Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 19 janvier 2015

"Interrogation"


Rubriques: langage et photographie; texte et photographie; perception, vision et photographie; photographie objective et subjective; fiction, récit et photographie.

"Toute interrogation est liée au regard." Comprenons, au bout du regard, il y a l'écriture de la question, le livre des questions (Edmond Jabès).

Pourquoi suis-je comme obligé de regarder, comme à chaque fois commandé par le regard? Le mot voir est roi. C'est le mot roi. L'écriture est son sujet. Le mot voir est la nature de la langue. Nous ne pouvons nous empêcher de le voir. Partout. Et la photographie, c'est le voir qui se donne à voir, n'en finissant plus d'être vu et de donner à voir. Les grands yeux de la photographie.

L'image n'est pas normale, elle est une grave anomalie, une monstruosité. Elle est la présence portée à son point le plus haut. Elle est l'exception de l'exceptionnel. Elle nous sort de la normalité. En tant qu'expérience visuelle sans précédent, elle ne peut se montrer que supérieure à tout ce qui est, dans tout ce qu'elle est, dans tout ce qu'elle rapporte - le "ça a été", le "ce qui a été fait". Chaque fois qu'une image présente la présence, elle la marque de son sceau. La photographie est  un monstre de réel. Elle est pire que l'image, toujours plus réelle que l'image (même si, nous parlons,  par déformation, d'images, à son sujet). Voir certifie le réel, la photographie "atteste" que ce que j'ai vu, vécu, était bien réel, c'est bien là quelque chose d'atroce. Ce n'est pas une image peinte, mais une image pleine. Elle a le pouvoir de faire entrer du réel dans le réel. L'image me dispute, en quelque sorte, ma vie. Son autorité est assise sur sa violence. Elle crie  plus fort que moi. Comme si elle exerçait son autorité par un fâcheux effet de martèlement, en répétant continuellement "ça a été", "ça a été". C'est pourquoi, elle ne restitue pas, nous dit Barthes, elle "atteste". Elle a toujours raison, et elle se permet encore de nous prendre à témoin, "c'est là un effet proprement scandaleux". Elle est entêtée dans sa preuve d'existence, et comme pétrie de religiosité. Barthes poursuit dans son état d'affairement: "Peut-être cet étonnement, cet entêtement, plonge-t-il dans la substance religieuse dont je suis pétri; rien à faire: La Photographie a quelque chose à voir avec la résurrection: ne peut-on dire d'elle ce que disaient les Bysantins de l'image du Christ dont le Suaire de Turin est imprégné, à savoir qu'elle n'était pas faite de main d'homme, acheïropoïétos?" "Rien à faire", disons, la photographie aura toujours le dernier mot. Elle est la dernière à parler.

"Pourquoi la vie? " nous dit Barthes, de façon innocente, modeste, et presque minimale, depuis ce qui se voulait une réflexion, et ce dès son titre, son sous-titre, une "note sur la photographie". Une note sur la photographie et l'épuisement du photographier: "je m'épuise à constater que ça a été; pour quiconque tient une photo dans la main, c'est là "une croyance fondamentale", une "Urdoxa", que rien ne peut défaire, sauf si l'on me prouve que cette image n'est pas une photographie." Cet emploi du "fondamental" revient, non pas comme base argumentaire d'un système de pensée, mais plutôt comme une "croyance", une question "vitale". Une croyance que Barthes lie à "une certitude souveraine" et à "une force d"évidence". Ce n'est pas "discutable" la photographie, à la différence de l'image (picturale entre autres) que l'on peut remettre en cause ou en doute. Avec la photographie, il n'y a pas de doute possible. Elle tient son pouvoir par le fait même qu'elle nous tient, que nous n'avons rien à redire ou à objecter. Comme si le visible venait éclipser le théorique.

La fascination, c'est l'enchantement de ce qui ne finit pas. C'est l'attrait pour ce qui ne cesse de commencer, l'émerveillement devant ce qui recommence. Mais la fascination, c'est aussi la certitude et ce qui déborde immédiatement toute certitude, ce qui fait voie, chemin. Comme si la fascination, loin de n'être qu'un rapport irrépressible au visible et comme venue enrayer l'explicable, survenait comme ce à quoi l'on ne peut échapper. La fascination, c'est ce qui appelle sans dire pourquoi. L'envoûtement nous tient au regard. Le visible nous colle à la peau. La vue nous consigne à voir. "Dans la fascination, nous sommes peut-être déjà hors du visible-invisible." L'être fasciné est accaparé, mais ne voit pas, c'est le voir qui s'empare de l'être. Avec la fascination, il y va donc d'un règne, d'un moment ou d'un régime: nous sommes sous l'occupation du voir, forcés à voir. Et pendant ce temps-là, ça gagne du terrain. L'indétermination se propage: milieu pour ainsi dire absolu. Non pas systématiquement, mais dépassant toute mesure ou toute proportion, rendant tout système scandaleux, inacceptable, comme régi par une extravagance, non crédible en quelque sorte. Et en cela, absolu et absolument seul.

Le photographe croit parfois, par ses photographies, être utile symboliquement, rendre compte, aider, apporter, témoigner. "On avait fini par le croire, écrit Alain Bergala, alors que tant d'images, de celles qui importent vraiment, avec lesquelles on vit dans sa tête, nous criaient le contraire: que l'on rencontre au coeur même de l'acte photographique une dimension d'absence dont l'image, souvent, porte la trace et qui en fait, parfois tout le prix." Ce qui est donné relève de l'absence.

Ce sont des photographies qui s'annulent, qui restent (dans le temps) parce qu'elles s'annulent. Une bonne photographie détient le pouvoir de ne pas rendre l'autre reconnaissant de ce qu'elle lui apporte. Elle le désengage, en quelque sorte, et par là elle le tient. Pour qu'il y ait photographie, il ne faut pas de dette: instaurer un "jeu" et non un cercle.

Se donner le temps d'une photographie, c'est savoir que rien ou presque ne nous appartient, c'est photographier en connaissance de cause, c'est-à-dire aussi en étant légèrement inquiet, légèrement agité. Se laisser atteindre. Lorsque ce qu'il y a à donner se perd. Lorsque le réel se fragilise. Le regard traduit parfois ce désarroi face à un réel qui se fragilise. " Qu'est-ce qui t'appartient?"

La prise de vue photographique coïncide avec un certain épuisement du réel. Si bien qu'une photographie n'est jamais prise sans que quelque chose du réel vienne s'y accumuler. Que signifiions-nous d'autre lorsque nous disons communément d'une photographie qu'elle est saturée, si ce n'est saturée de réel?

Blanchot écrit: l'image "sort constamment d'elle-même". Précisons: elle est alternativement elle-même et une autre, elle est régulièrement autre. Son identité se décide dans un mouvement ondulatoire, en instance de se positionner, en définition perpétuelle. L'image s'entend à partir du concept d'oscillation, c'est à dire à partir d'un déplacement régulier s'effectuant de part et d'autre d'une position d'équilibre. Autant dire, dans l'équilibre, ça tremble encore. Ca tremble au dehors, comme le dedans du dehors. - Limage ouvrant l'accès à un réel-dedans-dehors.

L'image, l'écriture, le regard, partout et à chaque fois, se fragmentent. Devant la fragmentation du visible et dans le tremblement du réel, le regard perd ses référents ordinaires. Non pas que la vue se brouille. Non pas qu'il y ait là une confusion des formes et des apparences. Ou bien si la vue se brouille, c'est à entendre depuis la perte d'un certain horizon, depuis la faille d'une certaine perspective. Perte du référent, c'est-à-dire de ce qui fait réalité ou plutôt de ce à quoi nous devrions être ordinairement renvoyés dans la réalité.

