Rubriques: photographie objective et subjective; photographie du XX; portrait photographique; lecture de photographies; psychologie du photographe.
Je souhaite analyser ici la nature du regard
photographique en prenant l’exemple d’une expérience limite, celle de Garry
Winogrand, probablement le photographe américain le plus marquant des années
1960. Ce travail se poursuivra ultérieurement par une étude de la notion de
distance chez les deux prédécesseurs de Winogrand, qui furent eux aussi des
initiateurs d’une rupture du regard photographique, Walker Evans et Robert
Frank.
Le regard en photographie
Comme l’ont bien vu certains critiques, la
photographie est avant tout un regard paradoxal1.
Paradoxal d’abord car elle se donne pour un regard humain (ou trace d’un regard
humain) alors qu’elle est regard de machine. Paradoxal ensuite car son regard
appartient en grande partie au monde [Dubois]. Paradoxal enfin car elle
n’est pas résultat d’un faire (le regard du peintre ne s’appréhende qu’au
travers d’une œuvre entièrement composée), mais trace d’une réaction d’un coup
à l’information lumineuse qui vient frapper l’émulsion [Dubois]. Il
convient donc de parler de regard photographique et de garder en
mémoire qu’en dépit de la référentialité, toujours présente2,
la photographie est distance, rupture, comme le pressentait déjà Walter
Benjamin dans sa définition de l’aura3.
Le regard photographique, différent en cela
d’autres formes de regard médiats, est un arrachement et, comme le regard
humain, une mise en contiguïté, une opération relationnelle (voir, c’est
choisir et relier), mais stabilisée, ossifiée, alors que le dispositif
œil/cerveau recompose en permanence la perception4.
D’où l’inquiétante étrangeté qui se dégage des images de photographes acceptant
pleinement cette logique, au risque de se perdre dans cette subversion
esthétique. Car l’enjeu n’est plus un art dont la fonction serait de faire
advenir par la présentation un être dans sa plénitude. Dans les travaux les plus
radicaux, la question de la vérité ne se pose plus. Le critère serait plutôt
l’efficacité à ne pas être là où on l’attend, ou ce que, à défaut de mieux,
j’appellerais, à dé-plaire : à défaire l’équilibre, à violenter le spectateur,
à le provoquer en permanence, en lui refusant tout plaisir. Point d’émotion
esthétique donc (le beau, le sublime, l’harmonie, tous ces mots sont bannis),
point de jouissance physique, mais plutôt une frustration permanente, une
épaisseur qui est refus, déni d’interprétation, bien loin du mystère
romantique. Car, aux antipodes d’un Weston ou d’un Cartier-Bresson, les images
de ces photographes ne cachent rien, découragent la lecture (symbolique ou
autre). Peut-être confirment-elles la conclusion que tire Jean-Marie Shaeffer de
son analyse de la photo-graphie : « La photographie… dans ses meilleurs
moments, ouvre l’horizon d’un réel enfin « profane », qui se contente d’être ce
pour quoi il se donne, sans promesse d’un ailleurs qui serait plus
fondamental.… Une image où il y a à voir, mais rien ou si peu à dire. »
[Shaeffer.]
Garry Winogrand, Richard Nixon Campaign, New York, 1960. |
Winogrand l’explorateur
Garry Winogrand (1928 – 1984) est un excellent
exemple de ce regard expérimental, toujours à la limite du champ, prenant tous
les risques, explorant toutes les solutions, allant avec courage jusqu’à
l’impasse, et posant ainsi la question de la valeur en photographie. Extrêmement
prolifique pendant toute sa carrière (et incapable de sélectionner dans son
travail), Winogrand atteint, à la fin de sa vie, des sommets : il laisse à sa
mort 2500 rouleaux non développés et quelque 9000 rouleaux non triés5.
C’est un peu comme si l’issue logique de sa position radicale vis-à-vis de la
photographie était de laisser le dispositif photographique fonctionner tout
seul, l’expérience se continuer sans pilote, en une essence de regard purement
photographique libéré du regard du photographe. Court-circuitant le choix, le
tirage et jusqu’au développement (il ne reste que l’image latente), le
mouvement s’emballe et abolit la photographie (disparition de toute «
énonciation ») même s’il reste un mode de vie et d’expérience pour un individu
: « [his] ambition was not to make good pictures, but through photography to
know life » [Szarkowski, Figments].
