s’enfoncer un fouet dans l’anus - , pourrait
aussi caractériser l’œuvre du photographe qui a rendu compte de son temps en en
dévoilant le véritable corps. Dans son Eloge du sujet, le philosophe Bernard
Sichère rappelle « l’évidence philosophique selon laquelle toute pensée se
produit à partir et dans la mesure d’un corps » ; que cette évidence
a pour corollaire le fait que « c’est du jeu des corps qu’il convient de partir,
un jeu d’emblée social et commandé par les codes d’une culture ». Avant
d’être face à une subjectivité, on est confronté à un corps. Ou comme le dit
encore Bernard Sichère ; « Non pas un représenter de la conscience mais un habiter du corps en lequel se jouent,
si l’on y songe, le rapport aux autres et le rapport à la nature
entière. » La photographie de Mapplethorpe parle de son monde et de son
imaginaire à partir des corps, en habitant des corps.
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Félicien Rops, Le calvaire, aquarelle, 1882. |
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Robert Mapplethorpe, autoportrait, 1985. |
Jérôme Neutres, in Robert Mapplethorpe, Editions de la Réunion des musées nationaux, 2014.
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