La fragmentation du visible s'étend jusqu'à sa perte de regard, à savoir jusqu'à n'être plus visible. Seule la fascination appelle encore un voir perpétuellement voyant. Fasciné, le regard voit ce que personne ne peut voir à sa place, il est attiré par un réel non déterminé et non déterminable, possédé par une vision non circonscrite historiquement.

Ne serait-ce pas l'écriture et la photographie qui témoigneraient déjà, et cela bien au-delà de la maîtrise critique du médium, de ses codes et de son langage, d'une autre approche de la marge, du cadre et du cadrage, de la bordure, impliquant un brouillage des frontières entre les médiums eux-mêmes?

A partir de l'écriture et de la photographie pourrait s'entamer une certaine déconstruction du regard depuis laquelle le jour ne ressemble plus au jour. Il n'y aurait alors plus ni chemin tracé, ni méthode, mais plutôt des décalages, décadrages voire dérouillages des angles de vues et de visées. Pourquoi? D'abord, parce que dans la déconstruction, il y a une mise en crise du jour et de la lumière du jour. Le regard-artiste (celui de l'écrivain et/ou du photographe) vient déconstruire les bases de la perception visuelle commune et immédiatement recevable. Le regard n'est plus un porte-parole du jour et de la vérité décriante du jour. Le jour n'éclaire que le jour. Il vient malheureusement de la position toute relative d'une lumière. La fragmentation du visible ne permet plus d'authentifier une source lumineuse, relative à - . Il n'y a plus d'enfermement dans la relation. C'est un regard de l'image et de l'imaginaire, venu s'immiscer dans les failles du visible.

La fragmentation du visible raconte l'histoire d'un détournement de fonds, d'une place laissée à l'absence, au hors champ, à un travail, non plus de signification, mais de transpertion.  La déconstruction n'est autre qu'une entreprise de transpertion. Lorsque nous usons du mot "transpercement", il faut aussi entendre le traversement de l'encre dans le papier imprimé - ce que pointe l'"insistance" photographique. L'image et le papier demeurent des surfaces sensibles. Et si nous retenons ce mot de transpertion, c'est afin de marquer la déconstruction comme un mouvement allant de l'extérieur vers l'intérieur ressortant vers l'extérieur, un mouvement de sortie par derrière révélant une lecture possiblement inversée, depuis un autre angle de vue, depuis un renversement de la signification et depuis une accentuation venant mettre à mal le mot et l'image. Cette transpertion diffère de la rature telle qu'elle fut pensée par Heidegger puis par Derrida en ce qu'elle ne démantèlerait pas la signification de face ou depuis sa surface mais en son envers - lui portant pour ainsi dire et au final "un coup dans le dos" - en la traversant et en la donnant à lire de l 'autre côté, en la retournant en quelque sorte. Si le regard déconstruit le visible - se déconstruit en déconstruisant - , c'est toujours pour dire et signifier que le voir ne peut s'en tenir à la surface du voir. Le voir transperce le jour.

"On serait bien en peine de désigner  exactement où ça consiste dans l'image". (Bergala). Il est impossible, avec l'image, de déterminer où ça se joue, où ça se situe précisément. L'image échappe à toute indexation et à toute catégorisation. Elle est la dénonciation du faux supplément, de tout ce qui viendrait plaquer le sens sur le sens. Ce qui est important, c'est ce qui est retiré du sens, ce qui manque, ce qui a disparu dans l'image. Ce que l'image évoque n'est pas visible. Il y a quelque chose qui est arrivé au regard et depuis, ce n'est plus visible. Et depuis, le jour ne ressemble plus au jour. Qu'est-ce qui est arrivé? Et qu'arrivera-t-il si le jour n'a plus rien à voir avec le jour, si écrire et photographier c'est témoigner pour ce qui n'a plus rien à voir, pour celui ou celle qui n'a plus rien à voir?

Anne-Lise Large, La brûlure du visible, photographie et écriture, L'Harmattan, 2012.

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