Rubriques: photographie analogique et numérique; société et photographie, économie et photographie
Les mutations des pratiques et des usages culturels
affectent évidemment l’ensemble des activités humaines. En particulier, les
images ont non seulement envahi les espaces publics comme privés, mais elles
les ont transformés en même temps qu’elles se sont transformées. Nouvelles
symboliques, nouvelles représentations, les enjeux de pouvoir semblent
dépassés, car il n’est plus question de crédibilité ou bien de limitation
d’accès et, en même temps, il n’y a plus prééminence de l’image comme il y eut
celle du verbe.
L’image est omniprésente dans une économie nouvelle de la
connaissance, elle n’est plus support d’information, car elle est information.
Le pixel détruit le miroir et permet les transformations, des créations, des
inventions. Et surtout, les images photographiques ne sont plus crédibles. Les
photos sont « chopées » explique Claire Guillot,
« la toile regorge ainsi de fausses photos que les
internautes font circuler comme des blagues (…) dans cette atmosphère de doute
généralisé, les médias traditionnels ont du mal à convaincre de leur
probité ».
Le lecteur ne s’y retrouverait donc plus, d’autant plus
qu’il est désormais capable de retoucher les images et que « l’explosion
de la photo amateur et des sites de
partage d’images a offert aux médias de nouvelles sources d’information (…),
mais elle a aussi mis à leur disposition des millions d’images à l’origine
douteuse ».
Les photojournalistes se défendent de truquer, comme les
reporters se défendent d’inventer des interviews… La problématique serait donc
la même : L’image comme le texte sont susceptibles de manipulations, de
trucages ? Sans aucun doute, et depuis très longtemps pour le texte alors
pourquoi en serait-il autrement pour l’image.
La question est certainement mal posée. La double omniprésence
du texte et de l’image impose une requalification du problème. Il en est
peut-être des statistiques, des chiffres, comme de l’image, le chiffre n’est
utilisable qu’avec l’explication de ses modalités de création. Il en est de
même pour l’image : truquée,
retouchée ou non, l’image reste une représentation, comme un chiffre qui
catégorise pour dénombrer et qui a même, dans certaines cultures, un statut de
vérité. Ce statut n’est plus tenable pour l’image : l’usager ordinaire ne
sait pas fabriquer des statistiques, il a du mal à discerner le sens exact
d’une statistique de l’audimat, par exemple, qui mesure en part de marché
l’audience télévisuelle sur laquelle s’appuient les opérateurs pour définir le
prix des publicités. Considère-t-il ce
type d’indicateur précis en tant que tendance ou bien croit-il en la vérité du
chiffre ?
Mais on apprend davantage désormais à lire l’image que le
chiffre, car l’image bénéficie de l’apprentissage de la rue, du quotidien.
Ainsi, le culte du chiffre semble demeurer tandis que
l’image a changé de statut. On connaît bien l’archéologie de cette évolution
sociale, il est établi que l’apparition puis l’installation de la photographie,
son immersion banale dans les quotidiens du social, ont eu des effets
économiques, mais aussi symboliques et cognitifs.
Alors que nous nous interrogeons désormais sur les conséquences
des nouveaux usages de l’Internet sur l’attention, l’apprentissage ou sur les
modes de lecture, de semblables interrogations ont animé les colloques durant
des décennies, au sujet, justement, des conséquences de la démocratisation de
la photographie argentique. Déjà « tous photographes », mais pas
encore « tous créateurs » avec la photographie, car la
conscience sociale des possibilités de
création par la photographie est relativement récente, en fait. Elle s’impose
encore en supposé miroir du réel, au point où des autocensures limitent encore,
parfois, la présentation de photographies jugées amorales, incitatrices à la
pédophilie par exemple. Il en était bien ainsi pour les peintures ou des
sculptures du temps des Salons des refusés. Rappelons-nous d’Edgar Degas et de
sa sculpture de danseuse de 14 ans qui a été jugée tendancieuse.
A partir du siècle dernier, l’image photographique reproduit,
fixe les souvenirs familiaux, ces mises en scène d’extraits de vies
quotidiennes s’insèrent dans des albums rangés sur des étagères. La
photographie accompagne les évènements ordinaires, devient partie des rituels,
devient rituelle elle-même. Un mariage sans photographie ? Des premiers
pas sans photographie ? Ces usages perdurent, et non seulement du fait de
l’accessibilité technologique. On ne peut que constater qu’un marché de la
photo-papier se redéveloppe à partir du numérique. (…) Pourtant si les procédés
techniques sont différents, les usages ne sont-ils pas identiques ?
Cependant les albums sont désormais moins sur les étagères que sur Facebook.
L’invention du procédé photographique a ainsi bien
évidemment eu des conséquences majeures sur les usages comme sur les
représentations, sur les modes de construction des représentations.
L’engouement récent pour les photos de classe ancienne, par exemple, montre
bien que les usages résistent et que les changements technologiques n’en
transforment pas la nature. De plus, les faibles enjeux collectifs ou
politiques de ces images photographiques, de ces mises en scène de quotidiens
ou d’évènements rituels ou ritualisés incitent leurs spectateurs à ne pas
remettre en cause leur véracité. Cette problématique de la vérité de l’image
photographique n’est pas en soi, mais bien une contingence. Encore une fois,
pour le chiffre, c’est la même chose ou presque : une information chargée
d’enjeux est toujours plus sujette non pas à la caution, mais à discussion, au
doute, quelles que soient d’ailleurs les modalités de construction de
l’indicateur. Derrière toute information statistique, et nul ne l’ignore, se
tient le producteur de l’information comme derrière l’image, le producteur de
l’image, celui qui appuie sur le déclencheur, qu’il vise et regarde la scène ou
non, qu’il choisisse ou non la scène ou se contente de distinguer a posteriori la meilleure production
d’une « rafale ».
(…)
Les systèmes d’information ont évolué et la sphère de
l’écrit s’est imbriquée dans celle de l’image. Puis le digital s’est installé
dans un social nourri d’analogique et ainsi « ces nouvelles
technologies » ont fourni cadres, arguments et pratiques des modèles
économiques comme des fonctionnements sociaux.
Mais la photographie a été ou est encore à la fois image,
miroir, signe, pratique, dispositif technique, outil de création, médium :
il est important de distinguer l’image photographique de l’analyse des
pratiques photographiques et de ses usages sociaux et culturels, ce qui permet
d’ailleurs de préciser ce caractère mythique de miroir de la réalité, déformant
ou non d’ailleurs. Où est en effet ce réel ?
Pierre Bourdieu publie en 1967 une analyse innovante sur les
enjeux sociaux de la photographie, un « art moyen »
annonce-t-il. Il s’agit alors de rompre avec une présentation historique (des
résultats essentiellement) ou technique (des modalités) et d’interroger les
attitudes et les croyances liées à la photographie et à ses usages. Il dénonce
alors le mythe d’une photographie transparente, supérieure au miroir qui peut déformer
et surtout inverse les scènes, un mythe
qui perdure pourtant dans le global.
Pour lui, l’image photographique possède une fonction
structurante pour le social. Ainsi, les pratiques des amateurs obéissent bien à
des codes sociaux et l’image s’inscrit dans le domestique d’une esthétique
populaire.
« L’image photographique où l’on reconnaît communément
la reproduction la plus fidèle du réel remplit parfaitement les attentes du
naturalisme populaire, qui repose sur une adhésion fondamentale à la chose crée
(…) C’est pourquoi la pratique photographique, rituel de solennisation et de
consécration du groupe et du monde, accomplit parfaitement les intentions
profondes de l’esthétique populaire, esthétique de la fête, c’est-à-dire de la
communication avec les autres hommes et de la communication avec le
monde. »
La photographie peut être considérée comme une réponse à un
besoin social, réponse rendue possible avec la domestication de la technique,
une photographie qui serait donc déterminée par des fonctions sociales. Cela
est acceptable dans un cadre structuraliste, mais pour autant cette analyse ne
permet pas d’envisager la généalogie du besoin lui-même, ni la relation entre
la photographie et l’évolution culturelle et des usages.
Il faut relever que cette analyse qui tente de combattre le
mythe de la photographie en tant que transparence du réel participe, de facto, à la justification des sources
mêmes de cette mythification puisqu’elle reconnaît, entérine, une distinction
fondamentale entre l’image et le réel.
Les théorisations renouvelées de l’indicialité
photographique tentent de maintenir cette idée (cet idéal) d’une image
photographique résultat d’une empreinte physique, par transfert, ce qui induit
une continuité physique, donc indiscutable, entre le réel et sa représentation,
ce qui confirme la différenciation, par exemple, entre la peinture et la
photographie et atténue, voire annihile toute tentative de compréhension des
démarches photographiques comme créatives.
Certainement l’image photographique est aussi indicielle,
mais pas exclusivement, pas facilement, car plus que jamais, néanmoins, et plus
facilement que jamais, la photographie est un outil de médiation, un médium
accessible à tous, à qui en maîtrise les usages et qui sait désormais lui trouver
un sens.
D’autres auteurs vont plus loin, notamment Susan Sontag qui
étudie les distorsions que l’image produit sur le réel, poursuivant ainsi les
travaux de Walter Benjamin. L’usage photographique, envisagé non plus comme
besoin social, mais comme source de plaisir individuel, produirait un
« nivellement » des réalités sociales.
Désormais, l’étanchéité théorisée entre l’image et le réel
est très largement remise en cause et, peut-être surtout, le désir, le plaisir
et le regard s’impliquent dans les transformations du réel qui n’est plus conçu
comme disjoint de l’image. Par exemple, pour Paul Virilio, toutes les images,
virtuelles, optiques, oculaires, graphiques, picturales, photographiques, etc,
sont en correspondances et en confrontation. Le lieu de la création artistique
est justement celui des interactions. Dans une telle analyse du « bloc-image »,
le numérique ne peut pas être séparé de l’analogique, car c’est l’imaginaire
qui les réunit, ce qui ne remet pas en cause le lien historico-technique entre les
deux procédés. Cette conceptualisation permet ainsi de sortir de l’impasse du
lien organique et organisé entre technologie et représentations, et la démarche
renverse l’analyse puisque l’acteur est désormais maître de son expérience et
non plus dans une situations de soumission à la technologie, une technologie
intégrée au contexte. Entre la commutation des images et l’utopie de l’œil nu,
Virilio efface donc les ruptures qu’il s’efforce lui-même de déceler. S’il
refuse d’assumer jusqu’au bout l’idée d’une efficacité spécifique de chaque
technologie sur les représentations mentales, ses analyses incitent toutefois à
prêter une attention vigilante aux effets culturels des appareillages de
transmission et d’inscription.
Désormais, la pixellisation des images et l’accès à
l’Internet constituent de nouveaux terrains d’expériences sociales et n’ont pas
comme seules conséquences la création de nouvelles catégories d’images,
toujours, peut-être, hantées par une mythification ancienne, mais certainement
insérées dans des usages locaux nouveaux. Google,
par exemple, a mis en ligne plus d’un millier de reproductions de tableaux en
très haute définition. Il est ainsi permis d’observer « avec une haute
résolution à 7 milliards de pixels qui permet de zoomer sur la toile et de
percevoir des détails invisibles » invisibles pour qui, pour l’œil
ordinaire ? Mais désormais l’internaute voit quoi au juste ? et
comment ? Chez lui devant l’écran, une reproduction sans format, un zoom
qui semble sans limite ?
(…)
Pour un amateur non-spécialiste, cette quête du détail
pixellisé illustre bien l’évolution des usages, des modalités de perception et
de réception des images qui deviennent ainsi des codes à découvrir. Un mode de
code s’installe dans un utilitarisme numérique global. Ainsi, c’est bien le
réel de ces tableaux qui se transforme avec ces usages des reproductions. Le
format est pourtant essentiel et détermine la réception. Et quid de la
l’expérience de la confrontation physique avec le format de la Joconde.
Une expérience qui complète cette éventuelle recherche
d’indices ou de détails cachés, mais surtout qui conditionne la réception.
Ce mythe de la séparation d’un réel et de sa représentation
est donc bien toujours présent puisque c’est une vérité qu’il s’agit de
chercher à la loupe. Approcher ainsi une reproduction d’un tableau permettrait
d’approfondir une quête. Cette vérité photographique, comme toutes les autres
vérités d’ailleurs, dépend des contextes culturels, idéologiques, sociaux.
Mais les manipulations photographiques sont révélatrices de
vérité, de vérité du réel de l’image, des multiples perceptions du monde.
L’authenticité réside dans cette perception, dans cette structure pixellisée du
témoignage visuel.
Le numérique et l’Internet modifient le contexte, les usages
et les représentations, même si le mythe de la fidélité et de l’objectivité
perdure.
Le contexte économique s’est transformé avec la reconversion
obligée de la chimie de l’argentique, comme celle du papier de la presse écrite
qui n’en finit pas de chercher un modèle économique plus ou moins stable.
