Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 17 novembre 2014

"Qu'est-ce qu'un critique?"


Rubriques: art et photographie; société et photographie.

Un critique d'art est celui qui s'est placé dans la pensée par les formes, comme le mathématicien s'est placé dans les concepts de grandeurs calculables, ou comme le moraliste réfléchit sur les conduites à tenir, ou comme le philosophe médite sur les conditions de possibilité du réel. Chacun son domaine: la marque de l'art réside dans la démarcation.
Il faut commencer par là. Car "il faut savoir de quoi l'on parle... Cette requête permanente - distinguer entre le sens interne ou propre et la circonstance de l'objet dont on parle - organise tous les discours philosophiques sur l 'art." (J.Derrida).
En d'autres termes, le domaine d'un critique n'est pas un produit de société, tel le sport, le commerce et les transports. "L'art commence là où l'oeuvre se détache du produit." (T. Adorno).
Il s'agit de formes. Personne ne s'occupe des formes pour ce qu'elles sont, sinon l'art. C'est important les formes. "Ce qui n'a pas de forme esthétique n'a pas d'autre destination que sa propre existence." (J. Hersch).
L'accès aux choses par leur forme est d'une telle évidence que nous oublions de nous retourner vers elle pour en prendre conscience. Il y faut un sursaut de l'esprit, un choix, un effort. Le critique d'art est là pour cela.
"Les bêtises proférées devant les tableaux sont dues à l'incapacité pour beaucoup de personnes d'avoir une pensée qui voit ce que les yeux regardent. Leurs yeux regardent et leur pensée ne voit pas. Elle substitue à ce qui est regard des idées qui leur semblent "intéressantes". Ces personnes ne peuvent avoir une pensée sans idée, c'est-à-dire une pensée qui voit, et par là même ils ne connaissent pas le mystère qu'une telle pensée évoque." (R.Magritte). Il semble qu'il y ait des gens qui soient peu sensibles aux formes, comme il y a des gens qui ne sont pas bons en mathématiques. Que dirait-on d'une critique d'ouvrage de mathématiques qui ne parlerait que de la qualité de la mise en page? Chaque grand domaine de l'esprit a ses paradoxes. En esthétique il en est un que la critique ne peut contourner. C'est que la théorie ne peut rien conclure sur la manière de faire des oeuvres d'art, et que, d'autre part, des oeuvres d'art on ne peut rien déduire qui autorise à modifier les vérités établies par la théorie.

L'art ne saurait souffrir d'aucune règle. Il peut être n'importe quoi. Mais "toujours d'une certaine façon." (M.Duchamp). Cette "façon" n'est pas d'exprimer une idée (qui serait alors une règle) mais de rester dans le domaine des formes, sans autre raison et sans autre but. Le critique est là pour veiller à ce qu'il en soit, autant que possible, ainsi.
Tout art authentique est un combat contre les parasites venus d'ailleurs. S'il se fait happer par des considérations mondaines, il se laisse alors envahir par des discussions sur les goûts personnels, physiologiques, ceux dont il est vain de discuter. Une oeuvre belle l'est pour tout le monde. On met parfois des siècles à s'en apercevoir. Mais on a mis des siècles à s'apercevoir que la terre tournait autour du soleil: ce n'est pas un argument contre les vérités astronomiques. Le critique doit éveiller à ces prises de conscience. Il doit savoir qu'autour de l'art sont tapis des concurrents prêts à bondir pour prendre sa place.
Ainsi la sociologie. "L'hégémonie hante comme un impensé la sociologie, implicitement sommée d'englober dans son discours tous les autres discours, d'intervenir sur tout les terrains, d'occuper tout l'espace des positions possibles sur tous les objets possibles (...) renoncer à l'hégémonisme sociologique, c'est permettre l'émergence d'un autre modèle du savoir, où les disciplines sont chacune leur modèle et pertinence." (N.Heinich).
Engagé dans la défense de l'art le critique se doit de juger les oeuvres. Sans critères repérables l'art se dissoudrait dans l'infini des possibles, s'il n'était dans sa nature d'être jugé. "Nous ne pouvons caractériser une oeuvre d'art sans en même temps l'évaluer." (A.Danto). "Ceci est de l'art - disent les énoncés - mais ce qui fait que ceci est de l'art n'est pas un énoncé, c'est un jugement. C'est le jugement esthétique: il n'énonce pas un statut mais juge d'une qualité." (T.de Duve). "La perception esthétique a un caractère essentiellement évaluatif. Comprendre un objet esthétique signifie juger dans quelle mesure il est beau." (M Seel). "L'attention esthétique est essentiellement évaluatrice." (R. Rochlitz).
Le critique n'a aucun concept pour juger les oeuvres mais il a pour cela un champ de comparaisons, c'est le Musée Imaginaire.
Celui-ci s'oppose à l'histoire de l'art, qui est faite du tissu des explications extérieures aux oeuvres. Elle est un réseau d'influences. Or, "si la philosophie de l'art a toujours le plus de mal à terminer l'histoire de l'art, c'est parce qu'elle pense trop facilement l'art comme historique." (J. Derrida). L'histoire de l'art n'a peut être à se décliner que comme une "histoire d'effets littéralement pervers, c'est-à-dire dirigés vers quelque chose pour s'en aller vers autre chose." (G. Didi-Huberman). Ainsi "tout discours qui prétend juger de la photo en fonction de ses appartenances historiques n'aura pas sur elle de prise véritable." (H. Damisch). Ou: "ce qu'on appelle l'histoire de la peinture n'est qu'une histoire contextuelle, ce n'est pas une histoire de l'espace pictural." (E.Escoubas). Car "le temps historique donne la maîtrise que nous exerçons sur les choses dans le temps. Mais ce qui ne relève pas de cette maîtrise est aussi un réel, un réel qui échappe à la pensée par l'histoire et le sens." (M.Le Bot). En effet, "une oeuvre d'art peut être importante du point de vue historique, sans être capable de donner lieu à une expérience esthétique intense." (R.Rochlitz). Et "l'histoire de l'art ne peut définir l'art qu'à la manière d'un emballage." (R. Shusterman). Au fond, "c'est de la portée esthétique que dépend la légitimation du rôle historique qu'on attribue à une oeuvre". En somme: "c'est une erreur grave et courante d'imposer aux oeuvres d'art une classification par périodes ou par écoles. On ne classe alors, en réalité, que des produits culturels qui appartiennent, en effet, aux phénomènes de la réalité historique. Mais ce qu'il y a d'art dans les oeuvres est indépendant de ces contextes. L'art de l'oeuvre est toujours un geste d'espace-matière." (J.-F.Lyotard).

Là où le critique s'engage ce n'est pas l'histoire de l'art, même contemporaine, c'est le Musée Imaginaire. Ici l'oeuvre n'est plus à la rencontre de tout ce qui vient d'au-delà d'elle-même. "Il y a l'histoire de l'art. Mais une histoire de la présence? Il n'y en a pas, il ne peut y en avoir. Chaque grande oeuvre est une naissance." (J. -F. Lyotard). Le Musée Imaginaire est le lieu des dialogues (les Voix du silence), des tensions, entre les oeuvres, chacune ramenée à sa simple réalité matérielle et objective.
Bien loin d'être le prétexte à un éclectisme le Musée Imaginaire est l'espace des affrontements plastiques, musicaux, poétiques. de même qu'il n'existe de phénomènes magnétiques que dans un champ magnétique, il n'est de jugement esthétique possible que dans le champ du Musée Imaginaire. Le critique qui ne s'y place pas consciemment est hors champ. Plus le champ est intense et plus grande est l'amplitude entre les jugements.
Cela ne le dispense pas d'avoir une culture, au contraire. Aucun art ne peut vivre sans une certaine conscience de ce qu'il fut."Parmi toutes les facultés le goût est celle qui, parce que son jugement ne peut être déterminée par concepts et prétextes, a le plus besoin des exemples de ce qui a reçu le plus longtemps des éloges au cours de la civilisation." (E.Kant). Depuis bien longtemps, en effet, car: "Dans l'innocence des commencements, il y eut pendant des millénaires une forme native d'art pour l'art." (M. Lorblanchet). L'art africain n'a été reconnu en Europe qu'au début du vingtième siècle, quand on a commencé à le regarder pour de bon...
Les Africains, eux, l'appréciaient depuis des siècles.
Sensible au dialogue immédiat des oeuvres à travers l'espace et le temps, le critique est aussi tourné vers l'avenir. Il est pris dans un combat, semblable à ceux que le passé a connus.
Aujourd'hui, ce critique, que trouve-t-il devant lui?
Deux phénomènes principaux.L'un encourageant, l'autre déprimant. Le premier est l'extermination de l'idéologie artistique ("l'avant-garde) réglée sur la chronologie. On s'est demandé "par quelle étrange aberration l'art s'était livré au temps, quand sa fin la plus haute a toujours été de se libérer de son emprise?" (J.Clair). Cette idéologie s'est épuisée, effritée, comme, avant elle, celle de l'imitation de la nature ou celle de l'expression personnelle. Voilà qui ouvre une magnifique espérance. Sera-t-il enfin  possible de faire de l'art débarrassé des fausses doctrines? Pleinement libre?
Mais peut-être est-ce là une utopie? Une illusion comme celle de la naïve colombe qui croyait que s'il n'y avait pas d'air elle volerait mieux. L'art a besoin du mensonge, a-t-il besoin des erreurs de la théorie?
Et en effet, le second phénomène, négatif celui-ci; quel 'art et surtout la critique contemporaine régressent vers les vieilles âneries dont on croyait s'être débarrassé. Ainsi de mettre des idées à la place des normes, croire pouvoir expliquer l'art par l 'apport des sciences humaines, en confondant les causes et les conditions. Les conditions d'une plante sont la lumière, l'eau, etc... Sa cause c'est sa graine. La cause d'un tableau c'est d'autres tableaux.
Dans l'antique combat, intime et pour cela profond, entre l'art et la société, la société a lancé une puissante contre-attaque. Et de même la philosophie du sens, qui trouve sa limite au seuil du domaine del 'art, mais qui volontiers l'annexerait.
Dieu merci l'art est là pour rappeler que "la sémantique est l'incarnation de l'illusion idéaliste." (P. Veyne).

En ce combat la position du critique est difficile car il est un communicant, mais un communicant d ce qui ne communique pas. L'art établit une relation de face à face, non de communication. Mais, hélas! "la communication est le cancer généralisé de la culture contemporaine." (B.Lamarche-Vadel). "Elle infecte l'art." (M. Le Bot). "Quel rapport entre art et communication: aucun." (G.Deleuze). En effet, "l'art n'est pas la communication d'un ensemble de significations que l'on pourrait toujours rattacher à une faculté psychologique et traduire en concepts; les dégâts que cause à l'art le préjugé selon lequel sa vérité dépend de la nature du message qu'il transmet s'aggravent aussitôt avec le déclin de la philosophie et de la religion (...) Ce qu'il faut c'est pourchasser ce préjugé jusque dans les recoins les plus obscurs de la modernité, là où il continue d'exercer son influence corruptrice mais si astucieusement camouflée sous les idéaux en vogue que seul un oeil averti réussit à le débusquer, pour l'extirper de façon définitive." (J.Grenier).
Il y a donc beaucoup à faire pour se mettre, soi et les autres, dans le seul site proprement humain de la mise à distance par une pensée consciente. L'homme, qui n'était déjà plus qu'un préposé au fonctionnement des machines, fait désormais partie intégrante du réseau. Mais l'art doit, ou devrait, lui donner une chance d'en sortit pour se mettre en face de l'altérité du monde.
Pour l'y aider, le critique souffre cependant de graves handicaps. Non seulement parce qu'il doit se servir de mots pour parler de formes, et qu'il ne bénéficie pas, comme le mathématicien, d'un langage de symboles adaptés à son objets, mais parce que la plus grande partie de la critique est déjà faite entre les oeuvres elles-mêmes. La seule vraie façon de parler d'une oeuvre d'art c'est d'en faire une autre. "L'art pense et se pense très bien lui-même à travers ses oeuvres." (A.Badiou). Et "les jugements esthétiques sur l'art qui proviennent de l'intérieur même de l'art ont une autorité dont la pénétration est rarement égalée par ceux qui viennent du dehors." (G.Steiner).
Mais "le mot et l'image se cherchent éternellement." (Goethe). Alors il faut s'y résoudre: ce que dit le poète et ce que dit le penseur n'est jamais identique. Mais ils peuvent dire la même chose de manières différentes. Ceci ne réussit cependant que lorsque l'abîme entre poésie et pensée reste béant, net et bien tranché. Ce qui arrive toutes les fois que "la poésie est haute et le pensée profonde." (M. Heidegger).

Le critique se trouve donc en position d'humilité. Puisqu'il faut abandonner l'espoir que "la pensée du philosophe sache répondre aux oeuvres de l'art comme un geste répond à l'autre" (G.Didi-Huberman), la pensée du critique vient toujours en second. Elle est nécessairement une pensée par concepts mais totalement tendue vers une pensée par les formes qu'elle veut faire partager.
L'humilité propre à la critique, sa condition de toujours venir en second, est inséparable de sa dignité d'aider l'art à tenir sa place dans un  monde menacé par l'utilité et le divertissement. L'art nous ouvre le cosmos au travers du chaos. "C'est grâce à l'art que nous parvenons à construire et à organiser le monde de nos perceptions, de nos concepts et de nos intuitions." (E.Cassirer). "Un monde sans oeuvre d'art serait tout simplement un monde dans lequel il n'existerait pas encore le principe de réalité (...) En  émergeant, il fait du même coup accéder le principe de réalité à la conscience des hommes" (A.Danto). "L'art, c'est-à-dire la pensée qui se pense à travers la création, la vision et la représentation des formes concrètes, est le véhicule naturel de l'approche du monde." (J. Patocka).
L'art rend présent, et la comédie sociale est son ennemie.

Jean-Claude Lemagny, Silence de la photographie, L'Harmattan, 2013.

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