Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 4 novembre 2014

photographique et kaléidoscopique


Rubriques: fiction, récit et photographie; lecture de photographies; photographie contemporaine; paysage.

A travers la photographie contemporaine la ville apparaît comme un composé baroque de formes, de forces, d'espaces. La superposition et l'enchevêtrement complexe des éléments épars constituent le "site". Dans beaucoup d'images les composés hétéroclites et contradictoires de l'espace aboutissent finalement à une scène homogène par la condensation iconique. D'autres images, a contrario, insistent sur la dissension entre les éléments de la composition, ce qui engendre une décomposition de la visibilité de la ville. Dans tous les cas, en suspendant le "regard" la photo restitue l'extraordinaire métissage de la ville, pas seulement ethnique mais plus général, chronique, entre les composés de la matière urbaine. Un mélange radical où les symétries et les dissymétries des formes se jouent selon des strates mouvantes. En ce sens on peut avancer la formule suivante: univers de composition de la ville = figures urbaines + formes humaines + machines + végétation citadine + images publiques. Cette addition d'objets est intelligible dans un mouvement quotidien qui paraît être une pulsion de la ville.

Cette formule magique et mathématique est à l'oeuvre dans la photographie urbaine, elle en est le ressort contingent. Cependant, l'image fige l'ébullition des matières et permet d'en distinguer chaque élément. Cela rend le mélange étrange puisque le fondu-enchaîné des composés est comme stoppé net et brutalement, restituant l'aspect sauvage et isolé des éléments fragmentaire de la ville. Tout est situé sur le même plan et en même temps rien ne s'ajoute complètement, car tout est séparé, chaque figure est souveraine et solitaire (contrairement au cinéma qui "fond" les figures dans l'enchaînement narratif, même déconstruit). D'où une poétique de la surprise, de l'incongruité des éléments du réel dans leur voisinage paradoxal. On se souvient de la métaphore de Lautréamont, reprise par les surréalistes, sur la beauté de la rencontre d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection. D'une certaine façon les photos contemporaines sur la ville nous offrent un spectacle similaire, à ceci près que cela passe inaperçu, reste presque imperceptible, cela réside dans une intensité discrète. Plus les choses agençant le tissu urbain sont secrètement étrangères les unes aux autres, plus la ville paraît magique.
Milan Kundera à propos des Palmiers sauvages de Faulkner parle d'une "composition urbaine" puisque s'y alternent des récits "qui n'ont rien en commun, aucun personnage et même aucune parenté perceptible de motifs et de thèmes"... Cela donne un "récit injustifiable", pourtant d'une grande beauté. Contrairement à la fiction littéraire, avec la photographie, l'arbitraire de la composition est déjà là en quelque sorte par les agencements hasardeux du réel, les stratifications urbaines. Mais l'artiste a tendance à colmater ou à accentuer les incongruités des rencontres d'éléments, selon des paramètres subjectifs qui se répercutent sur la technique de captation (production d'images pleines ou fissurées). Comme tout citadin le créateur compose sa ville avec des fragments, ce qui lui permet de s'arranger avec la densité kaléidoscopique de la grande agglomération. Face à la discontinuité urbaine de la modernité la réponse de l'habitant n'est pas forcément celle d'une demande d'unicité, de totalisation, mais peut être considérée selon les opérations hétérogènes du quotidien, dans le coup par coup, tout en sachant que la nostalgie d'une homogénéité sera toujours tenace car devenue fantasmatique.
On perçoit la proximité lointaine des éléments dans un cliché de Thibaut Cuisset sur un paysage urbain. Divers objets se conjuguent dans l'image couleur: mur délabré, poutrelles métalliques, voitures à l'arrêt, façade blanche et marron d'un bâtiment qui sert de toile de fond... Bref une véritable "composition" picturale où la symétrie des lignes structure l'ensemble en un objet formel parfaitement homogène. Pourtant au sein même de cette harmonie les éléments paraissent parfaitement disjoints, isolés, emmurés dans leur autarcie. A la rigueur ces objets visibles sont étrangers les uns aux autres tout en formant une entité, un fragment de ville, un coin de rue. Dans certaines photos la beauté vient de là, de cette étrangeté de l'inassemblable, de l'inconciliable, au sein même de l'évidence du réel.
On s'aperçoit que le mélange n'est pas l'identification des objets, leur absorption générale, mais au contraire aboutit à des irréductibilités élémentaires, constitutives peut être de l'alchimie des grandes villes. Chaque élément est "déplacé" dans le décor général, alors que l'ensemble de la situation (une rue déserte, des voitures) semble aller de soi. L'arrêt sur image propre à tel fragment introduit un doute quant à la somme des objets présents. Mais c'est cela qui métaphorise la banalité urbaine, la tristesse d'un coin de rue. La rencontre "obscène" en fin de compte de choses étrangères les une aux autres, dès lors qu'on les appréhende esthétiquement et non  plus selon des fonctions techniques. Seul un regard qui a le souci des formes présentes, la maîtrise d'une technique pour les re-présenter, pourra transmettre cette étrangeté et cette beauté de l'ordinaire, de la fonction intrinsèque à la communauté.
La composition et la décomposition des formes dans la ville, les figures métaphoriques qui la parcourent, nous les remarquons encore dans des images de B. Plossu, de X. Lambours ou de Martine Voyeux. Les formes de toute sorte s'échangent jusqu'au point ultime de leur superposition, de leur indétermination. Des corps s'entremêlent pour faire masse, les visages se fendent, se lézardent ou se murent (Plossu). Les espaces se chevauchent cosmiquement dans les reflets des cieux et des bâtiments absents, dans la virtualité de la carte territoriale où les hommes sont de grandes ombres chinoises (Lambours).