Economique aussi cette quasi-disparition des « photographes de
quartier » qui assuraient encore il y a peu en France, une partie de leurs chiffres d’affaire avec les
photographies d’identité avant l’avènement des nouveaux passeports et
l’installation de dispositifs photographiques au sein des administrations. Ces
photographes disparaissent ou bien parfois deviennent reporters de mariage ou d’évènements,
vendeurs de matériels. Ils disparaissent
ou évoluent. Autre évolution, celle du métier de photojournaliste : les
médias d’information utilisent des images amateurs faciles à obtenir,
rapidement, à moindre coût.
L’appareil photo lui-même est devenu un objet courant, mais,
depuis les Instamatics Kodak des années 1960, ce phénomène n’est pas nouveau…
ce qui change, c’est bien que la fonction photo n’est plus liée à un seul type
d’appareil, est désormais intégrée dans d’autres objets, téléphones portables,
ordinateurs, tablettes… La prise d’images n’est plus liée à un type d’appareil
précis et donc, le rapport à la photographie, en tant qu’action, est très
différent, car la fonction de prise de photo est désormais partout.
L’Internet, ou plutôt la connexion organisée, permet de
diffuser, de partager comme de conserver, y compris contre son gré. La
profusion des images n’explique pas, seule, le déplacement des frontières entre
professionnels et amateurs, ou bien entre
public et privé, mais c’est plutôt l’usage des images qui entraîne la
confusion es statuts, des amateurs devenant de facto photojournalistes.
La question de la saturation en images est à l’évidence
intéressante : la situation est-elle pire sur l’Internet que dans la rue,
dans les espaces publics urbains ? Les images sont partout, mais en même
temps intégrées aux décors, des décors qu’in convient d’interroger.
Les anciens appareils de télévisions des années 1930 – 1950
étaient des meubles massifs, en bois, (…) décorés de napperons. (…) Un appareil
qui existait par lui-même, qui avait une autre utilité – réduite- que
télévisuelle. Désormais, les appareils plats…(…) L’image animée est devenue
élément de décor, comme la musique dans les ascenceurs ou les supermarchés.
Alors de quelle saturation s’agirait-il ? Celle du décor, de
l’environnement quotidien, du banal, de l’ordinaire ?
Eléments des décors domestiques, professionnels, urbains,
les images, animées ou non, sont intégrées et banalisées. Cet aspect devrait
justement nous inciter à penser la fin du mythe de la vérité des images
photographiques, des images qui seront de plus en plus difficilement
instrumentalisables, peu persuasives. La banalisation de la manipulation des
images transforme leur réception. Alors que des services proposent désormais
aux jeunes filles en surpoids de leur dresser un profil photographique gommant
embonpoint et double menton, l’image photographique, produit commercial
construit, peut bien être un objet d’un désir évident de paraître, au moins à
soi-même.
Les trois caractéristiques souvent mises an avant pour
décrire la situation actuelle de cette image banalisée et de l’Internet sont
l’accumulation, la circulation et l’instantanéité.
Accumulation, car il n’est plus possible de mesurer
l’activité photographique avec le développement des nouveaux supports et l’intégration
de la fonction photo dans différents type d’appareils. La prose de vue est
généralisée et peut-être que le temps passé à prendre les photos dépasse celui
à les regarder ensuite : c’est la prise d’image ainsi qui devient
l’activité principale.
La diffusion est transformée, par son niveau, la
« circulation », comme par sa rapidité, ce qui entraîne d’ailleurs
une généralisation progressive de la construction d’identités numériques
intégrant images (taguées sur Facebook, désormais un des « pays » les
plus peuplés de la planète, textes, vidéos…
L’instantanéité est la dernière caractéristique essentielle,
car la diffusion est en temps réel, installant pour de courts moments une
simultanéité planétaire en général pour des évènements mobilisateurs, mais pas
seulement. Déjà la télévision avec l’Eurovision, les coupes du monde ou les
Jeux olympiques avant installé cette logique, mais il s’agissait alors de
professionnels fournissant un service à des téléspectateurs. La simultanéité
d’aujourd’hui n’est plus de cette nature, mais organisée collectivement dans
une sorte de communion qui ne distingue plus le producteur du consommateur,
l’amateur du professionnel, l’indigné du résigné.
Gilles Rouet, Photographie et réalité, robustesse du mythe et transformations des usages in La photographie, mythe global et usage local, sous la direction de Ivaylo Ditchev et Gilles Rouet, L'Harmattan, 2012.
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