Blog proposé par Jean-Louis Bec

vendredi 24 avril 2015

Usages sans usure


Rubriques: photographie analogique et numérique; société et photographie, économie et photographie



Les mutations des pratiques et des usages culturels affectent évidemment l’ensemble des activités humaines. En particulier, les images ont non seulement envahi les espaces publics comme privés, mais elles les ont transformés en même temps qu’elles se sont transformées. Nouvelles symboliques, nouvelles représentations, les enjeux de pouvoir semblent dépassés, car il n’est plus question de crédibilité ou bien de limitation d’accès et, en même temps, il n’y a plus prééminence de l’image comme il y eut celle du verbe.

L’image est omniprésente dans une économie nouvelle de la connaissance, elle n’est plus support d’information, car elle est information. Le pixel détruit le miroir et permet les transformations, des créations, des inventions. Et surtout, les images photographiques ne sont plus crédibles. Les photos sont « chopées » explique Claire Guillot,
« la toile regorge ainsi de fausses photos que les internautes font circuler comme des blagues (…) dans cette atmosphère de doute généralisé, les médias traditionnels ont du mal à convaincre de leur probité ».

Le lecteur ne s’y retrouverait donc plus, d’autant plus qu’il est désormais capable de retoucher les images et que « l’explosion de la photo amateur et des  sites de partage d’images a offert aux médias de nouvelles sources d’information (…), mais elle a aussi mis à leur disposition des millions d’images à l’origine douteuse ».

Les photojournalistes se défendent de truquer, comme les reporters se défendent d’inventer des interviews… La problématique serait donc la même : L’image comme le texte sont susceptibles de manipulations, de trucages ? Sans aucun doute, et depuis très longtemps pour le texte alors pourquoi en serait-il autrement pour l’image.
La question est certainement mal posée. La double omniprésence du texte et de l’image impose une requalification du problème. Il en est peut-être des statistiques, des chiffres, comme de l’image, le chiffre n’est utilisable qu’avec l’explication de ses modalités de création. Il en est de même  pour l’image : truquée, retouchée ou non, l’image reste une représentation, comme un chiffre qui catégorise pour dénombrer et qui a même, dans certaines cultures, un statut de vérité. Ce statut n’est plus tenable pour l’image : l’usager ordinaire ne sait pas fabriquer des statistiques, il a du mal à discerner le sens exact d’une statistique de l’audimat, par exemple, qui mesure en part de marché l’audience télévisuelle sur laquelle s’appuient les opérateurs pour définir le prix des  publicités. Considère-t-il ce type d’indicateur précis en tant que tendance ou bien croit-il en la vérité du chiffre ?
Mais on apprend davantage désormais à lire l’image que le chiffre, car l’image bénéficie de l’apprentissage de la rue, du quotidien.
Ainsi, le culte du chiffre semble demeurer tandis que l’image a changé de statut. On connaît bien l’archéologie de cette évolution sociale, il est établi que l’apparition puis l’installation de la photographie, son immersion banale dans les quotidiens du social, ont eu des effets économiques, mais aussi symboliques et cognitifs.
Alors que nous nous interrogeons désormais sur les conséquences des nouveaux usages de l’Internet sur l’attention, l’apprentissage ou sur les modes de lecture, de semblables interrogations ont animé les colloques durant des décennies, au sujet, justement, des conséquences de la démocratisation de la photographie argentique. Déjà « tous photographes », mais pas encore « tous créateurs » avec la photographie, car la conscience  sociale des possibilités de création par la photographie est relativement récente, en fait. Elle s’impose encore en supposé miroir du réel, au point où des autocensures limitent encore, parfois, la présentation de photographies jugées amorales, incitatrices à la pédophilie par exemple. Il en était bien ainsi pour les peintures ou des sculptures du temps des Salons des refusés. Rappelons-nous d’Edgar Degas et de sa sculpture de danseuse de 14 ans qui a été jugée tendancieuse.
A partir du siècle dernier, l’image photographique reproduit, fixe les souvenirs familiaux, ces mises en scène d’extraits de vies quotidiennes s’insèrent dans des albums rangés sur des étagères. La photographie accompagne les évènements ordinaires, devient partie des rituels, devient rituelle elle-même. Un mariage sans photographie ? Des premiers pas sans photographie ? Ces usages perdurent, et non seulement du fait de l’accessibilité technologique. On ne peut que constater qu’un marché de la photo-papier se redéveloppe à partir du numérique. (…) Pourtant si les procédés techniques sont différents, les usages ne sont-ils pas identiques ? Cependant les albums sont désormais moins sur les étagères que sur Facebook.

