Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 3 février 2015

Au delà des voyages extraordinaires


Rubriques: fiction, récit et photographie; photographie du XXième et contemporaine; photographie objective et subjective; paysage.

Les Voyages  de photographes incluent des vues qui montrent des sites habituellement fréquentés par les voyageurs et, à ce titre déjà, ils renvoient à l'itinérance. Mais ils figurent aussi des portions de territoire, qui ne sont pas dévolues au déplacement, mais qui, telles qu'elles sont données à voir, se présentent sous l'espèce du "provisoire". Appliquer aux sites mis en images le qualificatif de "provisoire", c'est relier la représentation des lieux à l'expérience particulière qui en est faite, c'est les rapporter à un "usage du monde" auquel ils paraissent liés; c'est avancer que les photographies tout à la fois livrent un simulacre du réel et le rattachent à une perception itinérante. Cette relation vagabonde au territoire, l'observateur des vues l'impute à l'opérateur - comme le dispositif livresque et le texte, éventuellement présent, l'y invitent. Les traits matériels qui font que les paysages représentés paraissent "provisoires" peuvent découler des circonstances effectives de la prise de vue, des conditions concrètes du déplacement; mais ils relèvent aussi de choix du praticien: la relation nomade au territoire que suggèrent les photographies est aussi affaire de construction. La notion de "paysages provisoires" présuppose une forme de "mise en intrigue" du monde; les vues sont assimilées à des perceptions de l'opérateur itinérant, tel qu'il se trouve suggéré par les mots et les images, et non à celles du praticien en chair et en os qui a effectué le déplacement - ce qui n'empêche pas bien sûr que le livre (texte et clichés) prenne les allures de la sincérité, de l'authenticité. La fiction est d'autant plus convaincante qu'elle se dissimule et affiche l'absence d'apprêt et d'artifice. Il convient de se demander comment dans les Voyages de photographes, certains paysages peuvent apparaître sous les traits du "provisoire": qu'est-ce qui fait qu'ils se présentent au lecteur comme des endroits où l'on ne demeure pas, des lieux à travers lesquels on passe?

