Rubriques : photographie du XXième et contemporaine ; portrait photographique ; société et photographie ; photographie analogique et numérique
Quoi, en apparence, de plus semblable aux «selfies», exécutés à l'aide
de smartphones, que les traditionnels autoportraits auxquels se sont
amplement adonnés les photographes après les peintres? Selon l'Oxford
English Dictionary, qui a élevé le terme «selfie» au rang de «mot de
l'année 2013», il s'agit d'«une photographie qu'une personne a prise
d'elle-même, généralement au moyen d'un smartphone ou d'une webcam et
téléchargée sur un média social». Et cela grâce à deux fonctionnalités
des smartphones : la connexion à internet et l'existence d'une caméra
frontale qui permet de se voir et se photographier soi-même regardant
l'écran.
Les similitudes sont évidentes: le selfie et l'autoportrait sont l'un et
l'autre des représentations de soi par soi. Pourtant l'autoportrait,
ancré dans la tradition argentique, s'oppose au selfie qui, lui, est
apparu avec le numérique. Les selfies qui sont destinés à être
«téléchargés sur un média social» planétaire et instantané, se
distinguent encore des autoportraits de la photo-argentique qui, eux,
ressortissent à l'ordre matériel de la chimie et du papier, qui reposent
dans des archives privées telles que les albums, ou qui circulent dans
les circuits lents et courts de la librairie, des galeries et musées.
Tandis que les autoportraits sont arrimés à l'ici de leur production, ou
très modestement nomades, les selfies sont au contraire aspirés vers
l'ailleurs: aussitôt pris, aussitôt diffusés.
En somme, l'autoportrait est fait par soi et pour soi, ou presque,
tandis que le selfie est destiné à un autre et à tous ces autres qui
composent la communauté plus ou moins étendue des «amis» réels ou
virtuels des réseaux sociaux. Les matériaux, les surfaces d'inscription
(le papier, l'écran), les vitesses et les audiences, ainsi que les
protocoles de dialogues et d'échanges sont autant de points de
différences par lesquels s'opposent en nature les autoportraits et les
selfies, et se distinguent d'autant leurs esthétiques respectives.
L'autoportrait s'inscrit dans un dialogue de soi à soi qu'institue le
photographe en quête d'une autre face de lui que l'image vise à
atteindre et à exprimer. En tant qu'image de soi, par soi et pour soi
(ou presque), l'autoportrait est circonscrit dans l'étroit périmètre
d'une solitude ou d'une communauté restreinte. C'est une image à usage
privé et intime. Une image dont le destin est l'archive éventuellement
entre ouverte sur les circuits lents de l'édition et des expositions.
Cette expression refermée sur un soi, à circulation restreinte et lente,
sans véritablement d'ailleurs ni d'autre, passe par des mises en scène
de soi parfois très élaborées, avec décors, poses et audaces esthétiques
nourries de solides références artistiques. L'autoportrait se situe
ainsi hors de l'état présent du monde, dans un monde fictif construit
par le modèle-opérateur-destinataire sans plus d'intention que de
révéler ou de découvrir quelque chose de lui. De se connaître
esthétiquement lui-même, ou de s'inventer un autre de lui-même.
Il en va tout différemment du selfie, de ses usages et de son
esthétique. Alors que l'esthétique de l'autoportrait est en quelque
sorte réflexive, immanente, agrégée au sujet et référée à une tradition,
celle du selfie est totalement dialogique et transcendante. L'une est
arrimée à l'ici du modèle-opérateur-destinataire; l'autre est aspirée et
véritablement dynamisée par la présence virtuelle et réellement active
des destinataires-«amis» possiblement nombreux, à la fois éloignés dans
l'espace et présents synchroniquement.
Contrairement à l'autoportrait qui s'élabore à l'écart du monde dans
l'espace fictif d'une mise en scène, le selfie se pratique dans le
monde, dans le cours et le flux du monde à l'ère du numérique. Au pesant
protocole de la photo-argentique qui exige un long détour par le
laboratoire, et à l'immobilité congénitale de l'image sur papier, la
photo-numérique mobile alliée aux réseaux sociaux oppose des images
immédiatement et simultanément disponibles sur le lieu de leur
production et en tous les points connectés de la planète.
Et c'est précisément à tous les «amis» de réseau qui sont ailleurs —
hors-là mais virtuellement présents — que s'adressent les selfies
réalisés pour être partagés et établir des échanges. Cette haute
puissance dialogique soumet les selfies à l'action de forces centrifuges
qui font exploser les pratiques et les esthétiques photographiques
traditionnelles.
la mobilité des smartphones et la capacité de diffusion vertigineuse des
réseaux ont constitué un alliage inédit sur lequel a vite prospéré la
pratique du selfie: une image de soi totalement nouvelle traversée par
la vitesse, l'immédiateté, le partage, la diffusion instantanée. Une
image toujours faite à toute vitesse, inscrite dans les impromptus de la
vie et de l'action, et captée au moyen de ce dispositif banal constitué
d'un smartphone tenu à bout de bras, plus ou moins stable, ne
permettant que des cadrages approximatifs, pointé sur le visage mais
trop proche de lui pour ne pas le déformer.
Ce dispositif paradoxal qui associe la technologie la plus sophistiquée à
un mode opératoire assez grossier met à mal les règles les plus
élémentaires de l'esthétique classique que la photo-argentique
documentaire, en l'occurrence le portrait, ont peu ou prou
scrupuleusement appliquées. Désormais, la composition géométrique et les
lois de la perspective qui charpentaient les œuvres, la netteté et
l'équilibre des proportions qui concouraient à la ressemblance, sont
mangées par l'action déstructurante de la vitesse ? En vérité, les jeux
savants de la géométrie et des proportions, la netteté, la ressemblance,
et même la représentation, ne sont plus vraiment nécessaires pour des
images-écrans qui ne sont pas faites pour être regardées mais pour faire
signe. Pour communiquer.
Peu importe que je sois déformé par la trop grande proximité de
l'appareil, que mon bras s'inscrive dans l'image, que le décor soit
médiocre, que la lumière défigure, car le cliché n'est guère qu'un signe
fugace, une trace fugitive, pour affirmer à d'autres — mes «amis» réels
et virtuels — ma présence-là au moment présent, et pour engager avec
eux des conversations qui se poursuivront peut-être de différentes
manières (textes, sons, images et vidéos) sur les réseaux.
Le selfie dynamise et chamboule les éléments, les propriétés et les
notions canoniques de la photo-argentique, ainsi que l'espace
illusionniste qui a été le sien. D'abord en faisant (souvent) apparaître
l'appareil, ou en suggérant sa présence; également en superposant dans
les figures de l'opérateur, du sujet voyant et de l'objet vu que la
conception euclidienne de l'espace illusionniste a toujours
soigneusement distingués et ordonnés. Plus fondamentalement enfin, les
photographes sont invisibles sur leurs clichés parce qu'ils sont situés
derrière leur appareil et face au monde qu'ils scrutent au travers de
leur viseur, alors que les réalisateurs de selfies sont, eux, bien
visibles, situés dans le monde et devant leur appareil.
Le dispositif séculaire de la fenêtre ouverte sur le monde est aboli, le
cadre-viseur de l'appareil photo a fait place à l'écran du smartphone.
On est passé d'un espace illusionniste à un espace d'énonciation. D'un
monde à un autre.
André Rouillé, PARIS art, éditorial, Selfie et autoportrait, d'un monde à un autre, 2014.
http://www.paris-art.com/art-culture-France/selfie-et-autoportrait-d'un-monde-a-un-autre/rouille-andre/438.html#haut
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