Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 1 septembre 2014

Le visage à grands traits (2)


Rubriques: portrait photographique; photographie objective et subjective; psychologie du photographe; lecture de photographies, photographies du XX et contemporaine.

"Dans la situation du portrait photographique, l'affrontement entre le modèle neutraliste et le modèle expressif manifeste une opposition générique: d'un côté, donc, l'objectivisme concerté, la "mort du sujet", l'individu réduit à un simple épiphénomène de la structure, tel que le décrit Bourdieu; de l'autre la spontanéité du sujet souverain, "supposé agir en fonction d'intention qu'il connaît et maîtrise" (Jacques Bouveresse). Tout portrait photographique, entant qu'il active l'exposition publique de la face, est lié à l'idée d'une épiphanie du visage - tout au moins dans la conception du visage comme émanation, en vigueur depuis la Renaissance. Toutefois, même de ce point de vue comportemental, la différence ne se réduit pas à cet antagonisme entre une complicité apaisante et une objectivité de type scientiste. L'idée que le modèle s'extériorise par les signaux d'un état  mental ou émotionnel n'induit pas forcément une croyance dans les vieilles catégories de l'intériorité. Dans certaines oeuvres de la modernité historique, comme chez Rogi André, qui a photographié un grand nombre de personnalités des arts et des lettres dans les années 1930-40, la personne apparaît dans un mélange tendu de présence et d'absence de soi à soi, de nature comparable à celui qu'affectionnait Strand.

André Rogi, portrait de Dora Maar, 1940.

 C'est aussi le sens que donne le grand critique Lincoln Kirstein au portrait cartier-bressonnien: selon lui, l'individu y figure sur un mode à la fois extatique et tragique, comme visé par une sorte de coup de fusil pacifique, saisi dans un pic existentiel en même temps qu'exclu de lui-même, et ce régime de représentation se retrouve dans mainte production contemporaine, par exemple chez Nicholas Nixon.

Henri Carier Bresson, carnaval, 1976.

Nicholas Nixon, portrait de Tom Moran, Massachussetts, 1977.

Lorsque l'opérateur est à la quête d'une intensité humaine et tente de faire apparaître la personnalité de l'autre, tout en évitant les conventions trop aimables de la photogénie ou du faux naturel, il ne demande justement pas à son modèle, contrairement à une opinion répandue, d'être lui-même: il sait très bien que cette exigence serait précisément le moyen le plus sûr de provoquer un artifice. Le photographe conséquent aimerait rester exempt de toute intention virtuose ou pathétique et de tout excès invasif, jusqu'à se transformer en un miroir: au fond, il aimerait être aussi passif que possible. Le dispositif ainsi tendu est celui d'un délégation partielle de pouvoir. "Ne fais rien de particulier, je ne fais rien de particulier non plus et de ces deux neutralités sortira un moment authentique; offre à ma passivité ta propre passivité assumée, et tentons de transformer cette osmose en un acte", pourrait-il dire en substance à celui qu'il s'apprête à photographier.
Ici, c'est au début d'un poème d'Emily Dickenson qu'on pourra penser:

Je suis personne: et vous
Etes-vous Personne aussi?
Dans ce cas, nous faisons la paire - tais-toi!
On pourrait nous trahir- qui sait!

Le photographe doit donc, pour obtenir une présence de l'autre dans laquelle ce dernier ne soit ni pathétique ni cadavérique, transférer une partie de sa passivité sur son propre modèle. En réalité, quand bien même il lui demanderait soit d'être "naturel", soit de régler volontairement son apparence sur l 'image qu'il se fait de son être profond ("fais acte de toi-même") ce qu'il attend de lui, c'est qu'il soit le protagoniste actif de sa propre personnalité passivement acceptée; un acteur en quelque sorte capable de produire de son "soi" une équivalence intensifiée, quand bien même cette intensification se donnerait à voir sous la forme d'un visage calmement retranché dans son for intérieur. Le critique et poète Peter Schleljdahl écrit: "Il y a une différence inexprimable mais fatale entre se comporter naturellement et se comporter naturellement pour l'appareil photographique".
Le photographe, tout au moins le portraitiste de ce genre, soucieux d'obtenir cette passivité révélatrice chez l'autre grâce à son propre retrait, cherche donc littéralement à devenir passif à travers son modèle. En attendant le moment où ce dernier lâchera prise, où il livrera pour un bref instant une vérité vraiment non contrôlés, un moment d'abandon, de déprise, d'oubli de soi, il se met en quête du moment où il sera lui-même traversé par le modèle, agi par lui dans la rétroaction intersubjective de la prise. Aucun des deux ne sait vraiment ce qu'il attend de l'autre mais ils savent que quelque chose doit surgir de ce vide. C'est une situation d'abandon mêlée d'affrontement, destinée à transmettre à la communauté imaginaire des spectateurs le précipité d'un visage.
L'enjeu, une fois encore, ne consiste pas à liquider la notion d'expression, comme le voudrait la doctrine de l'objectivisme absolu, mais d'en remettre en cause la conception romantique.
C'est ce qui se passe dans ces cas toujours fascinants d'études systématiques sur des éventails d'expressions, comme dans l'immense ensemble d'images de Georgia O'Keefe par Stieglitz, dans les séries "expressionnistes" de Helmar Lerski soumettant un même visage à des variations infinies d'éclairage, voire dans les recherches sérielles de Roni Horn sur le visage d'Isabelle Huppert. Les humeurs ou les états émotionnels semblent être éprouvés dans le cas de Georgia O'Keefe, sculptés en masques dans le cas des modèles de Lerski, performés dans le cas d'Huppert, et dans ces trois cas de figure ils valent comme ensembles.

Alfred Stieglitz, portrait de Georgia O'Keefe, 1918.


Helmar Lerski, 1931.


Roni Horn, portrait d'Isabelle Huppert, 2009.

Le trouble qu'ils provoquent vient de ce que l'idée selon laquelle c'est bien la "même" personne qui serait le siège invariant de ces modifications, devient vaguement incertaine. Chacune de ces trois entremises est une sorte de quête de retotalisation, qui produit ce curieux effet d'une proximité avec le plus concret de l'expérience qui nous avons des visages dans la vie quotidienne: Un tel est joyeux à un moment, triste ou calme à un autre, que ces états soient spontanés ou joués. Mais elles disent aussi, et dans le cadre d'une même temporalité photographique complexe, le statut vicariant du moi, voire sa dislocation.
Car en établissant pour la communauté des humains l'archive d'un visage, le portrait tire ce dernier hors du cours de la durée par laquelle, dans laquelle et pour laquelle chacun  de nous maintient l'idée d'une unité de son moi. Et si, toujours dans ces cas de portraits par images multiples, nous sommes en quelque sorte fascinés aussi par ce que nous ne voyons pas, par ce qui se passe "entre" tel portrait précis et celui qui le précède ou lui succède, c'est parce que ces vides inter-iconiques semblent encore contenir des états non archivés du visage: des moments des son être qui se sont bien produits mais qui n'ont pas été enregistrés, et pas conséquent n'ont pas "existé". Les images manquantes sont précisément le lieu de la constance introuvable. La juxtaposition délibérée des images, comme chez Roni Horn, cherchant à reconstituer un passage du temps, et à travers lui la continuité de la "personne", met en déroute cela même qu'elle visait. Si un portrait est une archive de quelqu'un, il faut garder à l'esprit que toute archive quelle qu'elle soit, est aussi une production d'oubli.
Sander, dans sa quête des "types" sociaux, à tendu un miroir à chacun de ses modèles, dans une neutralisation délibérée des affects, elle aussi puissamment irriguée par l'idée d'archive. En cela, son oeuvre est également productrice d'oubli. Car dans son fantasme d'impersonnalité, elle est radicalement (et génialement) impossible, non seulement en ce qu'il lui aurait fallu trois vies pour la compléter, mais parce qu'elle ne cesse de faire signe vers ce qui lui échappe. Cet enfant, ce maçon, ce maître d'école, saisis dans leur "inexpressivité", sont eux aussi enregistrés dans des états tout à fait particuliers, situés hors de la mobilité de leurs visages. Mais ce choix n'est aucunement objectif. Il répond à la nature même de l'archive, laquelle ne s'adresse pas, contrairement à ce que l'on croit en général, à une "origine" pure dont l'archivage viendrait assurer la préservation tranquille. Elle consiste surtout à fonder son objet même, dans un acte qui est à la fois un commencement et un commandement, comme le rappelle Jacques Derrida dans Mal d'archive: les considérations sur le rapport de Sander à l'objectivité - comme de toutes les oeuvres inscrites sous la notion de suspension émotionnelle -  sont souvent justes sur le plan de conduites techniques mais elle ont un tort: celui de considérer le principe de l'archive comme une méthode susceptible de révéler une vérité historique ultime.

Auguste Sander, manoeuvre, 1928, secrétaire, 1931.

Derrida rappelle en substance qu'il ne faut pas réduire l'archive, comme on le fait trop souvent, à l'expérience de la mémoire et au retour à l'origine, et par extension à  l'archaïque, à l'archéologique, au souvenir ou à la fouille, bref à la recherche du "temps perdu". L'archive, dans son principe même, est, d'une part, un acte de consignation: des documents sont rassemblés; d'autre part elle est un acte de domiciliation: ils sont assignés à demeure. Elle est un privilège et un moyen de dire  la loi. Et surtout (c'est un paradoxe apparent), en établissant une mémoire fondatrice, l'archive, en tant que détentrice de pouvoir, se tient justement à l'abri de cette mémoire même qu'elle abrite. En effet, ceux qui détiennent l'archive et les compétences herméneutiques de son interprétation, sont par excellence ceux qui détiennent la puissance. L'inexpressivité des visages chez Sander (dire cela n'est aucunement remettre en question leur beauté) est celle de prélèvements induites par l'"autorité" d'un photographe qui entend dresser l'archive de l'Allemagne et considère que les sujets photographiés, pour répondre à une telle entente, doivent offrir la part d'eux mêmes susceptible de répondre à ce projet souverain, c'est-à-dire se soumettre à ce que Derrida nomme encore la "violence archivale". Il y a dans l'intense beauté de l'oeuvre du photographe allemand une rencontre entre la douceur contemplative et la sourde menace d'une telle violence. En étant assignés à résidence, c'est-à-dire soustraits, le temps d'une prose, à la variabilité de leur être ou a l'"arbitraire" de l'expression momentanée (mais il reste à savoir an quoi cet arbitraire est arbitraire), l'enfant, le maçon, sont ainsi extraits d'eux-mêmes à chaque prise d'image et passent à la condition testimoniale de représentants mnémotechniques pour une assignation à l'Histoire: "Point d'archive sans un lieu de consignation, sans une technique de répétition et sans une certaine extériorité " (Derrida).

En photographie, l'idée de l'archive comme thème artistique a pris récemment une importance imprévue. Sous la pression de la mondialisation, de l'effacement des particularités ou des reliquats de la domination coloniale, de nouveaux modes d'affirmation identitaire ou l'élucidation du passé se sont fait jour, jusqu'à donner naissance à un genre.
Contrairement à une opinion répandue, cet art ne se limite pas à une lutte contre les formes de l'oubli. Dans ses manifestations les plus élaborées, il se déploie plutôt comme un mouvement dialectique entre l'effacement et l'invention. Certaines oeuvres ont donné naissance à des manières inédites de réécriture: récits mixtes à base d'images d'auteur et de documents exhumés ou fictifs, mélanges de clichés d'amateur et de coupures de presse, dossiers administratifs ou albums négligés, autant de fonds élevés au statut de matériaux d'élaboration plastique, dans l'espoir de corriger des injustices mémorielles, des entraves à la revendication d'appartenance communautaire, à l'identité individuelle, au retour sur tel traumatisme collectif. Mais elles cherchent autre chose que la seule capacité à faire apparaître en plaine lumière des évènements enfouis par l'impossibilité du deuil, par la répression politique, la censure ou simplement l'oubli ancillaire. Elles ne sont pas seulement tournées vers les généalogies, les origines, les sites disparus ou menacés de ruine.
Certes, un artiste comme Walid Raad redessine les contours narratifs des guerres du Liban ou des identités arabes à travers des formations documentaires d'invention ou des entités humaines fictives; certes, une photographe (ou comme la qualifie Paul Ardenne, une "post-photographe) telle que Catherine Poncin, avec ses assemblages, se livre à des plongées dans des images-souvenirs et autres albums de famille qu'elle se fait prêter par leurs possesseurs: scrutant le moindre détail, agrandissant tel fragment pour le suturer à tel autre afin d'obtenir des unités visuelles composites, elle donne de nouvelles formes plastiques au désir et à la nostalgie de familles immigrées; certes l'Irlandais Anthony Haughey arpente des corpus d'archives historiques pour déployer des récits relatifs à la guerre civile en Irlande ou au conflit du Kosovo, explorant méthodiquement les possibilités de la relation de faits comme pratique sociale.

Catherine Poncin, Maroc, 2005.

Anthony Haughey, class of ' 73, Kosovo, 2001.

Pourtant, au-delà de la lutte contre  l'amnésie politique, l'écrasement des identités ou la confiscation commémorative, c'est aussi à une sorte de reconsidération de l'idée même de temps mémoriel que se livrent ces oeuvres. Rendre le monde à nouveau lisible, reconquérir les continents émotionnels perdus des diasporas, clarifier l'"écriture à peine déchiffrée de notre histoire, privée et collective" ( Anne-Marie Garat à propos de Catherine Poncin), c'est peut-être poser, à travers le traitement second des représentations, la question de la possibilité même de la mémoire et de sa relation au langage. Avec l'Atlas Group de Walid Raad, avec les images de familles marocaines décontextualisées de leurs albums par Catherine Poncin, avec les portraits de classes d'école longuement disséqués par Haughey, les documents arrachés à l'oubli ou soumis à une nouvelle écriture, cherchent à reparler à travers nous. Pourtant, en retrouvant une parole, ils ne parlent plus leur "langue d'origine".
Car se construire individuellement ou collectivement, y compris par le truchement des images, c'est précisément élaborer sa propre mémoire. L'origine de notre invention, lorsqu'elle est l'objet d'une recherche, est une invention de notre origine. Celui qui interroge "la" mémoire à travers les documents visuels du passé cherche à récupérer, dans les images originaires, ce qui l'a déjà "parlé", ce qui le fait être comme il est. Mais ce processus est celui d'une production de soi, dans une sorte d'hypertexte constituant, comme on parle en politique d'"assemblée constituantes", celles qui fondent leur propre régime par proclamation et rédaction.
Or cette relation performative du soi aux images (par exemple celle de l'histoire familiale) est toujours celle d'une "apparentement": Être signifie toujours être apparenté et l'être-là signifie toujours descendre de. Ascendances et descendances, autonomie et hétéronomie, sentiment de sois comme clôture du sujet ou comme déterminisme, autant de valences de l'identité ardemment puisées dans les moments fondateurs "contenus" dans les images, et dont la reconnaissance est supposées fonder une liberté nouvelle.
La transparence de soi à soi (individuelle ou collective) est toujours une médiation. Curieusement, même des oeuvres ne relevant pas à proprement parler de l'archive, mais qui sont hantées par les fondements de l'"identité individuelle", semblent affronter la question de l'appartenance de soi à soi-même comme liberté et fatalité, ne serait-ce que dans la polymorphie des impositions culturelles, des mythologies, des dominations de genre - qui sont elles aussi en quelque sorte des archives informantes. Chez Cindy Sherman, les stéréotypes du cinéma, de l'iconographie de masse ou de la peinture constituent une sorte de famille culturelle, littéralement comme s'ils étaient autant de métadonnées de son être, ou même d'éléments métaphoriques de son "ADN". Ils fournissent les matériaux programmatiques d'un soi théâtralisé par le grimage, dans lequel le sujet tenterait de ressaisir, grâce à un retour vers leur archivage inconscient, les ingrédients de son identité. Bien que les nouvelles technologies ne constituent pas à proprement parler un enjeu central dans cette oeuvre, celle-ci fournit une sorte d'équivalent existentiel des fonctions de l'image numérique telles que les décrit WJT Mitchell à propos d'images d'un genre tout à fait autres, celles immédiatement disséminées sur internet, des tortures perpétrées dans la prison d'Abou Ghraib: les images numériques semblent " directement liées aux dossiers dans lesquels elles sont conservées" ainsi qu'au "système d'extraction qui permet leur diffusion" et, pour ainsi dire, "porteuse de leur propre système d'archivage". Malgré les apparences, il en va de même dans la "primitivité" hautement élaborée de Dieter Appelt, qui scénographie jusqu'au retour le plus radical à ce qui se présente d'abord comme un indifférencié antérieur à toute culture. Sa performativité douloureuse et sa nostalgie du retour à l'immobilité inorganique sont un jeu d'inversion débridé: l'opérateur, dans ses rites initiatiques, est à la fois le sujet et l'objet de l'image, mais surtout il en est à la fois l'origine et la conséquence, dans un acte de ressaisissement où le corps se veut la production même de son origine et de ses fins, à jamais introuvables. La source de l'image, ici, c'est l'image de la source, dans une familiarité essentielle avec l'inerte et la mortalité. Le corps de Sherman, le corps d'Appelt cherchent à (se) rendre le monde habitable dans u jeu de fictions autoscopiques qui relève, lui aussi, de l'apparentement, de l'appartenance affiliée aux magmas culturels ou telluriques. Les facéties, grimages ou provocations clownesques et sexuelles chez l'une, les maquillages, les langages d'archives, remontant le cours d'une généalogie culturelle ou préhistorique, dans le but de favoriser, grâce à une articulation inédite, une nouvelle inclusion de soi en soi, et de soi en une entité collective. Sherman fait retour vers le passé des icônes comme vers un continent natif. Appelt documente son enfouissement dans une terre mythologique où les ancêtres ports de la tribu délimiteraient le territoire d'un retour fondateur, autour de sépulcres eux-mêmes enfouis depuis des temps immémoriaux."

Cindy Sherman Untitle Film Still, 1977.
Dieter Appelt, Ramification, 2007.


Arnaud Claass, Le réel de la photographie, Filigranes Editions,  2012.

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