Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 9 mars 2015

Les clés de Frank Horvat


Rubriques: lecture de photographies; art et photographies, psychologie du photographe.

D'abord l'allégresse! Il est tant de regards moroses posés sur notre époque, entre chagrin, dénonciation et remords que ce livre (La maison aux quinze clés de Frank Horvat) semble porté par une force d'autant plus précieuse, par comparaison: un appétit vigoureux pour le monde tel qu'il s'est donné à voir et à éprouver, durant près de sept décennies. Non pas qu'en soient absentes les souffrances d'une planète que hantent autant que jamais la misère, la guerre et l'injustice. Mais je gage que chacun éprouvera, devant cette oeuvre d'une vie, la gratitude qu'inspire une offre multiforme, où les malheurs de l'humanité, aussi profondes que soient leurs traces, laissent place à un bonheur de vivre, un goût ardent des rencontres inopinées et de la tendresse partagée. L'esthétique, ici, se nourrit de l'obsession de n'être pas dupe, ni de soi-même, ni des autosatisfactions convenues; elle se renforce d'une volonté obstinée de recul, sans complaisance, par rapport à la création elle-même. Garder sa distance: souci paradoxal pour un photographe, dans l'immédiateté d'une rencontre entre l'objectif et son sujet, et qui pourtant trouve sans peine, constamment, les moyens de sa liberté. Une liberté dont l'entrelacs avec la beauté demeure sans cesse primordial.

Elle s'affiche d'entrée de jeu dans l'organisation de cette anthologie personnelle; l'auteur gyrovague, échappant à toute contrainte, a choisi de rebattre ses cartes à partir d'un triple refus: nul  principe de classement thématique, chronologique ou géographique. Par quoi il rappelle que chaque photographie s'enrichit de la proximité des autres, comme il advient sur les cimaises d'une exposition,et qu'elle retrouve, par ce voisinage faussement aléatoire, une vitalité neuve. On se surprend quelquefois à juger que telle ou telle image auraît dû figurer ailleurs, dans cette répartition - mais, en regimbant de la sorte, on rend hommage, au fond, à l'indépendance même de l'artiste. Celle qui s'affirme si vivement d'autre part dans la diversité des propos dont il a voulu, en écrivain, scander son ouvrage.
Rien chez ceux-ci, au demeurant, d'un didactisme pesant: une façon plutôt de nous rappeler qu'une pareille autobiographie peut revêtir toutes les couleurs de la surprise, en bousculant les conventions du linéaire, en échappant aux classifications ordinaires, et qu'elle y puise une force singulière. Frank Horvat semble parfois rire sous cape devant un désarroi possible de son public et se réjouir que la variété de son oeuvre ne permette pas aisément aux amateurs d'en identifier aussitôt les éléments. Liberté chérie, là encore... Certains photographes se targuent, -et pourquoi pas? - de n'avoir jamais fait fond, toute leur vie, que sur un seul appareil, sur une seule technique de prise de vue; notre auteur a voulu, au contraire, tout explorer dans ce champ - jusqu'aux bienfaits ambivalents d'Internet. Surtout, il a été curieux de tous les genres qui fleurissent dans le monde de la photographie. On connaît de ces peintres qui, une fois trouvée leur façon de faire, leur manière, ont choisi la facilité d'en décliner à l'infini les similitudes, s'enfermant de la sorte dans le piège d'une répétition à soi-même imposée: facilité pour les galeristes, mais corset pour l'efflorescence des oeuvres. Il existe sûrement un prix à payer pour la décision, inverse, de déconcerter en changeant souvent de pied, - mais au bout du chemin, l'éventail s'élargissant, l'avantage en est patent. Il n'est pas jusqu'au flash impie, qui ne puisse, en telle ou telle occurence, dont il est donné ici un exemple, permettre une réussite imprévue: coquetterie chez un artiste qui laisse ainsi le hasard déjouer la maîtrise qu'il démontre continûment des jeux infinis de la lumière. La première notoriété de Frank Horvat fut conquise du côté de la mode - avant qu'il ne se sentit à l'étroit dans cette spécialité et s'en allât exceller dans l'art du portrait ou du paysage. Alors, déjà, tout commença par le refus des procédés ordinaires qui enveloppaient les mannequins de multiples appareillages artificiels et les figeaient dans des poses répétitives. On jubilera à considérer ce que le talent de Frank Horvat a su cristalliser à partir du rejet de ces conventions, si efficace qu'il sut persuader les responsables des revues spécialisées de secouer la paresse de leurs habitudes et d'accepter ce qu'un retour à plus de naturel pouvait proposer de séduction inédite.
Les résultats sont là, en hommage à un corps féminin libéré de ces conventions et de ces adjuvants qui perpétuaient un charme automatique. Plus tard dans l'oeuvre, et même sur les rivages de prostitution, dont tant d'autres photographes ont fixé sombrement la hideur, a subsisté quelque chose de cette sympathie primordiale.
Liberté, tout autant, devant les attitudes des humains et des animaux - qui s'effacent, parfois devant de savoureuses natures mortes. Un,  deux, beaucoup, l'unicité, le duo, la multitude... Voilà encore un critère de classement qui, élu par l'auteur, laisse chez les hommes, une large latitude à tous les sentiments: faut-il entendre respectivement solitude douloureuse, incompréhension inévitable, anonymat pénible, ou au contraire individualisme revendiqué, partage chaleureux, autonomie conquise? Devant ces alternatives, l'oeil hésite - non sans motifs...