Xavier Lambours, Munich.
 
 Les murs deviennent les écrans géants où sont projetés les ombres citadines, les personnages immatériels de cet espace (Voyeux). Là encore nous sommes dans un puissant surimpressionisme qui serait concomitant à l'aspect pulsionnel de la métropole. Les photographes auraient la possibilité technique d'imaginer les motifs d'une telle coalescence dans la  fixation paradoxale du cliché.

Avec toutes ces images on comprend que la ville est un composé de stabilité et de mouvance, de matérialité des éléments architecturaux et d'immatérialité des mouvements, des flux, de la vie urbaine. La photographie urbaine se situe exactement dans l'entre-deux, à un point d'intersection entre l'arrêt-de-mort, la statufication de l'architecture, et la propagation de la socialité, les formes proliférantes du quotidien, l'échange général. On peut dire que l'invention photographique coïncide au XIXième avec une nécessité mentale double qui consiste à fixer les fragments du réel dans une véracité exorbitée, tout en suggérant que ce "réel" nous échappe en permanence, qu'il faut le laisser filer à travers les images.
J.C. Bailly parle des états "fictionnant" que procure la ville à travers ses dédales, ses chicanes, ses traverses, ses pleins et ses creux, son infinité de sensations. D'une certaine façon les villes agissent comme des accélérateurs de fiction, car "par elles et en elles, nous sommes exposés à une sorte de buissonnement où ce sont moins des histoires organisées que des traces et des indices qui nous parviennent"... La métaphore photographique (ou cinématographique) est d'ailleurs permanente chez l'auteur cité, remarquant des montages, des plans fixes intenses, des réseaux d'indices, dès lors que nous parcourons l'espace urbain. On comprend le mimétisme qui existe entre la ville et l'image: la ville est-elle structurée comme l'image, ou bien est-ce cette dernière qui se structure selon les modalités de l'urbanité à partir de la "modernité", du XIXe siècle? On perçoit en tout cas l'enchevêtrement des questions et des domaines, sans pouvoir affirmer une détermination. L'effet de montage de la ville est en quelque sorte redoublé, réaffirmé par le reportage formel, montage sur montage, vertige des indices. La ville apparaît dans un jeu entre un ordre (structure de fixité) et un rythme (mouvements réguliers ou désordonnés), entre l'architecture et la foule. Même les immeubles ont une infrastructure matérielle fixe qui devient mobile dès lors que la population les utilise, comme le remarque le sociologue de la ville Raymond Ledrut. Certains architectes peuvent même concevoir le bâti à partir du point mobile constitué par les utilisateurs (ce qui est rare). Il faut considérer les interactions coutumières entre immobilité et mobilité urbaines, les échanges constants et discrets entre les deux pôles.
Mais précisément l'apport des photographes consiste à inscrire la dynamique, le rythme urbain, dans une fixité. Certes, celle-ci paraît relative par les débordements imaginaires proposés par les images. Mais il semble que la photographie, contrairement au cinéma, renvoie par essence à la fixité archaïque de la Cité dans laquelle tous les mouvements et les désordres peuvent s'user. La ville est explicitement marquée comme lieu d'échange, mais aussi comme territoire de fixation des nomadismes. Il existe un aspect "mortifère" de la ville photographiée, toutes les intensités, tous les mouvements vivants se pétrifient dans le temps suspendu. Les images nous rappellent puissamment la dimension hiératique de la ville, telle l'écrasante immobilité d'un météore géant tombé sur la terre. Même si, intrinsèquement, nos villes changent, se transforment avec les travaux permanents, leur devenir-chantier, il n'en reste pas moins qu'elles constituent des masses matérielles, des volumes étranges, projetés là, dans l'espace, et condensés dans un point de consistance s'élargissant jusqu'à une certaine inertie.

Dans ces volumes imposants d'engendrement de formes, de forces, d'intensités, il s'agit de" faire coulisser" la ville. Les artistes du réel, contribuent par leurs images à un "panoramique" (Bailly) de la ville qui permet d'intégrer en douceur le hors champ dans le champ. Tout un art du feuilletage, de l'emboîtement est alors requis chez l'observateur d'une vie urbaine fluide et stratifiée en même temps. D'autant que le "hors champ" est déjà  au sein du territoire, comme nous l'avons constaté, de par l'existence de nombreuses lignes de fuite, de procédures de démultiplication du réel. Un des facteurs qui me paraît  primordial d'un fictionnement de l'espace urbain contemporain est la présence d'images multiples dans la ville. Phénomène épinglé par Bernard Baudin qui consacre une partie de son reportage photographique à l'effet paradoxal occasionné par la juxtaposition entre les images publiques  et l'espace urbain.
On voit bien avec ce travail de B. Baudin qu'un combat titanesque s'engage entre l'image implantée et l'espace urbain.


Bernard Baudin

Et l'acte photographique ne peut que redoubler l'effet magique qui transforme l'un et l'autre univers. Ce que souligne le photographe ce sont les évènements-limites, avec la présence permanente des images dans la quotidienneté, impliquant une scénographie urbaine paradoxale. Ainsi, une photo témoigne de cette présence ambigüe des images dans la cité, une affiche représentant probablement le visage de la jeune actrice du film Lolita, avec des lunettes en coeur et le sucre d'orge à la bouche. Le visage de l'adolescente est comme suspendu au ras du sol, et une femme âgée surgit à ce moment par des escaliers souterrains. La co-présence du visage angélique de la fiction et de l'habitante banale qui vaque à ses occupations, produit une étrangeté de l'ordre d'une dissension.
Cet effet inattendu est encore plus intense, semble-t-il, dans un autre cliché de Baudin qui dévoile une sorte de tryptique agencé d'une voiture prise dans sa vitesse, d'une palissade, et d'une affiche d'une jeune femme en soutien-gorge qui surplombe l'ensemble. Le "punctum" du montage spontané qu'offre la ville dans ses assemblages ponctuels, c'est le visage de sphinx de la fille déshabillée. Il nous regarde comme une invitation secrètement émise, et toute la surprise résidé dans la semi-nudité du corps qui apparaît là, brutalement au détour d'une palissade urbaine. C'est toujours une curieuse sensation de voir la nudité, même sous forme fragmentaire et iconique, surgir dans le lieu même du recouvrement, de "l'habillage" vestimentaire et architecturale: la ville. Là encore une poétique de la surprise peut se déployer dans la composition arbitraire des éléments. De plus, comme le remarque très justement P.Fresnault-Deruelle, les seuls regards insistants que nous rencontrons aujourd'hui sont précisément ceux des personnages de papier qui tapissent les murs de nos cités. L'accélération d'étrangeté se produit dans l'écart entre la fixité dense du visage iconique et le mouvement dilué de la vie urbaine. C'est cet interstice propre au décalage de l'existence contemporaine qu révèle la photographie urbaine comme images d'images. Elle nous plonge dans la perplexité qu'occasionne la fréquentation journalière de ces êtres-images qui sont devenus nos spectres, nos doubles parfaits et hiératiques dans la trame flottante de la vie courante. L'affiche publicitaire constitue en elle-même un arrêt-sur-image dans le tourbillon quotidien. La photographie fixe donc cet arrêt dans ce qu'il a de dévorant pour l'oeil, comme une métastase sociale à l'oeuvre.

Bernard Baudin

Nous devons de même considérer la lente rétroaction de la ville vers l'image, car la "réciprocité" ne se fait pas attendre. Il se produit un certain nombre de torsions remarquables quant au devenir des images implantées, des striures et des giclées dues à l'usure propre à la ville. Car celle-ci dans sa matière obsédante met à l'épreuve tous les symboles, tous les systèmes de représentation qui prétendent la dompter. Or la ville est une maîtresse imprévisible, déconcertante, qui nous a à l'usure, avec le délitement du temps, la persévérance. On remarque ce processus corrosif de l'espace-temps envers l'image, avec une photo de B. Baudin, une scène de salissure d'une affiche publique. Un visage féminin apparaît dans le clair-obscur d'un affichage souillé par des éclaboussures blanches sur la paroi vitrée d'un kiosque à journaux. Un homme est coupé par la prise photo, cela ajoute au jeu des formes humaines entamées, corrodées, dans l'image et dans le réel. Ce qui est extraordinaire et énigmatique c'est le visage du personnage iconique qui reste opalin, malgré les barbouillages d'ailleurs "expressionistes" (au sens de l'abstraction lyrique de la peinture américaine) sur la paroi vitrée. Précisément l'opalescence du visage qui transparaît se nourrit directement, oup ar contraste, des substances laiteuses éparpillées sur la paroi.

Bernard Baudin

Le jeu des transparences et des opacités se concentre dans une épiphanie urbaine, où les visages de fiction et les citadins se mélangent inextricablement. L'incertitude entre fiction et réalité règne au sein même du montage spatial de la ville, les images deviennent une seconde architecture en quelque sorte mais dont les éléments seraient des corps privés, des univers de rêves. Ce sont donc les effets de métamorphose que tente de rendre intelligible le projet photographique (de Baudin). On peut avancer l'hypothèse que se produisent simultanément des distorsions, des contaminations et des transformations entre les figures de fiction des images implantées et les formes urbaines.
La photographie s'attaque bien à la densité kaléidoscopique des villes, paradoxalement par une fixation du réel qui suspend le Voir entre préfigurations et figures, virtualités et réalités s'enchevêtrant. La dématérialisation de la condition humaine apparaît dans un contexte où les éléments matériels de l'espace sont soulignés par le cliché photo.

Alain Mons, L'ombre de la ville, essai sur la photographie contemporaine, Les Editions de la Villette, 1994.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire