Blog proposé par Jean-Louis Bec

vendredi 27 mars 2015

Les clés de Frank Horvat (la suite)


Rubriques: lecture de photographies; psychologie du photographe, société et photographie.

- Métaphore
Une métaphore est une idée qu'on a mise à la place d'une autre - ou de plusieurs idées à la fois, selon la manière dont elle est comprise.
Un symbole est presque la même chose - mais pas tout à fait. La tortue, par exemple, est un symbole de lenteur, comme dans le célèbre paradoxe de sa compétition avec Achille, et dans d'innombrables anecdotes, emblèmes, icônes ou proverbes. Mais les trois tortues de ma photo sont des métaphores: parce qu'elles ne suggèrent pas que la lenteur.
Métaphore de quoi? Je me garderai bien de vous le dire, cela gâcherait le jeu et vous priverait du plaisir de deviner. Je dirai seulement que je connais plusieurs réponses, et que j'espère que vous en trouverez d'autres auxquelles je n'ai pas pensé. Même si elles s'excluent réciproquement, ou si elles vous semblent tirées par les cheveux. Les métaphores sont les briques dont est faite la poésie. "La vie n'est qu'un fantôme errant, un pauvre comédien - qui se pavane et s'agite durant son heure  sur la scène - et qu'ensuite on n'entend plus; c'est une histoire - dite par un idiot, pleine de fracas et de furie - et qui ne signifie rien..." Toute la moelle de Macbeth est dans ces lignes. Mais les métaphores sont aussi la moelle de la Publicité, fille mercenaire de la Poésie. Et de la photographie - au moins de celle que je pratique et qui (contrairement à une méprise générale) n'est que cousine très éloignée de la Peinture et plutôt une progéniture quelque peu schizophrène du Témoignage et de la Mystification.

Frank Horvat, 1993, France, tortues dans un zoo.
Frank Horvat, 1983, NYC, paon blanc dans un studio photo.
Frank Horvat, 2003, Cotignac, double chaise longue.

- Fait penser à...
En 1981, j'ai fait le tour de la Sicile, pour illustrer l'itinéraire que Goethe avait suivi et décrit, plus de deux siècles auparavant. Une de ses premières étapes avait été Monreale, une bourgade proche de Palerme, où l'illustre voyageur s'était entretenu avec un vieux prêtre, collectionneur de minéraux. Passionné comme il est de sciences naturelles, Goethe dédie plusieurs pages à cet ecclésiastique et à ces spécimens - mais n'a pas un mot sur la basilique byzantine pour laquelle cette ville est célèbre et dont la magnificence ne peut se comparer qu'à celle de Saint-Marc, à Venise. Comme si cette splendeur ne pouvait être perçue par un homme des Lumières, pour qui les douze siècles entre le crépuscule de Rome et l'aube de la Renaissance restaient un intervalle des ténèbres.
Un Goethe de nos jours n'aurait pas un tel angle mort: il aurait googlé "Monreale" avant de s'embarquer pour Palerme, et laissé sa philosophie devant le portail de la basilique, comme on laisse ses sandales devant une mosquée. Sauf qu'un tel personnage est difficile à imaginer: depuis le 18ème siècle, les connaissances et les moyens d'en acquérir se sont infiniment accrus - mais quelques certitudes ont été ébranlées. Je ne le ressens pas comme une perte, puisque l'élargissement des connaissances nous permet de voir ce qui restait caché à l'un des plus grands esprits de tous les temps! Mais je me rends compte que cet horizon élargi est aussi un peu moins net...
Cet amalgame de progrès et de régression des connaissances me semble caractéristique de ce qu'on a appelé le post-modernisme. Sur nos écrans, toutes les routes et tous les cul-de-sacs de l'histoire de l'art, de Lascaux à la Biennale de Venise, paraissent synchrones et comparables. Tout peut être chargé, imprimé, classé et commenté - dans les limites (hélas étroites) de nos curiosités, de nos ouvertures d'esprit et de nos capacités d'attention.
C'est ce que j'essaie d'expliquer, quand on me demande ce que j'entends par "fait penser à ..."
Qui par ailleurs n'est qu'une parmi les clefs de mon trousseau. La première impulsion qui me fait appuyer sur le déclencheur vient de la lumière que je vois tomber sur un objet. Mes associations d'idées, d'émotions, de souvenirs et d'attentes ne seront, en fin de compte, que des arrière-pensées (ou des après-pensées) conscientes ou subconscientes. Et mon musée imaginaire, pour reprendre la formule de Malraux, n'est que l'un des outils de cette boîte.


Frank Horvat, 1984, Paris, Jacqueline.
Frank Horvat, 1996, Niobé.
- Un
Un, c'est comme la première personne du singulier.
Comme seul, particulier, isolé, séparé, unique.
Comme l'étranger dans la foule, le loup solitaire, la dernière cigarette,
l'arbre sur la colline, le coq dans le poulailler, le capitaine du navire qui coule, le premier baiser.
(...)
Comme ma mère, comme mon père, comme moi.

Frank Horvat, 1958, Beaune, Alberto Fratellini.
Frank Horvat, 1977, Derbyshire (Angleterre), vieux chêne.
- Deux
Deux va avec la deuxième personne du singulier.
Deux sont vos yeux, vos oreilles, vos seins, vos fesses, vos mains et vos pieds.
Deux sont le mari et la femme, le maître et le chien, le jour et la nuit,
le Bien et le Mal, la Gauche et la Droite, le Yin et le Yang.
Deux, c'est ce qu'il faut pour le dialogue, le jeu d'échecs, l'égalité, la ressemblance, la différence, le contraste, la compétition, l'amitié, la guerre - et bien sûr l'amour.
Pour dire "deux" il faut prendre conscience de l'Autre. De ce qui se passe entre l'Un et l'Autre.
 
Frank Horvat, 1955, Londres, quartier de Lambeth, petits boxeurs.
Frank Horvat, 1999, Rambouillet, casoars dans un parc.
Frank Horvat, 2012, Boulogne, Melissande, Flammetta.

- Beaucoup
Beaucoup va avec la troisième personne du pluriel.
J'avoue que j'ai des problèmes avec cette personne. A l'école ils me harcelaient. Eux. Les gens. La foule. La masse. Regarde-les et passe.
Les photographier pour moi est peut-être une sorte de revanche. Comme de leur dire: "c'est moi qui est le doigt sur le bouton!" Cependant je ne serais pas un photographe acceptable, si je n'arrivais pas à ressentir pour eux une certaine chaleur. Du moins en tant qu'individus. Et du moins pour certains.

Frank Horvat, 1956, Paris, bus et piétons.
Frank Horvat, 1963, NYC, Rockfeller center.

- La vraie femme
Ce n'est pas une clef pour toutes les portes de ma maison. Seulement pour certaines, et durant quelques années. Au temps de mon adolescence et de ma première jeunesse, la femme de mes rêves était longiligne, voyante et surtout pas intellectuelle - en fait l'exact opposé de ma mère.
De sorte que l'univers de la mode fut pour moi une Terre promise, où toutes celles qui se présentaient devant mon appareil semblaient sorties de ce moule. Mais hélas encombrées de scories, dont je ne pouvais les débarrasser: comme les robes, les tailleurs, les manteaux, les chapeaux et les autres accessoires qu'elles devaient porter et qui étaient rarement à mon goût. Cependant elles étaient payées pour cela et je l'étais pour photographier ce qu'elles avaient sur le dos.
Moins incontournables me semblaient les béquilles dont elles se servaient (et trop souvent abusaient) pour valoriser les dons qu'elles avaient reçus de la nature: rouge à lèvres, rouge à ongles, fond de teint, mascara, faux cils et surtout perruques, alors très en vogue parce qu'interchangeables et remplaçant des heures de coiffure: les top en avaient des valises entières, qu'elles traînaient de studio en studio.
Tout cela cadrait mal avec mes rêves. Mais le pire était leurs stéréotypes: le regard ardent, le sourire mécanique, le rire toutes dents, l'oeil rêveur, la démarche triomphante, le feint abandon du cou, le déhanchement séducteur, les lèvres entrouvertes comme au seuil de l'orgasme. Comment y croire - et comment en tomber amoureux?

Frank Horvat, 1976, Paris, pour Vogue France, avec Chris O'connor.

Frank Horvat, 1961, Yorkshire (Angleterre), pour Vogue avec July Dent.

Frank Horvat, 1961, Yorkshire, pour Vogue UK, avec Rosalind.
 
A partir de ce désenchantement, mes séances de mode devinrent des combats. Pour récupérer et remettre en lumière - malgré les scories, les béquilles et les stéréotypes - ces créatures dont je m'entêtais à retrouver une trace de ce qu'elles pouvaient avoir été, peut-être seulement quelques heures plus tôt, au moment de sortir de leur douche. Des combats - en somme- contre des moulins à vent.
"Estompe ce rouge à lèvres, enlève ces faux cils (...). Arrête de sourire s'il te plaît! Et surtout: ne regarde pas l'appareil!"
Tous finirent par me détester. Les top parce que je démolissais leur répertoire et dédaignais ces perruques qui leur avaient côté cher. Mais aussi les coiffeurs et les maquilleuses, que j'empêchais de démontrer leurs talents, et les rédactrices dont je transgressais les tabous.
Mais les magazines publiaient mes photos, parce que le prêt-à-porter exigeait des images plus crédibles et parce que leurs directeurs l'avaient compris.


- Pas à sa place
Qu'est-ce qui n'est pas à sa place?
(...) Est-ce que le photographe les a placés là? Les légendes pourraient nous renseigner - mais avez-vous besoin de savoir? La vérité est que tout n'est pas toujours et nécessairement à sa place.
C'est peut-être cela qui m'a fait déclencher à cet instant. Et qui maintenant vous intrigue.

Frank Horvat, 1962, Paris, Alain Bernardin, propriétaire du Crazy Horse Saloon, avec une strip-teaseuse.

Frank Horvat, 2003, Catalogne, chien et baignoires.

Frank Horvat, 2011, de la série Trip to Carrara.

- Choses
Comme mon ami Marc Riboud le disait: "Si je préfère photographier ce qui bouge, c'est parce que essentiellement, la photographie est le fait de saisir un instant plutôt qu'un autre, de tomber juste, d'arrêter le mouvement au moment où il faut. Comme la note juste en musique, l'équilibre en architecture. Le plaisir est d'autant plus grand que l'exercice est plus difficile, que les éléments à assembler sont variés, mobiles et imprévisibles".
Je pense comme lui. C'est quand votre sujet bouge que vous prenez le taureau de la photographie par les cornes. Ou, comme je le dis à des jeunes photographes qui ne me montrent que des natures mortes: "Si vous ne photographiez que ce qui vous laisse le temps de changer d'avis, vous perdez le bénéfice du risque".
Et pourtant, certaines de mes photos paraissent prouver le contraire: face à ces chaussures, en 1949, à Milan, je ne risquais pas qu'elles m'échappent! (je ne me souviens pas de cette séance, mais on dirait que j'ai eu le temps de les réarranger plusieurs fois...)
D'autre part ce contrejour me laisse penser que cette photo n'était pas préconçue: j'ai probablement été frappé par cet éclairage et par cette disposition des objets, comme quand nous croyons reconnaître un déjà-vu, sans trop savoir s'il fait partie de notre expérience ou de nos rêves.
Ce fut donc, malgré tout, un instant décisif: moins dans les rapports physiques entre les objets que dans le flux de mes associations mentales.

Frank Horvat, 1949, Milan, chaussures.
Frank Horvat, 1999, Paris, chez Véronique Leyrit.
Frank Horvat, 2002, Cotignac, mouchoir sale.
- Photos con
Cet attribut trivial, appliqué à des photographies, exigerait une explication. Mais j'aimerais que vous la trouviez par vous-même. Je vous dirai seulement que si certaines ce celles-ci vous font sourire, vous êtes sur la bonne voie, et que vous arriverez vite à reconnaître une photo "con" quand vous la rencontrez.
Si je ne les présente qu'à la fin, c'est parce que je les aime particulièrement. Et si l'attribut paraît grossier, c'est seulement comme quand une maman appelle son bébé "ma petite crotte". Prenez "Venise 1950". (...) J'avais 22ans, je photographiais un défile de haute couture avec un flash et je faisais de mon mieux pour satisfaire la couturière qui me payait. Quand j'ai vu cette image sur la feuille de contact, je n'en ai pas pensé grand chose et je n'en aurais même pas gardé le négatif, si je n'avais pas décidé d'en tirer une autre, sur la même bande. (C'était ainsi qu'au temps de l'argentique certaines photos échappaient à la poubelle.)
Puis un jour, en feuilletant mes contacts, je la vis d'un autre oeil. Ce qui avait semblé banal me parut révélateur de quelque chose, dont au moment de la prise de vue je ne m'étais pas rendu compte. Ou l'avais-je perçu sans le savoir? Etait-ce la série de ces cinq expressions - du mannequin et des quatre spectateurs - au moment où elles sont éclairées par le flash? Mais à ce moment-là je n'aurais pu les distinguer, elles étaient nouées dans le contrejour! Voilà, en raccourci, le miracle d'une photo "con": elle révèle quelque chose, mais il n'y a aucune raison de penser que le photographe en ait eu conscience!
Edouard Boubat aimait citer Borges: Un écrivain ne peut être un grand écrivain, s'il écrit seulement ce qu'il croit écrire." D'après le même principe, vous ne pouvez décider de faire une photo "con": elle vous sera peut-être donnée. Tout  à fait comme, selon Saint Augustin, le salut éternel.

Frank Horvat, 1950, Venise, défilé de mode.

Frank Horvat, 1962, Le Caire, visite médicale à l'académie militaire.

Frank Horvat, 1999, Paris, Champs- Elysées, magasin en travaux.

- Autoportrait
L'autoportrait est un acte aussi légitime que la masturbation, avec l'avantage additionnel d'être irréprochable.
Pensez à Dürer, à Raphaël, à Léonard de Vinci, à Rubens, à Rembrandt, à Velasquez, à Chardin, à Goya, à Delacroix, à Van Gogh, à Cézanne, à Picasso, à Francis Bacon.
Et bien sûr à Montaigne: "Et puis me trouvant entièrement dépourvu et vide de toute autre matière, je me suis présenté moi-même à moi pour argument et pour sujet. C'est le seul livre au monde de son espèce, et d'un dessein farouche et extravagant".
Curieusement, je me souviens de peu d'autoportraits de photographes (en dehors de ceux qui en ont fait une spécialité). Peut-être par ce que les photographes sont plus attentif à ce qui les entoure... D'ailleurs j'ai fait la plupart des miens sur le tard:  peut être simplement parce que cela me  permettait de disposer d'un modèle docile, et sans avoir à chercher plus loin.
Les problèmes étaient surtout techniques: l'impossibilité de contrôler l'image dans le viseur (en dirigeant l'appareil sur moi); l'inversion de la droite et de la gauche (quand je me photographiais dans une glace), la présence de l'appareil dans l'image (même cas); le manque d'une troisième main pour déclencher (quand je photographiais mes mains).
Le plus éprouvant était que, faute d'être un Montaigne, le face-à-face avec moi-même pouvait devenir monotone. C'est pourquoi cette série comprend moins d'images que les autres.

Frank Horvat, 1945, Lugano, autoportrait.

Frank Horvat, 1999, Pantano Borghèse (Italie), autoportrait avec cheval.

Frank Horvat, 1999, Boulogne-Billancourt, autoportrait chez le pédicure.




Frank Horvat, La maison aux quinze clefs, éditions terre bleue, 2013.

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