L’invention du procédé photographique a ainsi bien évidemment eu des conséquences majeures sur les usages comme sur les représentations, sur les modes de construction des représentations. L’engouement récent pour les photos de classe ancienne, par exemple, montre bien que les usages résistent et que les changements technologiques n’en transforment pas la nature. De plus, les faibles enjeux collectifs ou politiques de ces images photographiques, de ces mises en scène de quotidiens ou d’évènements rituels ou ritualisés incitent leurs spectateurs à ne pas remettre en cause leur véracité. Cette problématique de la vérité de l’image photographique n’est pas en soi, mais bien une contingence. Encore une fois, pour le chiffre, c’est la même chose ou presque : une information chargée d’enjeux est toujours plus sujette non pas à la caution, mais à discussion, au doute, quelles que soient d’ailleurs les modalités de construction de l’indicateur. Derrière toute information statistique, et nul ne l’ignore, se tient le producteur de l’information comme derrière l’image, le producteur de l’image, celui qui appuie sur le déclencheur, qu’il vise et regarde la scène ou non, qu’il choisisse ou non la scène ou se contente de distinguer a posteriori la meilleure production d’une « rafale ».
(…)
Les systèmes d’information ont évolué et la sphère de l’écrit s’est imbriquée dans celle de l’image. Puis le digital s’est installé dans un social nourri d’analogique et ainsi « ces nouvelles technologies » ont fourni cadres, arguments et pratiques des modèles économiques comme des fonctionnements sociaux.
Mais la photographie a été ou est encore à la fois image, miroir, signe, pratique, dispositif technique, outil de création, médium : il est important de distinguer l’image photographique de l’analyse des pratiques photographiques et de ses usages sociaux et culturels, ce qui permet d’ailleurs de préciser ce caractère mythique de miroir de la réalité, déformant ou non d’ailleurs. Où est en effet ce réel ?
Pierre Bourdieu publie en 1967 une analyse innovante sur les enjeux sociaux de la photographie, un « art moyen » annonce-t-il. Il s’agit alors de rompre avec une présentation historique (des résultats essentiellement) ou technique (des modalités) et d’interroger les attitudes et les croyances liées à la photographie et à ses usages. Il dénonce alors le mythe d’une photographie transparente, supérieure au miroir qui peut déformer et surtout inverse  les scènes, un mythe qui perdure pourtant dans le global.
Pour lui, l’image photographique possède une fonction structurante pour le social. Ainsi, les pratiques des amateurs obéissent bien à des codes sociaux et l’image s’inscrit dans le domestique d’une esthétique populaire.
« L’image photographique où l’on reconnaît communément la reproduction la plus fidèle du réel remplit parfaitement les attentes du naturalisme populaire, qui repose sur une adhésion fondamentale à la chose crée (…) C’est pourquoi la pratique photographique, rituel de solennisation et de consécration du groupe et du monde, accomplit parfaitement les intentions profondes de l’esthétique populaire, esthétique de la fête, c’est-à-dire de la communication avec les autres hommes et de la communication avec le monde. »

La photographie peut être considérée comme une réponse à un besoin social, réponse rendue possible avec la domestication de la technique, une photographie qui serait donc déterminée par des fonctions sociales. Cela est acceptable dans un cadre structuraliste, mais pour autant cette analyse ne permet pas d’envisager la généalogie du besoin lui-même, ni la relation entre la photographie et l’évolution culturelle et des usages.
Il faut relever que cette analyse qui tente de combattre le mythe de la photographie en tant que transparence du réel participe, de facto, à la justification des sources mêmes de cette mythification puisqu’elle reconnaît, entérine, une distinction fondamentale entre l’image et le réel.

Les théorisations renouvelées de l’indicialité photographique tentent de maintenir cette idée (cet idéal) d’une image photographique résultat d’une empreinte physique, par transfert, ce qui induit une continuité physique, donc indiscutable, entre le réel et sa représentation, ce qui confirme la différenciation, par exemple, entre la peinture et la photographie et atténue, voire annihile toute tentative de compréhension des démarches photographiques comme créatives.
Certainement l’image photographique est aussi indicielle, mais pas exclusivement, pas facilement, car plus que jamais, néanmoins, et plus facilement que jamais, la photographie est un outil de médiation, un médium accessible à tous, à qui en maîtrise les usages et qui sait désormais lui trouver un sens.

D’autres auteurs vont plus loin, notamment Susan Sontag qui étudie les distorsions que l’image produit sur le réel, poursuivant ainsi les travaux de Walter Benjamin. L’usage photographique, envisagé non plus comme besoin social, mais comme source de plaisir individuel, produirait un « nivellement » des réalités sociales.
Désormais, l’étanchéité théorisée entre l’image et le réel est très largement remise en cause et, peut-être surtout, le désir, le plaisir et le regard s’impliquent dans les transformations du réel qui n’est plus conçu comme disjoint de l’image. Par exemple, pour Paul Virilio, toutes les images, virtuelles, optiques, oculaires, graphiques, picturales, photographiques, etc, sont en correspondances et en confrontation. Le lieu de la création artistique est justement celui des interactions. Dans une telle analyse du « bloc-image », le numérique ne peut pas être séparé de l’analogique, car c’est l’imaginaire qui les réunit, ce qui ne remet pas en cause le lien historico-technique entre les deux procédés. Cette conceptualisation permet ainsi de sortir de l’impasse du lien organique et organisé entre technologie et représentations, et la démarche renverse l’analyse puisque l’acteur est désormais maître de son expérience et non plus dans une situations de soumission à la technologie, une technologie intégrée au contexte. Entre la commutation des images et l’utopie de l’œil nu, Virilio efface donc les ruptures qu’il s’efforce lui-même de déceler. S’il refuse d’assumer jusqu’au bout l’idée d’une efficacité spécifique de chaque technologie sur les représentations mentales, ses analyses incitent toutefois à prêter une attention vigilante aux effets culturels des appareillages de transmission et d’inscription.

Désormais, la pixellisation des images et l’accès à l’Internet constituent de nouveaux terrains d’expériences sociales et n’ont pas comme seules conséquences la création de nouvelles catégories d’images, toujours, peut-être, hantées par une mythification ancienne, mais certainement insérées dans des usages locaux nouveaux. Google, par exemple, a mis en ligne plus d’un millier de reproductions de tableaux en très haute définition. Il est ainsi permis d’observer « avec une haute résolution à 7 milliards de pixels qui permet de zoomer sur la toile et de percevoir des détails invisibles » invisibles pour qui, pour l’œil ordinaire ? Mais désormais l’internaute voit quoi au juste ? et comment ? Chez lui devant l’écran, une reproduction sans format, un zoom qui semble sans limite ?
(…)
Pour un amateur non-spécialiste, cette quête du détail pixellisé illustre bien l’évolution des usages, des modalités de perception et de réception des images qui deviennent ainsi des codes à découvrir. Un mode de code s’installe dans un utilitarisme numérique global. Ainsi, c’est bien le réel de ces tableaux qui se transforme avec ces usages des reproductions. Le format est pourtant essentiel et détermine la réception. Et quid de la l’expérience de la confrontation physique avec le format de la Joconde. Une expérience qui complète cette éventuelle recherche d’indices ou de détails cachés, mais surtout qui conditionne la réception.
Ce mythe de la séparation d’un réel et de sa représentation est donc bien toujours présent puisque c’est une vérité qu’il s’agit de chercher à la loupe. Approcher ainsi une reproduction d’un tableau permettrait d’approfondir une quête. Cette vérité photographique, comme toutes les autres vérités d’ailleurs, dépend des contextes culturels, idéologiques, sociaux.
Mais les manipulations photographiques sont révélatrices de vérité, de vérité du réel de l’image, des multiples perceptions du monde. L’authenticité réside dans cette perception, dans cette structure pixellisée du témoignage visuel.

Le numérique et l’Internet modifient le contexte, les usages et les représentations, même si le mythe de la fidélité et de l’objectivité perdure.
Le contexte économique s’est transformé avec la reconversion obligée de la chimie de l’argentique, comme celle du papier de la presse écrite qui n’en finit pas de chercher un modèle économique plus ou moins stable. Economique aussi cette quasi-disparition des « photographes de quartier » qui assuraient encore il y a peu en France, une partie de  leurs chiffres d’affaire avec les photographies d’identité avant l’avènement des nouveaux passeports et l’installation de dispositifs photographiques au sein des administrations. Ces photographes disparaissent ou bien parfois deviennent  reporters de mariage ou d’évènements, vendeurs  de matériels. Ils disparaissent ou évoluent. Autre évolution, celle du métier de photojournaliste : les médias d’information utilisent des images amateurs faciles à obtenir, rapidement, à moindre coût.
L’appareil photo lui-même est devenu un objet courant, mais, depuis les Instamatics Kodak des années 1960, ce phénomène n’est pas nouveau… ce qui change, c’est bien que la fonction photo n’est plus liée à un seul type d’appareil, est désormais intégrée dans d’autres objets, téléphones portables, ordinateurs, tablettes… La prise d’images n’est plus liée à un type d’appareil précis et donc, le rapport à la photographie, en tant qu’action, est très différent, car la fonction de prise de photo est désormais partout.

L’Internet, ou plutôt la connexion organisée, permet de diffuser, de partager comme de conserver, y compris contre son gré. La profusion des images n’explique pas, seule, le déplacement des frontières entre professionnels et amateurs, ou bien entre  public et privé, mais c’est plutôt l’usage des images qui entraîne la confusion es statuts, des amateurs devenant de facto photojournalistes.
La question de la saturation en images est à l’évidence intéressante : la situation est-elle pire sur l’Internet que dans la rue, dans les espaces publics urbains ? Les images sont partout, mais en même temps intégrées aux décors, des décors qu’in convient d’interroger.
Les anciens appareils de télévisions des années 1930 – 1950 étaient des meubles massifs, en bois, (…) décorés de napperons. (…) Un appareil qui existait par lui-même, qui avait une autre utilité – réduite- que télévisuelle. Désormais, les appareils plats…(…) L’image animée est devenue élément de décor, comme la musique dans les ascenceurs ou les supermarchés. Alors de quelle saturation s’agirait-il ? Celle du décor, de l’environnement quotidien, du banal, de l’ordinaire ?

Eléments des décors domestiques, professionnels, urbains, les images, animées ou non, sont intégrées et banalisées. Cet aspect devrait justement nous inciter à penser la fin du mythe de la vérité des images photographiques, des images qui seront de plus en plus difficilement instrumentalisables, peu persuasives. La banalisation de la manipulation des images transforme leur réception. Alors que des services proposent désormais aux jeunes filles en surpoids de leur dresser un profil photographique gommant embonpoint et double menton, l’image photographique, produit commercial construit, peut bien être un objet d’un désir évident de paraître, au moins à soi-même.
Les trois caractéristiques souvent mises an avant pour décrire la situation actuelle de cette image banalisée et de l’Internet sont l’accumulation, la circulation et l’instantanéité.
Accumulation, car il n’est plus possible de mesurer l’activité photographique avec le développement des nouveaux supports et l’intégration de la fonction photo dans différents type d’appareils. La prose de vue est généralisée et peut-être que le temps passé à prendre les photos dépasse celui à les regarder ensuite : c’est la prise d’image ainsi qui devient l’activité principale.
La diffusion est transformée, par son niveau, la « circulation », comme par sa rapidité, ce qui entraîne d’ailleurs une généralisation progressive de la construction d’identités numériques intégrant images (taguées sur Facebook, désormais un des « pays » les plus peuplés de la planète, textes, vidéos…
L’instantanéité est la dernière caractéristique essentielle, car la diffusion est en temps réel, installant pour de courts moments une simultanéité planétaire en général pour des évènements mobilisateurs, mais pas seulement. Déjà la télévision avec l’Eurovision, les coupes du monde ou les Jeux olympiques avant installé cette logique, mais il s’agissait alors de professionnels fournissant un service à des téléspectateurs. La simultanéité d’aujourd’hui n’est plus de cette nature, mais organisée collectivement dans une sorte de communion qui ne distingue plus le producteur du consommateur, l’amateur du professionnel, l’indigné du résigné.

Gilles Rouet, Photographie et réalité, robustesse du mythe et transformations des usages in La photographie, mythe global et usage local, sous la direction de Ivaylo Ditchev et Gilles Rouet, L'Harmattan, 2012.


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