Aussi Winogrand l’expérimentateur, est-il
toujours sur le fil du rasoir, refusant toute image qui pourrait le satisfaire
pleinement, c’est-à-dire qui répondrait à des critères d’harmonie et de sens et
qui endormirait son œil et l’intellect du spectateur. Il ne prend donc pas les
images mais s’en déprend et déclenche, non quand les choses se mettent en place
(par la volonté du démiurge ce serait la position de Cartier-Bresson par
exemple), mais lorsqu’elles sont sur le point de se dé-mettre. Mais cela, il ne
peut le prévoir (ou le prévisualiser comme disent les photographes). Sa photographie
ne peut être planifiée : elle échappe au photographe.
Définir un style dans ces conditions est donc
difficile, d’où la remarque d’un critique, Michael Edelson, qui déclarait avoir
vu de meilleures images dans les poubelles de l’agence Associated Press
[Szarkowski]. Car, contrairement au photographe de presse qui cherche
l’instant décisif, l’instant qui résume, Winogrand prend le moment où les
choses ne sont pas encore abouties ou déjà passées. On peut cependant avancer
deux continuités (ou récurrences) : la contiguïté, souvent saugrenue, qui
résulte de la coupe spatio-temporelle ; et le regard intradiégétique comme
guide et structure de l’image6.
L’analyse pourtant devra se limiter au niveau formel (« ce à quoi ressemble le
monde une fois photographié » pour reprendre un de ses plus célèbres
aphorismes). Car, en dépit d’un humour permanent et parfois noir, l’essentiel
de son travail échappe à l’interprétation symbolique. Il n’est ni descriptif,
ni constatif non plus. Il est simplement (?) un regard photographique qui se
met en scène.
La rencontre du parapluie et de la table de dissection
L’œil photographique, c’est le cadre, mais un
cadre compris comme à la fois lieu et moment (étalé sur plusieurs temps
successifs : prise, tirage, recadrage, « monstration »). Il est mise en relation
d’un œil et d’un membre (doigt) par un dispositif. La photographie, depuis son
invention, joue pleinement de cette relation fondatrice. Surréaliste avant la
lettre, elle est devenue symbole de la révélation des bizarreries du monde,
autre manière de louer encore et toujours la création (divine), source infinie
d’étonnement. Point de visée théologique pourtant chez Winogrand. Là où
d’autres photographes essaient, avec un médium qui donne l’illusion du monde,
de prouver qu’ils sont bien créateurs, c’est-à-dire que leur œil est un regard
(original), Winogrand, lui, produit des images de transformation (comme on
dirait de synthèse) qu’il est impossible de voir dans la réalité (du visuel
visible). Son cadre opère une césure d’avec cette réalité, nie la
référentialité. Tout naturellement son lieu de travail privilégié est la rue,
les attroupements, les réceptions, lieux de flux (car l’appareil peut y trancher
à l’infini alors que le cerveau, perçoit toujours la dynamique) et de proximité
(le corps du photographe est intégré à la scène : l’œil n’y est pas celui du
voyeur mais s’avance, démasqué, à ses risques et périls).
Quant au dispositif, Winogrand le veut large et
souple, englobant : grand angle, pellicule très rapide (sensible), donc adaptée
à toutes les situations, absorbant les écarts de contraste, et permettant de
grandes vitesses d’obturation (réduisant la durée à l’instant). Il ne reste
plus qu’à trouver la bonne distance : pour le photographe comment
placer son corps et son œil pour que l’on y voit quelque chose ; pour le
spectateur comment regarder cette image pour pouvoir la voir.
Winogrand excelle dans cet exercice de contiguïté
qui ne cache ni message ni grand discours cohérent sur le monde, pas même une
déification du hasard sauf à procéder, sur telle ou telle image, à quelque
interprétation symbolique, mais non pertinente. Certes la critique sociale
n’est pas absente. Dans Circle Line Statue of Liberty Ferry, New York, 1971,
les deux personnages centraux, appartenant à la bourgeoisie, sont comme hors de
l’image, coupés, par le vêtement strict et la position centrale dans l’espace,
d’une plèbe bariolée qui les encercle [Figments]. De même, le
gag visuel apparaît çà et là : un chien en tient un autre en laisse ; un Boeing
727 est comme accroché à la dérive d’un Boeing 747 ; au zoo de New York, un
loup blanc se dirige vers un couple qui lui tourne le dos [Figments]. Zoos et aquariums sont d’ailleurs des lieux d’infinies
possibilités pour ces confrontations bizarres entre humains et animaux. Dans le
même ordre d’idée on verra le pictogramme d’un avion se diriger droit vers la
tête d’un militaire, ou le nez d’un avion « pointer » par la fenêtre d’une
salle d’embarquement en pleine nuit [Figments].
Cependant, les effets sont limités, presque anecdotiques et ne constituent en
rien une cohérence visuelle du regard.
Celle-ci est en revanche à rechercher dans l’expérience
même de la contiguïté et dans l’exploration des correspondances formelles. Deux
rhinocéros du zoo de New York se frottant la tête répondent aux lunettes noires
d’une femme au premier plan ; trois bœufs côte à côte évoquent bien sûr trois cowboys
accroupis au premier plan ; les pattes arrières d’un phoque renvoient à
l’oiseau en vol dans le coin gauche de l’image et l’ombre de la voiture du
photographe duplique, au premier plan, la colline à l’horizon [Figments]. L’œil explore les formes du monde sans autre finalité que
l’exploration. Il y découvre aussi qu’il n’est pas maître du jeu. Le regard est
bien photographique, et il se met en scène. Dans Dallas, 1964,
comme dans Apollo 11 Moon Shot, Cape Kennedy, Florida, 1969,
l’appareil photographique, présent dans l’image, se retourne sur lui-même [Figments]. Dans la première image, la carte postale du bâtiment d’où a tiré
Oswald, qui est situé derrière Winogrand (le doigt de la femme pointe dans
cette direction), est le contrechamp de la scène [Figments]7.
Dans la seconde, le retournement est marqué par la femme au premier plan qui
photographie en direction du photographe et lui renvoie en quelque sorte sa
balle. La contiguïté signifiée d’espaces irréconciliables dans la réalité, dont
la réunion est visuellement choquante (on ne peut à la fois regarder et voir
d’où l’on regarde), agit ici comme pour déposséder un peu plus le photographe de
ses « droits ». Dans Untitled, c. 1963, la contiguïté va plus loin
encore, avec une figure fréquente chez son ami Friedlander mais plutôt rare chez
lui, lorsqu’il superpose le corps blanc d’un cétacé dans un aquarium et la
raclette noire du préposé chargé de nettoyer les vitres du dit aquarium [Figments]. Il y a littéralement surimpression des surfaces (la vitre) et labilité
(ça glisse), instabilité d’une configuration qui ne signifie qu’elle-même,
c’est-à-dire, étant une image, le regard.
Winogrand a d’ailleurs toujours été obsédé par
l’équilibre, au sens bien sûr de composition, mais aussi de figuration de
l’équilibre instable de flux immobilisés par le regard photographique, pétrifiant8.
Cela se manifeste dès ses premiers clichés, vers le milieu des années 1950. Ce
sont des ballons saisis en plein vol, des équilibristes de cirque ; plus tard
un poisson, jeté par un pêcheur tel un oiseau, une plongeuse dans un motel de
Las Vegas, une petite fille descendant d’un taxi et suspendue sur le seuil de la
voiture, et bien sûr toutes les images au flash. Le travail sur les réceptions (Public Relations)
s’explique en effet par cette volonté de tester des juxtapositions purement
photographiques en immobilisant les gestes et les expressions, les glaçant.
Ainsi nous sont données des situations qui, pour extraites de la réalité
(réelle si je puis dire) qu’elles soient, n’en sont pas moins radicalement
coupées de l’image construite par le regard humain (et le cerveau). À
la limite, elles conduisent à l’horreur : les visages grimaçants, ou le rire de
cette femme appuyée à l’épaule de son cavalier et dont on ne peut décider s’il
est un rire à gorge déployée, ou le mouvement d’un grand félin sautant sur sa
proie [Figments]9.
Ainsi, le regard de l’appareil construit-il une vision opposée à l’ontologie
temporelle de l’image photographique10.
En scrutant les équilibres instables (tout à l’opposé de la stabilité de
l’architecte Cartier-Bresson), et en présentant des tranches figées qui, par
notre savoir du monde, nous apparaissent comme non représentatives (elles ne
livrent pas l’essence de la situation ou du personnage), il nous fait voir le
temps.
L’œil était dans l’imageGarry Winogrand, Dallas, 1964. |
Le second lien qui fait œuvre chez Winogrand est
l’œil intradiégétique. Nombre d’images, en apparence banales, n’ont d’autre
intérêt que celui-là. Je vois même dans la présence répétée de ces regards une
sorte d’effet scotophorique car le regard est à la fois matérialisé dans
l’image par un point noir (la pupille), un trou, une absence, qui littéralement
troue l’image, la perce et me perce11.
