Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 2 décembre 2014

Mise à nu


Rubriques: art et photographie, photographie du XIXe, Société et photographie

Au début du XIXième siècle, la représentation du corps humain nu s'inscrivait dans la continuité d'une longue tradition picturale et sculptée où se mêlaient, au-delà de la seule reproduction naturaliste, enjeux philosophiques - la confusion entre beauté et vérité - , sacrés -  le choix d'une figuration idéale de la divinité - et moraux- la transmission d'un modèle juste aux jeunes artistes. L'enseignement académique, depuis la fin du XVIIe siècle en France, avait encadré étroitement la conception du nu dessiné, sculpté ou peint, en contraignant le jeune artiste à un lent apprentissage où son oeil et sa main, mais aussi son esprit, étaient progressivement entraînés à copier d'après l'art antique et renaissant par l'entremise des dessins, des gravures et des moulages. L'accès à la classe "modèle" n'était permis qu'à ceux des jeunes artistes qui avaient donné des gages d'habileté et de savoir, mais aussi de compréhension et de soumission aux canons antiques. Le modèle vivant, lui même, calquait ses poses sur celles des oeuvres antiques et renaissantes; la vie, ainsi, était inféodée à sa représentation. La justesse des proportions du corps, le rendu de la symétrie, l'attache des muscles et des tendons au squelette s'apprenaient au regard d'une représentation antérieure, faisant référence, comme le prônait Sébastien Bourdon au milieu du XVII ième siècle: "Il seroit à souhaiter, qu'après avoir dessiné une figure d'après nature et y avoir mis tout ce qu'il savoit faire, le même étudiant fit un autre trait de cette figure (le Doryohire de Polyclète) sur un papier à part. (...). Qu'il vérifiât ensuite, le compas à la main, si ce qu'il avoit dessiné d'après nature étoit dans les mesures que donnoit l'antique." Par extension, en rappel aux règles d'enseignement promulguées par l'institution, une "académie" désignait, depuis le XVIIIe siècle, "l'imitation d'un modèle vivant, dessiné, peint ou modelé".


Cette nature idéale, copiée sur les modèles antérieurs, était révélation. La beauté du corps était celle de l'âme. L'allégorie de la "vérité" possédait, depuis la Renaissance les attributs codifiés par Cesare Ripa: "La vérité une beauté toute nue qui tient dans la main droite un soleil qu'elle regarde (...). Elle est peinte toute nue pour montrer que la naïveté lui est naturelle et qu'elle n'a pas besoin d'explication pour se faire entendre. (...) Etant cette Sapience immortelle à qui rien ne peut résister, elle est plus forte par conséquent que toutes les choses au monde." Le dessin, épure de la peinture selon Giorgoi Vasari, visait au dévoilement de cette beauté cachée. La démarche artistique était, par essence, épiphanique.
La beauté était d'essence divine et sacrée; elle s'élevait, comme le rappelle Pline, au-delà de la nature singulière. Pour peindre Hélène dans le temple de Junon Lacinienne, à Crotone, le peintre Zeuxis "examina leurs jeunes filles nues et en choisit cinq, pour peindre d'après elles ce que chacune avait de plus beau". Le nu idéal, bien qu'image de la vérité, en semblait ainsi moins le reflet que l'assemblage. C'est au regard de cette recomposition d'une beauté factice que se comprenait l'anecdote de Phryné, célèbre depuis l'Antiquité et qui prit, dès le début du XIXe siècle, une importance nouvelle, liée étroitement aux enjeux de représentation de la nudité. Phryné, courtisane athénienne du IVe siècle avant Jesus-Christ, était célèbre pour sa beauté si éclatante que le sculpteur Praxitèle l'avait élue pour seul modèle de la Vénus que lui avaient commandé les habitants de Cos; ceux-ci, choqués par la nudité de la déesse, la refusèrent. L'oeuvre fut acquise par la ville de Cnide, où elle devint selon Pline, l'une des sculptures les plus admirés du monde. Conduite devant l'aéropage d'Athènes, pour répondre d'une accusation d'impiété, Phryné fut, au seul vu de sa beauté dévoilée, libérée par les juges. La perfection de sa plastique répondait ainsi de celle de son âme et de sa foi. Beauté physique et morale étaient ainsi indissociables.

Fondement de l'enseignement artistique, le nu était au service du genre pictural le plus noble, celui de la peinture d'histoire. La représentation de la nudité féminine visait, de puis la Renaissance, à l'illustration des divinités mythologiques -Vénus, Danaé - ou de scènes issues de l'Ancien Testament - Suzanne au bain observée par des vieillards, Bethsabée à sa toilette. Les peintres du XVIIIe siècle français donnèrent à leurs amours des dieux des allures légères et vaporeuses, non dénuées d'érotisme. L'élévation morale avait fait place à une séduction libertine, reflet des goûts de la cour de Louis XV. Le renouveau de la peinture d'histoire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle tendit à moraliser les représentations en exaltant l'exemple de la vertu. Aux amours des dieux se substituèrent des scènes puisées dans l'histoire de la République romaine. La référence à l'Antique se teinta aussi, à la suite de Johann Joachim Winckelmann, auteur d'une première histoire de l'art de l'Antiquité, parue en 1763, d'une grâce suave et délicate. Les représentations du couple que formaient Psyché et l'Amour, Apollon et Hyacinthe, Endymion, mollement allongé dans l'attente de Séléné, s'en nourrirent.

François Boucher, L'Odalisque, vers 1845. Huile sur toile.

La présentation de La Grande Odalisque de Jean-Auguste Dominique Ingres au salon de 1819 marqua une rupture. Peint en 1814 pour Caroline Murat, la soeur de Napoléon Bonaparte, alors reine de Naples, le tableau ne fut pas livré à sa commanditaire, à cause des évènements politiques qui avaient conduit à la destitution de son époux. La pose rappelait celle des nus allongés de la Renaissance et du XVIIe siècle, la souplesse des lignes de son corps celles des nus d'Antonio Canova; aucun sujet précis, néanmoins, n'avait présidé à sa conception. Cette femme étendue n'évoquait aucune divinité. Le chatoiement des tissus sur lesquels elle était lovée, le turban enserrant ses chevaux, l'éventail de plumes dans ses mains renvoyaient à un Orient imaginaire qui magnifiait sa sensualité. Bien que détaché de références mythologiques, le nu ingresque avait été admis au Salon et adoubé par une critique académique - malgré les reproches faits au peintre pour la déformation anatomique du dos.

Jean-Auguste Dominique Ingres, La Grande Odalisque, 1814. Huile sur toile.

 Le modèle d'Ingres inspira de nombreux artistes à sa suite, tout au long du XIX siècle. La représentation du nu féminin devint ainsi un genre pictural en soi. Moins que la conformité du sujet, souvent à peine mentionné par le titre des oeuvres, comptait celle de la manière, soumise à la ligne du dessin et à l'aspect lisse du marbre, bannissant ainsi accidents, aspérités, poils et ombres. La référence antique était passée du sens à l'intention; l'apparence, seule, continuait à faire parangon. La chair était gommée; la femme s'effaçait derrière le modèle.


L'invention de la photographie, en 1839, et son essor au cours des années 1840 jouèrent un rôle essentiel dans la perception du nu peint, sur le plan esthétique comme sur le plan moral. Assujetti à la présence du modèle devant l'objectif, le nouveau procédé ramenait la femme réelle au sein de la représentation. Cette intrusion fut d'autant plus forte que les photographes puisèrent au répertoire des poses dictée par l'antique et par la peinture académique.
L'histoire de la photographie de nu est relativement récente. Longtemps, les historiens de l'art ont ignoré ces images, trop séduisantes ou trop scabreuses pour avoir droit de cité. Ils donnaient ainsi raison à Emile Bernard, inspecteur d'académie, qui, à la fin de XIXe siècle, soulignait:" Le nu, qui est le fond nécessaire des arts du dessin, de la sculpture et de la peinture, serait, en photographies, inavouable." Plusieurs études sont venues, au cours des vingt dernières années, corriger ce retard et tenter de rendre au nu photographique sa juste place entre création artistique et délectation érotique. La question demeure troublante: la reproduction photographique d'un corps nu, féminin, ne se donne pas à voir, à contempler ou à étudier comme une image quelconque. La frontière entre académie - une étude destinée à la peinture, par analogie aux études d'après nature, devant modèle, réalisées par les élèves de l'Ecole des beaux arts - et objet érotique est imprécise et hasardeuse. En 1882 encore, Champfleury distinguait dans son Introduction à l'Exposition des Beaux-Arts de 1882 ce qu'il appelait des "nudités élégantes à la parisienne"- les images érotiques ou du moins coquines - des académies.

Anonyme. Femme nue vue de dos, vers 1850, daguerréotype.

La question du genre est, comme l'a montré Sylvie Aubenas, particulièrement délicate à aborder pour le daguerréotype. Voire dangereuse. Pour l'avoir négligée, le photographe Felix-Jacques Moulin fut, en 1881, condamné à un mois de prison et à 100 francs d'amande, après avoir réalisé des images licencieuses - sans doute des daguerréotypes stéréoscopiques. Il est à noter que le vendeur - l'opticien Malacrida -  fut plus lourdement condamné que le photographe. Plus que la création, c'est la circulation et la publicité de ces photographies qui étaient alors stigmatisées par la loi et les tribunaux. La publicité que Moulin avait fait paraître dans la Lumière le 11 mai 1845 entretenait une ambiguïté de fait entre sujets d'étude pour artistes et images érotiques; elle indiquait en effet, confondant les deux destinations en une seule phrase: "Daguerréotype. Portraits de jolies femmes et sujets de fantaisie pour montre. Etudes d'après nature pour artistes. Moulin, 31 bis rue du Faubourd Montmartre. Expédie en province et à l'étranger."

La nature du daguerréotype - image unique, non reproductible, assez coûteuse - ne facilitait pas sa diffusion vers les artistes en recherche d'un modèle ou souhaitant conserver la pose des modèles dans l'atelier. L'objet daguerréotype, précieux, enfermé, enchâssé dans un écrin était lui-même l'évocation de cabinets secrets, de lieux de plaisir où le spectateur se faisait voyeur. Voyeurisme encore décuplé avec l'apparition, vers 1850, du daguerréotype stéréoscopique, mis au point par David Brewster puis perfectionné et diffusé en France par le photographe Jules Duboscq, son beau-père l'opticien Soleil et l'abbé Moignot.
A travers les lunettes du stéréoscope, la vision se fit plus intime, plus solitaire. Créant l'illusion du relief, l'appareil, simple d'utilisation, rendait le corps dans toute sa réalité, dans ses lignes et ses courbes, ses rondeurs et ses creux. La colorisation de ces images renforçait, non seulement le désir de réalité, mais aussi l'aspect précieux de la photographie. Grâce au coloriste - une femme le plus souvent, du fait de la minutie que nécessite la pose des pigments sur la plaque -, bijoux et diadèmes se paraient d'or et de gemmes, les carnations se firent chair et rose. La richesse des intérieurs, l'abondance des étoffes et des voiles, la multiplication des accessoires, la complexité de la mise en scène laissent peu de doute sur la nature de la plupart des daguerréotypes de nu. Plus qu'aux artistes, c'est aux amateurs qu'ils était destinés, pour le plaisir du regard et la beauté de la chair. Leur référence, cependant, était picturale, évoquant les fantasmagories d'un Orient ingresque, éveillant le souvenir sensuel d'une toile de François Boucher. L'accord entre médium et sujet, mode de vision et objet, était parfait, garantissant aux daguerréotypes stéréoscopiques un franc succès, qui ne se démentit pas tout au long des années 1850, malgré l'avènement de la photographie sur papier, qui avait alors supplanté le procédé de Daguerre.

Il y eut aussi, au-delà de ces images, friponnes et coquines, une réalisation assez large de daguerréotypes plus franchement érotiques, voire pornographiques, où la délectation sensuelle laissait le pas à la représentation de l 'acte sexuel, le dévoilement à la crudité. Ces daguerréotypes pornographiques étaient les héritiers, dans leur genre et leur nature, des gravures licencieuses du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Pourtant, la représentation photographique transgressait celle de la gravure; même affirmée, la pornographie de l'estampe était mise à distance par le burin ou l'acide. L'objectif et la plaque sensible du photographe rendaient la scène dans sa crudité même: ce qui était montré avait été, au-delà de tout fantasme de peintre ou de graveur. La nouveauté de ces images bouleversait les codes de la représentation de la nudité. Elles constituaient, désormais, un arrière-plan sulfureux de toute reproduction du corps nu.

Le nu artistique, académique, fut l'un des  premiers sujets abordés par les daguerréotypistes en France. Dès 1843, Nicolas-Paymal Lerebours, opticien et photographe, indiqua dans son Traité de photographie qu'il avait, en 1841, réalisé plusieurs photographies de nu à destination des artistes: "Les premières académies que nous fîmes il y a deux ans eurent quelque succès, , et le plus grand nombre se trouve entre les mains des premiers artistes (...)." L'idée de substituer au dessin et à la gravure le modèle photographique fut ainsi presque contemporaine de l'invention. En 1850, Eugène Delacroix notait dans son Journal: "Laurens m'apprend que Ziegler fait une grande quantité de daguerréotypes, et entre autres des hommes nus. J'irai le voir pour lui demander de m'en prêter." Ni les uns, ni les autres n'ont apparemment été conservés, ou du moins retrouvés, hélas. Cependant, si la majorité des daguerréotypes de nu relevaient du genre érotique, plusieurs images s'apparentaient aux études d'après nature destinées aux artistes. ces oeuvres obéissaient à une économie de détails et de mise en scène; ni drapés, ni bijoux, ni vases ou parfums évoquant la promesse d'un gynécée. L'effort du photographe avait porté sur l a composition de l'image, l'étude des lignes, le choix des ombres afin de magnifier la pose du  modèle.
Le trouble devant ces premières photographies de nu, quelque soit le genre dont elles relevaient, naissait de la présence du modèle devant l'objectif, de la réalité d'une femme vivante alors. La photographie, en figeant un instant avéré et disparu, liait érotisme et mort, dans le double mouvement que souligne Georges Bataille: "Tel est le propre à la fois de la mort et de l'érotisme. L'une et l'autre en effet se dérobent: Ils se dérobent dans l'instant où ils se révèlent..." L'émoi naissait aussi du hiatus entre la nature de ces images, objets de délectation, et leur iconographie, qui obéissait aux canons de la peinture académique de leur temps. Cette double fidélité à la réalité et à l'idéal dérangeait en éludant la distance entre la représentation de la chair. Les daguerréotypes de nu inventaient un oxymore esthétique, celui d'une chair réelle et vraie, image d'un corps vivant mais aussi le reflet d'un fantasme chimérique, reproduction d'un corps existant soumis aux canons académiques.

Bruno Braquehais, Nu féminin allongé de dos (détail), vers 1856, daguerréotype.

Bruno Braquehais, Nu féminin à la coiffure de perles (détail), vers 1858.

Ce fut la photographie sur papier, qui grâce à la diffusion des épreuves, donna au nu photographique sa place esthétique, mais aussi morale et juridique. Le modèle, personnage familier du monde artistique, sortait des murs de l'atelier. L'ambiguïté entre images académiques et érotiques semblait d'autant plus grande que le nouveau procédé se plaçait, depuis son invention, comme reflet exact du réel. La femme ainsi représentée par le photographe, quelles que fussent sa pose - inspirée de l'antique ou de la peinture renaissante - , la qualité de la lumière ou l'intention du photographe, s'était déshabillée avant de passer devant l'objectif du photographe. La photographie révélait combien la femme pointait sous le modèle, ce que la peinture pouvait, grâce au recours de l'artifice, dissimuler. En 1889, Paul Dolfuss dans un ouvrage dédié aux Modèles d'artistes remarquait: "Les belles filles qui posent l'ensemble (le nu) (...) gâtent souvent la beauté de leur corps par une déplorable laideur de leur tête. Elles ne sont guère tentantes malgré la pureté de leurs lignes....
Le décret sur la presse du 17 février 1852, qui reprenait des textes règlementant depuis 1819 la vente des peintures, gravures et dessins "contraires aux bonnes moeurs", fut utilisé par les autorités pour tenter de régler la création, l'exposition à l'étalage et la vente des images photographiques licencieuses. Un registre conservé à la préfecture de police de Paris, rassemblant les différents procès-verbaux dressés par la maréchaussée parisienne jusqu'en 1869, met en évidence la difficulté qu'eurent les agents de police à déterminer clairement la frontière entre images licencieuses et bienséantes. L'ambiguïté tenait autant à l'intention première du photographe - le choix de la pose, celui du modèle, la conception du décor et de la lumière - qu'à sa perception par les contemporains. En 1852, la démarche volontariste de Félix-Jacques Moulin dit combien l'intention de l'auteur comme la référence à des poses proches de celle de la peinture ne garantissaient pas d'échapper aux poursuites éventuelles. Afin de se prémunir contre une condamnation, il anticipa l'obligation de dépôt légal - qui ne fut promulguée formellement que dans les années trente pour les photographies -, en déposant à la Bibliothèque nationale deux épreuves, dont l'une représentait une jeune femme nue debout, ses vêtements épars autour d'elle. Leur enregistrement comme Etudes d'après nature - mention indiquée aussi en légende des images - formalisait leur destination artistique.


Dominique de Font-Réaulx, Peinture et photographie, les enjeux d'une rencontre,, 1839-1914, Flammarion, 2012.

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