Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 12 mai 2015

Robert Mapplethorpe



Rubriques: art et photographie; photographie du XXième siècle et contemporaine; portrait photographique; psychologie du photographe

Dans son entretien avec Janet Kardon en 1987, Robert Mapplethorpe explique que la photographie dans les années 1970 était le « médium parfait » pour un artiste plongé dans une « époque où tout allait vite ». Mapplethorpe ne voulait pas être photographe ; c’est la photographie qui l’a choisi. Dans le même entretien, il confirme : « Si j’étais né il y a deux cent ans, j’aurais été sans doute sculpteur, mais la photographie est une façon rapide de regarder, de créer une sculpture. Lisa Lyon me rappelle les modèles de Michel Ange, qui a sculpté des femmes musclées.  

Robert Mapplethorpe, portrait de Lisa Lyon, 1980.

Mapplethorpe se positionne dès  l’orée de sa carrière en Artiste avec un A capitale, héraut autoproclamé d’un idéalisme classique revu et corrigé dans le New York libertaire les seventies. A l’opposé d’un Helmut Newton qui voulait être photographe de  mode dès son adolescence et a transcendé cet art appliqué pour en faire un art à  part entière en imposant sa vision du monde et de la  photographie, Mapplethorpe est d’abord sculpteur dans l’âme et dans l’imagination. Voilà pourquoi il n’a de cesse de répéter : « Je veux que les gens voient mes œuvres d’abord comme de l’art, ensuite comme de la photographie ». Tout au long de son œuvre photographique, Mapplethorpe, qui a commencé par produire des dessins et des collages, crée, comme une scansion, plus de trois cents pièces uniques, sculptures de techniques variées, compositions mixtes, installations (paravent, autel…), (…). Parallèlement à un travail inégalé dans la photo argentique, le photographe explore dans ses images les techniques de tirage photographique les plus raffinées, du tirage platine au dye transfer, sélectionne cent seize œuvres pour les agrandir en « oversized » (80x80 ou 80x120), travaille des encadrements particuliers, toujours à la recherche d’un objet plastique parfait. Robert Mapplethorpe est d’abord un plasticien obsédé par une quête esthétique de la perfection. « Je cherche la perfection dans la forme. Dans les portraits. Avec les sexes. Avec les fleurs. »

Robert Mapplethorpe, Calla Lily, 1988.

Le photographe persiste et signe dans chaque entretien : « En fait je suis obsédé par la beauté. Je veux que tout soit parfait ». Dans la chambre claire, Roland Barthes caractérise le génie de Mapplethorpe par son don de saisir « le bon moment ». The perfect moment, c’est le titre d’une de ses premières rétrospectives muséales, en 1988,à l’Institute of Contemporary Art de Philadelphie, exposition qui circule en 1989-1990 dans une dizaine de villes américaines.
(…)

Robert Mapplethorpe, Self-Portrait, 1988.
L’autoportrait fantomatique et royal « à la tête de mort » de 1988 coïncide avec une période où la photographie de statuaire est très présente dans son travail. On retrouve les images des statues des divinités de son panthéon personnel : Eros, bien sûr, Lucifer, inéluctablement, Hermès, Mercure… L’artiste l’a toujours dit, il a utilisé la photographie pour faire de la sculpture, et il termine son œuvre par des photographies de sculptures. Une statuaire qui en fait a commencé dès le début de l’œuvre de Mapplethorpe, que l’on retrouve dans les polaroïds des années 1970, et dans la pièce unique The Slave (1974), hommage à l’Esclave mourant de Michel-Ange sa référence ultime. Pour signer cette filiation, le photographe inscrit le nom de Mapplethorpe sous la photographie de la sculpture trouvée dans un livre ouvert qu’il encadre avec un couteau – l’outil pour découper les pages et l’arme du mauvais garçon. Michel-Ange magnifie la beauté masculine comme une ode à la création divine, se souvenant des statues gréco-romaines comme les canons de la beauté platonicienne.

Robert Mapplethorpe, The Slave, 1974.



Michel-Ange, L'Escalve mourant, détail, 1513-1514.

 La première provocation de Mapplethorpe est de photographier ses modèles nus et ses amants noirs avec l’idéalisme de Michel-Ange et de les revendiquer ainsi comme les canons de la beauté 1980. Où Mapplethorpe rejoint en photographie la démarche en littérature de Jean Genet, un de ses auteurs d’élection, qui entendait décrire les réalités les plus viles avec les mots de Ronsard.
A l’instar des sculptures de Michel-Ange, et comme les textes de Jean Genet, les photographies de Mapplethorpe sont habitées par la question du corps. Du corps et de sa sexualité. Ses nus sont des sculptures photographiques : les corps dansés des Afro-américains, ses modèles d’élection, dont il loue la beauté plastique et compare le teint de peau à du bronze ; les corps sculptés, bodybuildés, de Lisa Lyon ; les corps attachés, défoncés, châtiés de ses partenaires de jeux sadomasochistes. (…)

Robert Mapplethorpe, Thomas, 1987.


Robert Mapplethorpe, Thomas, 1987.

Ses portraits cherchent aussi la sculpture, souvent découpés comme des bustes : « J’aime beaucoup photographier les têtes des gens. Je les conçois comme mes torses. Je les considère comme de vraies sculptures », explique-t-il. Comme dans la sculpture classique, le photographe agit en anatomiste, explore tout le spectre des mouvements du corps, décline des poses en série, à la recherche de ce « moment parfait ». La série chorégraphique où l’on voit Milton Moore sur la plage développer une succession de mouvements dans la même pose éclaire sur son processus créatif. Tout est corps dans ces images, pas seulement les nus et les portraits, les sexes et autres détails anatomiques, mais aussi les fleurs et les natures mortes, explicitement organiques. 


Robert Mapplethorpe, Milton Moore, 1981.

Aussi Mapplethorpe, dans ses expositions de son vivant, accroche-t-il déjà ensemble les uns avec les autres. « Quand j’ai exposé mes photographies, particulièrement à la galerie Robert Miller, j’ai essayé de juxtaposer une fleur, puis une photo de bite, puis un portrait, de façon qu’on puisse voir qu’il s’agit de la même chose . » Car pour lui, le sexe est partout ; tout est sexuel dans la vie et dans les choses. Un pénis ou une fleur, « c’est la même chose ». (…)
« Le sexe est magique. Si vous le canalisez bien, il y a plus d’énergie dans le sexe que dans l’art » disait Mapplethorpe. Profession de foi dionysiaque. Pour l’amoureux des paradis artificiels qu’il est, le sexe est comme une drogue, une drogue de plus en plus dure pour faire subsister au maximum l’effet de complétude initial chaque fois repoussé d’un cran. Une drogue dont il tire énergie et inspiration. Le sexe comme mode de vie. Mais aussi le sexe mortifère, marqué par les images récurrentes de sexes comparés, associés à des révolvers ; le sexe qui tue R. Mapplethorpe, mort du sida à l’âge de quarante-deux ans. « La photographie est la sexualité sont comparables, explique-t-il. Elles sont toutes deux inconnues. Et c’est cela qui m’excite le plus. » Le photographe est aussi célèbre pour ses œuvres que pour ses frasques sexuelles qu’il a médiatisées en les utilisant comme source de création. On peut même dire que son œuvre est en ce sens l’exploration parallèle de deux domaines. « Je travaille dans une tradition  artistique. Pour moi, le sexe est une des plus nobles pratiques artistiques », ironise le photographe. A propos de sa chérie légendaire sur les amours SM, il explique encore que « dans le sadomasochisme, la plupart des hommes étaient fiers de ce qu’ils faisaient. Il s’agissait de donner du plaisir à un autre. Il n’était pas question de faire mal. C’était une sorte d’art. Les photos SM du portfolio X (1978), notamment, exposent un corps tantôt comédien (panoplies de cuir), tantôt martyr (corps humilié, violenté).


Robert Mapplethorpe, Snakeman, 1981.
 Le Diable et le Bon Dieu. Dans cette œuvre parsemée de crucifix et de vanités, comme l’était son appartement, on trouve de façon récurrente un détournement de l’iconographie chrétienne, du Jack Walls en croix (1983) aux autoportraits tantôt christiques, tantôt satanique.


 La photographie de Mapplethorpe traite la question de la sexualité en croisant plusieurs cultures et mythologies, dont la philosophie tantrique et de grands référents de l’histoire de l’art en la matière. Ainsi retrouve-t-on Le supplice de Marsyas du Titien (1576) dans le supplice SM de Dominick and Elliot, qui permet d’éclairer la dimension sacrificielle qui l’intéresse dans les jeux sadomasochistes ;


Titien, Le supplice de Marsyas, 1576, huile sur toile.


Robert Mapplethorpe, Dominick and Elliot, 1979.

 ou dans ses fleurs ambigües, Le Grand Masturbateur (1929) de Dali que l’on peut retrouver dans la série des Ajitto, vient sans doute via l’influence de deux autres photographies qui ont pu inspirer Mapplethorpe : le Male Nude Seated (1900) du baron Wilhelm Von Gloeden (…) et le portrait de Clarence William (1978) de George Dureau, qui reprend le thème à son tour. (…) L’œuvre de Dureau, photographe contemporain de Mapplethorpe (…) est une référence plus prégnante. Les nus noirs de Dureau précèdent et annoncent ceux de Mapplethorpe ; le portrait de Clarence William (1978) devance de trois ans celui d’Ajitto (1981). Pourtant les styles des deux artistes sont antinomiques ; « Vos photos sont érotiques, celle de Robert ne le sont pas » disait Sam Wagstaff à Dureau. (…) « Il y avait une froideur dans son travail, peut-être par ce que Robert était froid, ou parce que son public l’était.» Plastiquement parlant la photographie de Mapplethorpe puise en effet davantage dans l’imaginaire très esthétisant de George Platte Lynes, sans doute le photographe le plus influent dans la conception de son style. Le portrait que fait Lynes de Jose Martinez (1937) dans l’encadrement de la fenêtre appelle plusieurs images similaires chez Mapplethorpe, en termes esthétiques – lumière perfectionniste, jeu de la géométrie, l’humour camp.

Baron Wilhelm von Gloeden, Caïn, vers 1900.

George Dureau, Clarence  William, 1978.

George Platt-Lynes, Jose Martinez, 1937.

 
Robert Mapplethorpe, Ajitto, 1981.


Robert Mapplethorpe, Ajitto, 1981.

L’œuvre de Mapplethorpe s’inscrit nécessairement dans une histoire de l’esthétique homo-érotique où l’on retrouve en photographie Herbert List, qui lui aussi a revisité l’Esclave mourant de Michel Ange, et en peinture classique le Caravage. Caravage, peintre de madones (comme les portraits de Patti Smith en 1987-88) et de martyrs, de flagellation…. Le bad boy de Milan, qui gardait son poignard même au lit, était aussi ambitieux que celui de New York. Violence et passion ; décadence et beauté ; parfum de scandale ; Mapplethorpe meurt exactement au même âge que le Caravage. Dans les derniers autoportraits de Mapplethorpe, on croit voir Le Jeune Bacchus malade (1593). (…)

Caravage, Le Jeune Bacchus malade, 1593.

Enfin, c’est avec Man Ray que Mapplethorpe partage l’exploration du corps. Leurs correspondances ont été beaucoup étudiées et ont notamment fait l’objet d’une exposition  à la Fondazione Marconi en 2010. Similarité entre nombre d’exemples, des images des cops sanglés de Lisa Lyon (1984) et de la Woman in bondage de Ray (1928) ; des anneaux qui auréolent les corps de Dennis Speight (1983) ou d’Ady nus aux cerceaux (1937). (…) Dans le sillage de Man Ray, Mapplethorpe veut être « créateur d’images » plus que photographe, « poète » plus que documentariste. (…)  Bruno Cora rappelle le parallélisme des vies qui croise celui de leurs œuvres : «  Avant de devenir des maîtres de la photographie, Man Ray et Mapplethorpe ont tous les deux été peintres et sculpteurs, créateurs d’objets. Ils ont tous deux vécu à Brooklyn et New York ; ils ont tous deux réalisé des portraits d’intellectuels de leur temps ; et ils ont été des explorateurs incisifs de la forme nue, de ses qualités sculpturales et de l’énergie qui en ressortait. »

Man Ray, woman in bondage, 1928- 1929.

Man Ray, woman in bondage, 1930.

Robert Mapplethorpe, Lysa Lyon, 1981.

Si l’on retient les critères d’analyse de Roland Barthes dans la Chambre claire, on doit dire que la photographie de Mapplethorpe se joue souvent à la frontière entre l’érotisme (le sexe hors cadre pour mieux le deviner) et la pornographie (le sexe plein cadre). Barthes adore une photo sublimement érotique comme l’autoportrait au bras étendu où « l’image lance le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir » et « incarne une sorte d’érotisme allègre », et Mapplethorpe lui offre par ses images de sexe une œuvre qui lui permet de reconnaître et de typologiser le désir. « La photo m’induit à distinguer le désir lourd, celui de la pornographie, du désir bon, celui de l’érotisme », écrit Barthes. Pourtant, aux yeux de Barthes même dans ses  images hard, Mapplethorpe échappe a piège de platitude homogène de l’image pornographique : « Mapplethorpe fait passer ses gros plans de sexe du pornographique à l’érotique, en photographiant de très près les mailles du slip : la photo n’est plus unaire, puisque je m’intéresse au grain du tissu. » Il n’en reste pas moins que l’œuvre de Mapplethorpe est d’avoir exploré, jusque dans ses limites les plus extrêmes, la photographie du corps et du désir du corps, comme peut-être aucun artiste avant lui. Qu’est-ce qu’un corps désire ? Sans doute d’abord, pour reprendre les mots de Roland Barthes, les images de Mapplethorpe, c’est certainement souvent celui du photographe, mais c’est aussi plus largement, le désir dans un certain New York des années 1970-1980. « Je suis venu à la photographie car cela semblait le médium idéal pour raconter la folie d’aujourd’hui. J’essaie d’enregistrer le moment dans lequel je vis, qui s’avère être à NY. J’essaie de capter cette folie et d’y mettre u peu d’ordre. Ces images n’auraient pas pu être faites à une autre époque. On ne crée pas n’importe quelle œuvre n’importe où et n’importe quand. Pour apprécier justement son art, il faut aussi le replacer dans le contexte socioculturel du New York arty des années 1970-80, d’une part, et de la culture de l’underground gay de ce même espace-temps. Deux univers perméables, en plein bouillonnement, et aussi radicaux l’un que l’autre. (…)


Robert Mapplethorpe, autoportrait, 1975.
(…)
Mapplethorpe est aussi l’enfant torturé d’une société ultra puritaine qui bouscule les totems et les tabous aux prix d’une profonde culpabilité. Agent provocateur, dans la lignée de Sade, il interpelle délibérément la Loi dans le choc de certaines  de ses images. Le photographe assume cette  position socialement diabolique, se mettant lui-même en scène avec des cornes luciférienne. L’exploration – et la libération- du corps et de la sexualité dans cette Amérique pudibonde ne peut passer que par une violence faite à soi-même. « L’amour des jouissances brutales, les préoccupations d’argent, les intérêts mesquins, ont collé sur la plupart des faces de nos contemporains un masque sinistre où l’instinct de la perversité, dont parle Edgar Poe, se lit en lettres majuscules; tout cela me semble amusant et assez caractérisé pour que les artistes de bonne volonté tâchent de rendre la physionomie de leur temps. » Cette déclaration de Félicien Rops, maître du satanisme au XIX siècle, dont l’atmosphère des œuvres plane souvent chez Mapplethorpe – qui n’hésite pas à s’enfoncer un fouet dans l’anus - , pourrait aussi caractériser l’œuvre du photographe qui a rendu compte de son temps en en dévoilant le véritable corps. Dans son Eloge du sujet, le philosophe Bernard Sichère rappelle « l’évidence philosophique selon laquelle toute pensée se produit à partir et dans la mesure d’un corps » ; que cette évidence a pour corollaire le fait que « c’est du jeu des corps qu’il convient de partir, un jeu d’emblée social et commandé par les codes d’une culture ». Avant d’être face à une subjectivité, on est confronté à un corps. Ou comme le dit encore Bernard Sichère ; « Non pas un représenter de la conscience  mais un habiter du corps en lequel se jouent, si l’on y songe, le rapport aux autres et le rapport à la nature entière. » La photographie de Mapplethorpe parle de son monde et de son imaginaire à partir des corps, en habitant des corps.

Félicien Rops, Le calvaire, aquarelle, 1882.


Robert Mapplethorpe, autoportrait, 1985.


 Jérôme Neutres, in Robert Mapplethorpe, Editions de la Réunion des musées nationaux, 2014.

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