Ou, devrais-je dire, me point. Il y a là, en effet, du punctum
comme l’écrivait Roland Barthes dans sa fameuse définition [Barthes]. Ce point change ma lecture, me poigne et vient bousculer les autres
perceptions et lectures, le studium. Mais Barthes faisait du punctum
une sorte de signe d’une subjectivité totale (« donner des exemples de punctum,
c’est, d’une certaine façon, me livrer » [Barthes]) car il
s’intéressait à des images isolées. En revanche, il me semble qu’à envisager
l’œuvre de Winogrand (ou d’un autre) dans sa globalité, il est possible
d’élucider ce punctum avec un minimum d’objectivité.
Chez Winogrand, l’image est un échange de
regards, un œil à œil comme l’on dirait un face à face. Premiers concernés
hommes et femmes (l’homme étant parfois le photographe) dont les regards se
croisent, rebondissent, s’affrontent. L’évolution est ici assez nette. À ses
débuts, dans les années 1950, on sent encore chez lui un contenu thématique
chargé (le désir, le mépris, l’étonnement) que l’on retrouve brièvement dans sa
dernière période. Dans les différentes images faites à l’El Morocco, en 1955,
comme dans celles de Public Relations, s’installent ces réseaux de
regards [Figments]. Par exemple dans la photographie
reproduite à la page 72 de Figments où deux hommes assis face à face
discutent alors qu’à la même table un autre homme, assis à droite, regarde le
coin supérieur gauche de l’image (par-dessus) la tête de son voisin que nous
voyons de dos, et est lui-même objet du regard de sa voisine de droite, placée
au centre de l’image. Les hommes sont occupés (par la parole et le regard),
leur attention mobilisée par autre chose, la femme s’ennuie et le regard
qu’elle jette sur son voisin est bien peu amène. Dans New York City,
c. 1982 – 1983 trois femmes emmitouflées au milieu de la foule des rues jettent
un regard hautain et méprisant à celui qui vient de les (sur)prendre. Dans New
York City, c. 1981 – 82, une jeune femme que son ami est en train
d’embrasser lance au photographe un regard indescriptible, douloureux et
suppliant [Figments]. Dans les années 1960, en revanche,
alors que son regard mûrit et s’affirme, cette charge signifiante disparaît et
laisse place à une pure circulation des regards. Dans New York City, 1961
(un couple se serre la main sous le regard d’un vieux monsieur) ou dans Radio
City, 1961 (un homme se dirige vers une femme adossée à un pilier), les
regards, figés au moment où ils se croisent, ne sont que la charpente de
l’image, les voies de circulation de l’œil du spectateur, sans autre
signification symbolique. On pourrait multiplier les exemples à l’infini dans
l’œuvre des années 1960 – 1970, surtout avec les images de femmes dans la rue
(parues dans Women are Beautiful) dont la force (très inégale d’ailleurs
car on sent le jugement formel de Winogrand parfois dépassé par une fascination
pour « l’autre sexe ») réside dans les croisements de regards. Le regard du
photographe est un protagoniste qui s’immisce dans ces réseaux qui (ne) le
regardent (pas).
Garry Winogrand, New York, 1969. |
Une jeune fille qu’embrasse un jeune homme dans le
recoin d’une porte s’abstrait par le regard de l’étreinte, comme cette danseuse
du El Morocco lisait un message au-dessus de l’épaule de son cavalier ; alors
que toute la famille regarde la trompe de l’éléphant, la jeune fille, elle,
regarde le photographe d’un œil ; Ed Muskie est la cible de tous les regards et
appareils photographiques lors d’un meeting à Providence, R.I., mais un
personnage dans la foule fixe le photographe d’un œil, l’autre étant mi-clos;
de même à la droite du maire de New York, John Lindsay (saisi, ce n’est pas
innocent, les yeux fermés) que tous fixent se tient une jeune femme noire qui
regarde aussi le photographe [Figments, ]12.
Jusqu’aux animaux qui, alors que tout le monde les regarde, regardent, eux,
vers l’appareil, ou le nez d’un avion qui prend des dimensions
anthropomorphiques et semble dévisager l’opérateur [Figments]. Le photographe et son regard sont ainsi thématisés par le regard des
sujets. Tout le reste peut être confus, les parasites visuels peuvent se
multiplier aux bords de l’image comme souvent chez Winogrand, notre œil
s’accroche à ces regards qui l’ancrent comme des pivots et finissent par
absorber toute son énergie visuelle.
De plus, les regards intradiégétiques déplacent
notre attention vers la marge de l’image et écartèlent celle-ci en des
directions opposées (dans New York, 1968, Minneapolis, n. d.
ou Maine, c. 1980 – 1981) [Figments,].
Parfois aussi le regard photographique transparaît dans un artifice visuel comme
une rampe d’escalier partant de l’objectif (Santa Monica, California,
c. 1982 – 1983), ou, plus classique, par l’ombre portée de l’opérateur [Figments]. Parfois ils sont signifiés par des jumelles, qui ressemblent à
un personnage, sur la terrasse d’un aéroport, ailleurs par un photographe (et
son flash) dans un « strip-tease » de Los Angeles, ou par la scène déjà évoquée
prise lors du départ de la fusée Apollo 11 [Figments,]. Dans cette dernière image tous les journalistes installés sur un podium
suivent à la jumelle l’ascension de la fusée alors que, dans leur dos et au
premier plan de l’image, une femme, caméra en bandoulière et Instamatic à
l’œil, vise en direction du photographe. Cette photographie a pour centre un
appareil photographique qui se superpose à un œil humain. Plus, la torsion
subtile des corps qu’affectionne Winogrand (toujours le flux), leur croisement
graphique, leur déploiement en deux faces (avant-arrière) complémentaires,
jusqu’à l’opposition sexuelle (hommes de dos, femme la seule de l’image de face
; corps habillés des hommes, jambes et pieds dénudés de la femme), tout cela
ancre le regard photographique dans un corps bien planté mais juste en
train de se déséquilibrer (la jambe gauche en avant) : un lieu et un
instant. À l’extrême, comme dans cette photographie de femme datant de 1961,
l’œil, frôlant le cadre c’est-à-dire la lisière de ce qui fait le regard
photographique, devient le point qui articule un déploiement de formes
tournoyantes [Figments].
Ainsi comprises, les photographies de Winogrand
prennent une autre dimension et il est possible d’apporter une réponse partielle
à la fameuse question de la bascule du cadrage (déjà pratiquée de la même
manière par Robert Frank). En donnant (volontairement, on le voit sur ses
planches-contact) un tour à l’appareil photographique, en lui faisant opérer
une rotation sur son axe (avec un grand angulaire), il déréalise et « médiatise
» bien sûr, mais surtout il recherche (et provoque) cette focalisation radiale
de l’image, et la manque aussi parfois13.
En nous livrant ensemble ses échecs et ses brillantes réussites, en refusant de
choisir (faisant ainsi preuve d’un vrai esprit scientifique) Winogrand,
photographe s’adressant à des spectateurs d’aujourd’hui qui sont tous
photographes, leur donne le sentiment de faire l’image. Nous ne sommes pas
devant un tableau (tout est en place) mais devant une tentative, un essai, une
épreuve. En cela son travail est le partage d’un regard (et non pas d’une
vision du monde) et ne contient aucun message. Il ne renvoie qu’à l’acte
photographique et à l’œil.
Cette position radicale est fort périlleuse. Car,
à trop viser le centre, et à trop se mettre en scène, le regard se perd,
s’abolit, implose. Robert Frank aussi, après avoir repoussé les limites du
regard photographique, avait cessé de photographier à la fin des années 1950 :
dans sa fable artistique, il nous raconte qu’il perd son Leica, ce qui est une
manière de dire que ce qui faisait la « photographicité » de son regard
disparaît alors. Winogrand, lui, se met au contraire à prendre de plus en plus
en plus d’images qu’il ne regarde même pas et en 1982 achète un moteur
(permettant de faire plusieurs clichés en rafale) pour son Leica.
Simultanément, s’opère (au moins au niveau fantasmatique) une séparation dans
son regard puisque le même jour il fait l’acquisition d’une chambre 8x10
(appareil traditionnel, très lent et totalement statique) dont il ne se servira
jamais. Peut-être faut-il voir dans ces symptômes les impasses d’un regard purement
photographique et la défaite de l’équilibre qu’il poursuivait entre l’éternité
et l’instant infinitésimal, ainsi que le signe d’une impossibilité à réconcilier
le pouvoir du monde et celui de l’homme sur le monde. Ne parle-t-il pas, à
quelques jours de sa mort, de « [my] hopelessness and helplessness about the
world » [Szarkowski, p.40]. Son œuvre reste tout de même une grande et belle
leçon sur le photographique.
Jean Kempf, article de la revue Cercles N°2, 1992.
Jean Kempf, article de la revue Cercles N°2, 1992.
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