Liberté encore, décisive, que celle de l'humour. Les autoportraits en sont enrichis. Mais sa force est plus large. Vous croyez, nous dit l'artiste, vous qui regardez ce cliché, à l'immédiateté d'une signification! Soyez plus attentif: si vous savez ne pas confondre le sérieux avec la prétentieuse gravité, si vous consentez à ne pas prendre l'image au premier degré et à vous apercevoir, comme on vous y invite malicieusement aux douxième et quatorzième chapitres, que "quelque chose ne va pas", alors vous verrez bouger son interprétation du côté du plus précieux farfelu; recul encore qui ajoutera, parce que nulle réponse ne sera imposée, à votre émancipation - à même, du coup, de rebondir sur celle, irréductible, de l'artiste.
Notre satisfaction de lecteur est ainsi nourrie à son tour de cette totale impunité, jusqu'au plaisirs, menus et grands, d'une complicité ludique avec l'artiste: celle qui surgit aux chapitres six et sept et qui nous rappelle que l'on peut se féliciter aussi de découvrir des correspondances, au sens où Baudelaire employait ce terme, qui mettent en lumière des rapprochements inattendus. Lorsque l'auteur nous propose de faire dialoguer, à notre gré, ses photographies avec la peinture, il contribue gaiement à des réflexions aussi anciennes que Nièpce ou que Daguerre. Et quand il en fait des métaphores, il aiguise des curiosités neuves: comme on ferait bouger le trait d'un calque sur celui d'un dessin, l'attention se déplace, sans rien sacrifier, au demeurant, du plaisir esthétique. Rien là d'irrespectueux: tout au contraire une complicité dans la différence qui me paraît répondre exactement au souhait de Frank Horvat. (...)

Jean-Noël Jeanneney, Contraintes éclatées in  Frank Horvat, La maison aux quinze clés, éditions terre bleue, 2013.


Les quinze clés de Frank Horvat

- Lumière:
(...) Ce qui  dans mon cas (...) est un peu différent, est que je suis presque plus sensible à la lumière qu'à ce qu'elle éclaire. Au point que j'évite de me servir du flash (...) et que je renonce à déclencher face à une personne intéressante si l'éclairage ne met pas en évidence cet intérêt. (...)

Frank Horvat, Paris, Mate enceinte, 1956.

Frank Horvat, Paris, strip-teaseuse au Crazy Horse, 1962.

- Condition humaine:
Quand on me demande ce que j'entends par condition humaine, la meilleure réponse que je peux donner est que c'est une condition qui comporte des problèmes. Et que les gens qui ont des problèmes paraissent plus intéressants que ceux qui n'ont pas l'air d'en avoir.(...)

Frank Horvat, Exeter (Angleterre), 1955.

Frank Horvat, Vienne, Alexandra de Leal, mon ex-femme, 2007.

- Temps suspendu:
Toute photographie est une suspension du temps; mais dans certaines le temps paraît plus suspendu qu'en d'autres. Ou inversement: la suspension est possible à tout moment; mais dans certains la sollicitation est plus forte.

Frank Horvat, Espagne, sur la ligne de chemin defer Cuenca-Madrid, 1999.

- Voyeur:
Dans un sens étroit, le voyeur est celui qui cherche une satisfaction sexuelle par les yeux, au lieu de la chercher "normalement" par un organe plus approprié. Dans un sens large c'est celui qui aime pénétrer, saisir, posséder par le regard - et pas nécessairement en vue d'un acte sexuel.
Dans un sens, tout photographe est voyeur. Je me considère du nombre et je reconnais le voyeurisme comme l'une des clefs de ma maison. Cependant (...) je me suis rendu compte que ces photos avaient moins à voir avec la pulsion sexuelle qu'avec un petit sentiment de culpabilité que j'associais aux moments où je les avais faites ou aux pensées qui me traversaient l'esprit en les voyant. (...)

Frank Horvat, Paris, quai du Louvre, 1955.

Frank Horvat, New York, métro, 1984.

- D'oeil à oeil:
Contrairement à l'opinion - très répandue- d'après laquelle les yeux seraient "une fenêtre sur l'âme", je préfère déclencher quand la personne en face ne regarde pas l'appareil.
Au début, c'était par fidélité à Cartier-Bresson et à son idéal du "photographe invisible" - c'est-à-dire à un certain souci d'objectivité par rapport au "réel" (un peu comme la chose en soi de Kant...). Une chimère, bien sûr, qui a fini par devenir une convention comme une autre. Jusqu'à ce que William Klein la conteste, en incluant, dans ses scènes de rue à NY, un ou deux passants regardant droit dans l'objectif: ce qui, loin de nuire à ses témoignages, les rendait d'autant plus crédibles.
Cela ne m'empêcha pas de continuer à suivre le précepte de Cartier-Bresson, peut-être parce qu'une illusion d'invisibilité convenait mieux à mon tempérament qu'une preuve de ma présence. Même dans les séances de mode. D'autant plus que me rendis compte que les regards passionnés de ces dames, loin d'être des "fenêtres de leurs âmes" étaient la plus facile et la plus paresseuse de leurs routines.
Cependant il arrive parfois que la personne en face - que ce soit par surprise, par crainte, par colère ou même par amour - me lance soudainement un vrai regard, à moi et pas à l'appareil. Si je parviens à la saisir, j'aurai "pris" une vraie photo, qui aura mérité d'être prise.
(...) mais un regard ne se capte pas tous les jours. C'est pourquoi j'évite, en général, de photographier des personnes qui fixent l'appareil. Je les trouve plus présentes quand je les vois attentives à autre chose, et alors même leur profil ou leur dos peut me paraître révélateur.

Frank Horvat, Paris, Mate, 1959.
 
Frank Horvat,, Calcutta, groupe de mendiants, 1962.
 
 

La suite des clés dans le prochain article....


Frank Horvat, La maison aux quinze clés, éditions terre bleue, 2013.

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