La banalité, le peu de pittoresque ou d'attrait des sites photographiés est une propriété susceptible d'alimenter une impression: les lieux, inaptes à légitimer par eux-mêmes une attention prolongée, semblent enregistrés car ils se situent, de manière contingente, sur la trajectoire de l'opérateur voyageur. Georges Perec emploie le terme d'"infra-ordinaire" pour désigner ce qui est tellement commun que, d'habitude, on ne le perçoit pas. Combiné à d'autres traits, la banalité du lieu présenté peut contribuer à en faire - aux yeux du lecteur- un espace qui paraît plus ou moins "subi" par l'être itinérant, sur le chemin duquel il se trouve. Certains photographes contemporains ont fait de sites ordinaires l'objet d'une enquête minutieuse, voire d'un archivage systématique; la banalité des paysages ne participe donc à l'évocation du "provisoire" qu'associé à un certain nombre de choix formels, ou encore mis en relation, dans l'espace du livre, avec d'autres images et un texte, si restreint soit-il.
A rebours, il est patent que l'aspect "extra-ordinaire" du site tend à s'opposer au sentiment du "provisoire". Paysages pittoresques ou sublimes, lieux d'art ou de mémoire requièrent l'arrêt ou la contemplation; ils impliquent une durée. Dans les circuits organisés par les opérateurs, les sites exceptionnels constituent des étapes, souvent expéditives certes, compte tenu de la lourde liste du programme, mais des étapes quand même. Avant leur mise en images par les touristes, les lieux se présentent sous forme de "clichés"...
Si ces ouvrages invitent à aller y voir, ils ne renvoient pas à une expérience voyageuse singulière: ils s'inscrivent dans une logique d'inventaire, ou encore d'injonction à la visite. (...) Les sites exceptionnels - que leurs qualités intrinsèques suffisent à constituer en objets d'attention - semblent se montrer moins que d'autres favorables à la suggestion du "provisoire".
On ne peut en tout cas que constater que les paysages "qui valent le voyage" (ou le détour) n'attirent que peu les photographes voyageurs qui font l'objet de cette étude. S'ils sont enclins  à s'en détourner, c'est sans doute qu'ils tendent à se démarquer des stéréotypes, mais c'est aussi que ce type d'endroits - par leur notoriété, leur plénitude, leur autosuffisance - ne favorisent  pas l'évocation de l'expérience singulière d'un parcours. De l'évitement même du cliché, Raymond Depardon a pu faire le sujet de certaines de ses photographies. (...) Cet évitement revient chez d'autres photographes voyageurs comme chez  Bernard Plossu (Passages par Athènes).
(...)
Raymond Depardon s'écarte des normes du photojournalisme, comme il s'écarte de celles de la vue touristique. Les scènes élues dans Correspondance New-yorkaise sont à l'opposé du sensationnel ainsi que du pittoresque; elles appartiennent pour la plupart au registre du banal. Cela tient, dans ce cas précis, au protocole qui a été suivi. Le livre émane en effet d'une expérience menée avec le quotidien Libération. Du 6 juillet au 12 août 1981, Raymond Depardon séjourne à New York et convient d'envoyer chaque jour au journal une photographie accompagnée d'un commentaire. Le texte renvoie à la subjectivité du photographe: " j'erre dans les rues. Plus seul que jamais. Je suis comme un touriste.", consigne-t-il par exemple. Le contrat établi écarte R. Depardon de la scène exceptionnelle, et le rapproche de la photographie de rue anti-anecdotique des reporters américains des années cinquante. Si la contrainte amène à un déplacement vers "l'infra-ordinaire", c'est d'abord parce que - la cadence étant fixée -  "l'extraordinaire" n'est pas toujours au rendez-vous; mais c'est aussi parce que le contrat scelle une relation neuve entre l'opérateur et le monde, où la démarche prend le pas sur ce qui est proposé par les apparences. Le photographe a tendance à laisser affleurer cette condition, qui est la sienne, de devoir faire des images à partir de ce qui ne le mérite pas nécessairement. Or la contrainte de R. Depardon n'est, à certains égards, pas étrangère à celle que se donne le photographe voyageur. La plupart du temps, ce dernier entreprend son déplacement dans la perspective d'effectuer des prises de vue, voire de faire un livre; il se trouve donc plus ou moins dans l'obligation de rapporter des images, quels que soient les lieux qu'il travers. De surcroît, la démarche qu'il s'est fixée constitue pour une partie la matière de son livre; cela l'amène à rendre sensible sa conduite et à ne pas élire des sites qui, par leur caractère exceptionnel, viendraient obnubiler l'attention et occulter l'entreprise.
Par ailleurs, celui qui suit les axes de circulation, passe nécessairement par des sites intermédiaires qu'il n'élit pas pour leurs caractères propres, mais qu'il traverse. Voyager, c'est parcourir des zones "infra-ordinaires" qui sont sur le chemin allant d'un point à un autre. Si l'opérateur itinérant ne retient que les endroits dignes d'intérêt, il occulte la dimension du passage; il laisse de côté le voyage qu'il est en train de suivre pour recueillir des images. Mais le praticien peut choisir aussi de donner à voir des paysages, liés à son expérience nomade, à savoir des paysages fades qui ne paraissent pas choisis, mais perçus en passant. Bords de route désertés, banlieues ou bourgades ternes, bâtiments mornes reviennent chez Robert Frank, Bernard Plossu, Klavidj Sluban, Brigitta Lund, Patrick Bard et bien d'autres... Les espaces "infra-ordinaires" sont les" lieux communs" du voyageur, dans les deux sens du terme: parce qu'ils se trouvent sur son chemin, mais aussi parce qu'ils permettent, dans l'espace du livre, de suggérer une progression qui, fendant le territoire, ne trie pas les contrées traversées. L'oubli apparent des "appâts" objectifs du pays réel se fait au profit de l'évocation d'une relation vagabonde et subjective au territoire. Le prosaïsme des paysages proposés favorise l'évocation du rapport au monde de l'homme itinérant (sans y suffire évidemment).
La présence, au sein des Voyages de photographe, de paysages mornes et plats peut également contribuer à suggérer un "art du voyage" - manière de voyager comme manière de rendre compte, grâce aux mots et aux images, de cette expérience. Ils témoignent de l'importance accordée au trajet - qui semble davantage retenir l'attention qu'un but quelconque. Ils participent à l'évocation d'un parcours in progress, "chemin faisant" pour reprendre le titre de Jacques Lacarrière (et ce, quelles que soient les modalités et la vitesse du déplacement). C'est cette priorité donnée à l'exercice même du voyage que manifeste Robert Louis Stevenson, quand il note: "je voyage non pour aller quelque part, mais pour marcher." L'écrivain suivait les sentiers, Patrick Bard prend le transsibérien, Michael Becotte voyage en automobile, Bruno Lasnier à bord d'un bac. Mais, dans chaque cas, il s'agit de privilégier le déroulement du voyage, de refuser la subordination du déplacement à un terme géographique. L'attention portée aux paysages "infra-ordinaires" manifeste une disponibilité, une présence au réel tel qu'il est - et peut-être même parfois l'acceptation que des éléments, si anodins qu'ils soient, puissent interpeller le voyageur et l'incliner à la dérive. La trajectoire ainsi évoquée fait également écho au processus même de la façon du livre.
Nombreuses sont, à la fin du vingtième siècle, les démarches artistiques qui font du franchissement physique d'une distance spatiale leur manière première. Richard Long ou Hamish Fulton élisent généralement des territoires qui paraissent vierges de toute présence humaine; des artistes comme Dennis Adams et Laurent Malone, Francic Alÿs ou encore le collectif Stalker se tournent davantage vers des milieux urbains. ces travaux - pour différents qu'ils sont des voyages de photographes -  témoignent d'un intérêt comparable pour le parcours en tant que praxis. Chez certains, cette démarche s'accompagne d'ailleurs d'une attention portée à des espaces désaffectés que le déplacement paraît à même de réinventer: ce sont les terrains vagues proches des grandes villes que les membres du Laboratoire Stalker choisissent d'arpenter.
(...) C'est la traversée du pays, la progression à travers le territoire qui est mise à l'honneur.

Aux choix d'espaces "infra-ordinaires", les photographes voyageurs associent souvent l'élection de moments "infra-ordinaires". En une formule désormais célèbre, Robert Frank déclare privilégier les instants "in between". A propos de American Surfaces, Stephen Shore affirme: "C'était le journal visuel d'un voyage à travers le pays. Quand j'ai commencé ce périple, j'avais beaucoup d'idées sur ce que j'allais faire. Je ne voulais pas capter des "instants décisifs". Cartier-Bresson avait forgé cette expression pour désigner certaines rencontres visuelles exceptionnelles, mais j'étais plus intéressé par la banalité."

R. Depardon dit s'intéresser aux "temps faibles". Pour Bernard Plossu, "La photographie parle de tous les moments apparemment sans importance qui ont en fait tant d'importance." Dans les voyages de photographe, se trouvent le plus souvent retenus des instants où ils ne se passent rien. De fait, une bonne partie de la durée d'un voyage est généralement occupée par les trajets, les attentes ou encore la gestion de questions très  matérielles; les "moments gris" choisis par les photographes itinérants font l'écho à toutes ces images creuses. Mais, de surcroît, l'élection de ce type de moments - qui se situe à l'opposé d'une conception de la photographie privilégiant "les temps forts" - signale la valeur accordée à l'expérience individuelle: les prises de vue semblent découler de l'investissement du praticien davantage que de données extérieures. La qualité de présence au monde de l'opérateur paraît croître dans la mesure même où le caractère exceptionnel des sites et des moments s'absente; le défaut de sollicitations émanant du monde peut donner l'impression qu'affleure une intériorité.

Raymond Depardon, Errance.


Raymond Depardon, Errance.

Raymond Depardon, Le désert américain.

Bernard Plossu, Routes, 55: "Nord, France, 1987"

Bernard Plossu, Passages par Athènes.

Bernard Plossu, Bêtes humaines.


Daniele Méaux, Voyages de photographes, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2009.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire