Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 22 juillet 2014

Le visage à grands traits


Rubriques: portrait photographique; photographie du XIXe; photographie du XXe et contemporaine; photographie objective et subjective; lecture de photographie

Paul Strand, portrait de Jeune Homme, Gondeville, 1951

"Jeune Homme, Gondeville, le fameux portrait du jeune paysan français par Paul Strand, réalisé en 1951. Une image dont la beauté a été maintes fois commentée: icône particulièrement prégnante, chargée d'un pouvoir qui est celui de toutes les images disant à la fois un genre, un style et leur transfiguration. Avec son imposante frontalité à l'antique, sa densité tonale de bronze, sa plasticité quasi hollywoodienne, ce portrait se tient comme une arche référentielle. Le visage s'expose devant le mur d'une grange de bois, conformément au souci du photographe pour les appartenances réciproques de l'homme et de la matière. Son expression est celle d'une solidité inaltérable mais sans arrogance. Son regard plonge dans celui du spectateur, jusqu'à le creuser. Miracle: cette star inconsciente de son avenir de star travaillait là, au milieu du XXe siècle, dans une ferme quelconque de l'Île-de-France. L'acier de ses yeux ignore le futur d'un destin glorieux, désormais diffracté à jamais dans l'histoire des images.
Si ce visage est "héroïque", son détenteur n'apparaît donc  pas comme une figure tragique mais comme emporté par l'énergie de notre scrutation. C'est notre vision qui crée l'épopée de son être. Par là même il nous renvoie à notre propre regard, comme dans ces vers incomparables de Rilke dans le Livre du pèlerinage:

Mais si tu veux pourtant que j'affronte ta face
Que j'affronte tes yeux sombres qui s'y détachent
Ne me condamne pas pour le péché d'orgeuil,
Si je te dis que nul ne vit sa propre vie.


Suivant la parabole rilkéenne, on pourrait dire que l'impartialité recherchée par le photographe (qui lui aussi dit se garder de juger) signe une image de l'inexorable. Le portrait expose ici son modèle, en tant que celui-ci est bel et bien propriétaire de ses traits: sa physionomie s'y montre comme quelque chose qu'il "possèderait". Mais il porte aussi la marque objective d'un implacable destin: paradoxe d'une inversion, héroïsme d'un déterminisme, affrontement implicite où le paysan ne rencontre le regard du photographe que dans une reconnaissance de son inexistence comme sujet souverain. C'est cela l'autre face de la dimension stoïque imprévue de ce visage - et peut-être le point aveugle de tout  portrait de ce genre. Ici, le jeune homme ne se borne pas à suspendre sa rude tâche d'ouvrier agricole pour le temps d'un portrait, dans un subtil mélange d'offrande et de tension intérieure (l'origine factuelle de cette dernière: sa colère du moment contre un père brutal qui vient de lui interdire d'aller à la pêche). Il devient en quelque sorte expressif dans son absence à soi. Il n'affronte finalement plus que lui-même, mais justement de façon rilkéenne: en tant qu'il ne" vit pas sa propre vie".
Eternel débat sur le rôle de la "psychologie" dans le portrait. Notion sujette à polémique s'il en est, objet d'une négligence constante quant à sa définition. Certains disent d'un portrait exagérément expressif qu'il est psychologique. Mais quelle est exactement la psychologie visée par cette critique acerbe? Celle, liée, à l'usage courant du  mot, des caractères et des penchants individuels, des comportements affectifs? Celle des  modes de réaction aux autres et aux situations de la vie? Celle des psychologues cliniciens? Celle du vieux culte de l'intériorité? Ou encore celle des "types psychologiques" inventoriés dans la nomenclature de Jung, celle de l'"analyse transactionnelle" de Gregory Bateson?

Affrontement bien connu entre ceux qui, dans le domaine de la photographie, croient ou ne croient pas à l'expression. Certains attribuent au médium la capacité de restituer la complexité des personnes. Certains la lui dénient. D'autres refusent la nécessité même de cette restitution. Brassaï, par exemple, pense que les traits du visage au repos, sans expression particulière, détiennent, comme une sorte de réserve, la totalité des expressions potentielles de chaque être humain - un peu comme ce sage chinois évoqué par François Jullien, qui s'abstient finalement de jouer du luth car l'instrument contient alors tous les sons possibles.
Dans quelle image, même du plus humble amateur, X a l'air mélancolique. Est-ce à dire que X est une personne mélancolique? Que X était mélancolique à ce moment-là? Cette mélancolie passagère, comme réaction à une situation du moment, signe-t-elle la psychologie de X? Hill et Adamson, les grands portraitistes britanniques du XIXe siècle, avaient coutume d'amener leurs modèles dans des cimetières afin d'obtenir d'eux une "expression" de gravité.

Hill et Adamson, portrait de William Mc Naby, 1843-47

Avedon plaçait les siens dans la blancheur cruelle du studio. Thomas Ruff, avec ses grands portraits "identitaires" en couleur, présumés neutres, pratique un autre genre d'impersonnalité d'où monte une sorte d'atonie monumentale.

Thomas Ruff, portrait de M. Roeser, 1999
Pourtant, qu'elles relèvent de la connivence ou de la froideur typologique, toutes ces images disent peut-être à la fois l'illusion et la nécessité d'une souveraineté du sujet. Même les visages inexpressifs de Ruff relèvent d'une sorte d'héroïsme négatif. Ils sont de "purs visages", devenus les emblèmes faciaux d'une autonomie disparue, celle de l'individu souverain de l'ère bourgeoise. Malgré cela, dans leur fonction réduite à cette apothéose muséale de l'indifférence, ils continuent de "réclamer leur noms" (lesquels sont ici mis ente parenthèses, après le simple titre générique, Porträt), exactement comme Benjamin le disait des acteurs des allégories photographiques sentimentales de la fin du XIXe: cette figurante jouant le rôle de la veuve éplorée dans telle édifiante mise en scène victorienne, qui était-elle? Les visages "inexpressifs" de Ruff affirment une solidarité avec le sujet jusque dans sa perte. Ce sont des visages de vivants qui transportent avec eux la mort d'un fantasme d'autonomie, c'est-à-dire, dans une certaine mesure, l'inconsistance induite par le décentrement de la personnalité et par l'artificialisation du sentiment de soi. Leur sujet est la mort du sujet, cette grande affaire de la post modernité, jusqu'à ce que la phase présente vienne tenter de le reconstituer autrement. Ce sont des visages qui n'ont ni la puissance de ceux des morts réels, ni la vivacité de ceux des vivants - des visages d'indifférence faciale.

C'est peut-être dans le portrait que  s'imprime le plus dramatiquement la marque inquiète de la notion d'objectivité, et même le caractère énigmatique du réel tout entier. L'apparition d'une émotion sur un visage, après tout, est un phénomène objectif. On ne voit pas en quoi l'acte de la saisir contreviendrait à ce que la philosophe Alain nommait "l'esprit d'exactitude". D'un autre côté, lorsque le modèle fixe l'objectif, l'enregistrement de l'expression, comme adresse au photographe et au spectateur, court toujours le risque d'apparaître comme une complicité forcée ou un attachement intempestif à l'émotion. Et pourtant: même dans le cas, elle peut aussi véhiculer une neutralité, comme par exemple dans le portrait du peintre William Hayter par Marc Trivier, où l'artiste nous fixe de manière presque hantée par son ramassement en lui même.

Marc Trivier, portrait de William Hayter, 1982


Marc Trivier, portrait de Francis Bacon, 1981

Chez Marc Trivier, c'est une sorte de contre-psychologie qui est mise en action. Sa méthode consiste à refuser à la fois le modèle de l'"objectivité" (frontale et émotionnellement inerte) et celui de la télépathie émue. Ce qu'il veut atteindre, c'est un échange dramatique, à travers le regard et la posture corporelle, mais cet échange est vu précisément comme l'impossibilité même de sa réalisation. Fixant l'objectif avec intensité, Francis Bacon, Jean Genet ou Michel Leiris se tiennent face à l'appareil comme s'ils tentaient de se réduire en eux-mêmes dans une contraction de tout leur être, concentrant leurs forces pour laisser échapper la plus petite quantité possible de leur substance. Modèles en situation obsidionale, littéralement assiégés par le regard d'un photographe qui pratique le portrait comme une figuration de la résistance à la perte de soi, à cette espèce d'hémorragie à laquelle continue de se référer l'acte du portrait.

Ici l'effet spéculaire relève d'une forme d'effroi, comme si chaque modèle craignait davantage encore qu'un déficit de soi-même: une véritable défiguration, comme dans cette expérience ou Descartes prend violemment conscience, face à son image reflétée en temps réel, de son visage comme un assemblage de chairs: la rencontre de soi en soi et la présence du moment à lui-même sont alors un délitement. De même dans les images de l'américain Peter Hujar, un portraitiste beaucoup plus calme en apparence, Susan Sontag, l'actrice transsexuelle Candy Darling ou des anonymes, sont photographiés allongés ou dans des postures d'abandon, ou saisis dans des états de retombement corporel, comme en condition de capitulation dramatique et d'interrogation intensive.

Peter Hujar, Divine, 1975

Autrement dit, l'antagonisme entre neutralité et expressivité ne recoupe pas celui entre objectivité et subjectivité, comme en témoignent les effigies implacables de Philippe Bazin. Ou encore: certaines images peuvent être objectivement expressives, d'autres subjectivement neutres.
En réalité, l'objectivité en photographie, tout le monde en parle mais personne ne l'a jamais vue, sauf peut-être comme un état inaccessible, perpétuellement dérobé. Elle n'est qu'un horizon. C'est pourquoi, dans l'histoire du médium, le terme d'objectivité apparaît souvent accompagné d'un prédicat qui le localise, le mettant à l'abri de son propre fantasme. La Nouvelle Objectivité des années 1930 entendait marquer sa différence d'avec l'ancienne, jugée crédule, l'Autre Objectivité des années 1980, fédérée par James Lingwood et Jean-François Chevrier, voulait encore lui imprimer le sceau d'une lucidité critique nouvelle. Or quel objet pourrait-il, mieux que le visage, se charger de la tension mutuelle du sujet et de l'objet? Le visage, cette face émettrice du sujet dans la publication de sa liberté et de sa dignité, mais aussi de sa limitation pariétale: vortex du portrait, entre les excès de la connivence, qui fait du spectateur un intrus, et  une objectivation tout aussi abusive, qui le tient à une distance radicale mais menace de conférer au modèle l'éloignement pétrifié du cadavre: comme dans ce passage de La Conscience des mots d'Elias Canetti, qui médite superbement sur la puissance colossale que dégage la vision du corps d'un mort, parce qu'elle engendre, chez celui qui l'observe, le sentiment d'être un survivant.

Dans les portraits de Thomas Ruff, l'individu est là, exempt d'affect, offrant son visage déserté, absent dans sa présence, présent dans son absence, banal et protocolaire à la fois. L'image ne se veut l'instance d'aucun reste, elle s'approprie la catégorie de la vérification. Au sens strict, elle homologue. La neutralité des visages s'y noue dans le spectaculaire du grand format mais elle bloque toute éventualité d'un reflet de l'"âme". Ils ne sont pas traqués, peut-être même pas absolument inexpressifs (après tout, le faciès appliqué que  l'on offre à un photomaton peut être vu comme une expression parmi d'autres). Le dispositif choisit délibérément le style du fichier administratif et place le modèle dans une situation de passivité dépassée, comme on parle de coma dépassé.
Pourtant derrière cette fixité glacée, quelque chose subsiste d'un faible écho de l'écoulement du temps, celui-là même que l'enregistrement entendait dévitaliser. Ruff cherche à faire des "portraits" rigoureusement cliniques et à installer leur froideur dans la solennité du tableau de musée. Mais cette réduction volontaire de l'affect, avec sa connotation de coupe histologique, continue d'évoquer le temps qui passe. Dans les années 1990, de nombreux étudiants en art se sont essayés à des vidéos sous la forme de plans fixes sur des modèles auxquels il était demandé de tenir la pose de manière aussi immobile que possible et aussi longtemps que le permettait leur résistance physique: séances de prise interminables, laissant venir le moment où tension nerveuse et lassitude corporelle commençaient à se traduire par des tremblements, comme dans les séances de portrait au daguerréotype, avec leurs impératifs de fixité et de respiration entravée. En réalité, derrière cette ankylose vidéographique, mais aussi derrière la platitude volontaire des portraits photographiques de Ruff, la fragilité des visages humains se diffuse dans la minceur infracassable de l'image.

Rineke Dijkstra, 1992

Rineke Dijkstra s'intéresse également à ce genre de double jeu. Ses portraits d'adolescents à la plage, aux poses incertaines, traquent la fragilité posturale et l'incertitude de soi dans un dispositif absolument hiératique, tandis que dans ses portraits vidéo comme ceux de The Buzz club, elle filme des adolescentes devant un fond neutre, leur demandant d'esquisser une danse sur la piste d'un discothèque imaginée. Chaque modèle est pris dans une sorte d'hébétude intermédiaire, d'adhésion blasée, fumant parfois, fredonnant sa musique préférée ou jetant un bref coup d'oeil vers le hors-champ. La beauté de ces vidéos vient de cette rencontre d'un lâcher-prise et d'une complicité atone, tout juste amorcés par la présence de la musique, dont l'écoulement est un acteur de première importance. Dans leur abandon vaguement lascif, les corps et les visages disent une sorte de déprise sans objet et de connivence sans espoir. Entre l'empathie émue des échanges et l'éloignement du visage comme objet de vérification, ces deux extrêmes du genre "portrait", ils sont recrutés dans un troisième mode d'interaction: celui de la complicité indifférente.

Portrait "psychologique" contre portrait "objectiviste": permanence d'une controverse entre deux conceptions génériques. La première peut considérer la seconde comme une dépersonnalisation entomologique, la seconde peut voir la première comme une concession inopportune à la connivence sentimentale. Mais, une fois encore, le portrait "habité" n'est pas forcément empathique, de même que le portrait "impersonnel" n'est pas forcément le fait d'une distance expérimentale. Dans les portraits de Cartier-Bresson, le sujet, même lorsqu'il fixe l'objectif, semble saisi dans un moment d'évacuation de lui-même. Moment "décisif", c'est-à-dire, étymologiquement, survenue d'un tranchage et d'une chute, instant contre-préivilégié dans lequel la "ressemblance à soi-même" chère à Baudelaire n'est pas un autorassemblement de la  personne mais au contraire un dessaisissement: Mauriac ou Beckett, avec leurs regards perdus, sont capturés dans des moments de bifurcation et leurs visages sont des évènements d'absence exprimée. De son côté, l'idéal postmoderne (disons, pour faire vite, düsseldorfien) est celui d'une absence et quelque sorte inexprimée. L'élément désertique des portraits de Thomas Ruff est leur non-évènementialité absolue. Ils sont à la fois fanatiquement précis et radicalement sans objets, au-delà des valeurs traditionnellement liées à l'impassibilité (éthymologiquement à "ce qui ne peut souffrir"). L'apparat y rencontre la banalité du photomaton et cette coalescence produit une surneutralité, qui est elle aussi une forme de dessaisissement. Les visages ne sont pas seulement soustraits à toute "expression anecdotique", exempts même de tout souci, ils semblent encore rester étrangers à l'opération de scrutation intensive.
Mais les considérations commodes sur ce genre d'images en tant qu'elles exprimeraient la fin du visage humain comme expression d'une intériorité, ne sont pas tout à fait adéquates, pour la bonne raison qu'aucun portrait photographique digne de ce nom n'a jamais atteint une telle concordance mythologique. Reprocher aux  portraits de Ruff d'être ennuyeux, c'est précisément les comprendre, dans la mesure où le moment critique qu'ils engagent est celui de l'identité même comme quelque chose d'atopique, comme si, dans ses images, les "personnes" n'étaient aucunement concernées par elle, pas plus d'ailleurs que par l'altérité. Chaque visage n'a fait qu'exposer ses surfaces dermiques à l'anonymat d'un pouvoir observateur. Face à elles, le spectateur se trouve confronté à l'idée d'un tel pouvoir qui serait à son tour devenu lui-même complètement indifférent à sa propre substance. Ces images sont des sortes de ready-mades à base de visages, dans lesquels le modèle n'apparaît ni dans des pathos expressifs, ni dans un choc cartier-bressonien (où il manifestait une manière de lapsus facial), ni même dans le "quelconque" de la grisaille conceptuelle. Le spectateur finit par faire l'expérience de lui-même comme un mélange de domination fracturée et d'ennui, face à un protocole de vérification identitaire tournant à vide. Les visages se résument à des expositions de caractéristiques et de signes particuliers, rendus avec une précision clinique dont le statut n'a pas davantage à voir avec celui qu'il occupe, par exemple, dans les portraits d'Avedon: chez ce dernier, c'est le théâtre des enveloppes charnelles qui est en jeu, celui de notre grandeur et de notre vulnérabilité. L'impitoyable précision dermique et l'intensité des yeux y participent à l'exposition des tourments topologiques, des asymétries et des accidents du visage, alors que chez Ruff la face se réduit à une façade, l'image à une cartographie des incidents de surfaces."

Richard Avedon, portrait de Jacob Avedon, père du photographe, 1972

A suivre...

Arnaud Claass, Le réel de la photographie, Filigranes Editions, 2012.

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