Blog proposé par Jean-Louis Bec

vendredi 30 mai 2014

Pièce montée


Rubrique : montage photographique ; photographie du XX et contemporaine ; société et photographie ; art et photographie


La notion de montage, présente dans le photomontage, conjugue deux références: à  l'industrie - puisqu'on parle de chaîne de montage et d'assemblage - et au cinéma, qui est lui-même une industrie. Le photomontage participe également de l'héritage du cubisme. Il désigne l'application strictement bidimensionnelle du principe du collage, dont l'assemblage est, depuis Schwitters, l'extension plastique et environnementale. Pratiquée dans les années 1920 par des artistes d'obédiences diverses, voire opposées, cette technique a fait l'objet de multiple débats. S'opposèrent, parfois violemment, non seulement ses partisans et ses détracteurs - ceux-ci se recrutant dans le camp de la Nouvelle Objectivité et du réalisme descriptif, documentaire ou "socialiste" - mais aussi ceux qui acceptaient l'emprise de l'industrie publicitaire, en cherchant, tel Schwitters, à l'orienter dans une direction artistique, et ceux qui, par conviction anticapitaliste, la rejetaient.

En 1931, deux ans après la grande manifestation de Suttgart, Film und Foto, une exposition sur le photomontage organisée à Berlin par l'artiste hollandais Cesar Domela, affilié à De Stijl, rassembla pour la première et la dernière fois tous les courants d'une pratique constructiviste dont les applications étaient encore aussi diverses que les appartenances politiques des quarante-six artistes représentés. Les deux groupes principaux étaient constitués par les artistes soviétiques, affiliés pour la plupart au groupe Octobre (quinze artistes dont Gustav Klucis, El Lisstsky, Alexandre Rodchenko), et les Allemands, parmi lesquels John Heartfield. Le photomontage surréaliste était absent de l'exposition, ce qui confirme la grande division instaurée à l'époque entre constructivisme et surréalisme, alors même que de nombreux artistes constructivistes venaient, comme les surréalistes, du dadaïsme. Cette division semble s'être établie essentiellement autour de l'idée fonctionnaliste, à laquelle les surréalistes, à la différence des constructivistes, ne pouvaient souscrire. Les partages politiques avaient une moindre importance.

Domela, disciple de Schwitters autant que de Mondrian, croyait à l'alliance de l 'art et de l'industrie par le design et la typhotographie. Il acceptait que le photomontage servît d'arme politique dans l'édification du socialisme et de l'"homme nouveau", même s'il ne pouvait souscrire au radicalisme politique ou à la croyance révolutionnaire des membres du groupe Octobre. Malgré l'hostilité de Klucis, qui voulait que le photomontage fût le pur produit de la révolution soviétique, Heartfield partageait largement les options du groupe Octobre, en opposant sa pratique politique, subversive et propagandiste aux applications publicitaires, fonctionnelles, "apolitiques", donc bourgeoises, du procédé constructiviste. Il formula clairement cette position dans une conférence prononcée à Moscou en 1931.

Dès 1918, quand il était un des membres les plus actifs du dadaïsme berlinois, il s'était inscrit au parti communiste allemand (en même temps que George Grosz). A partir de 1930, il collabora au magazine communiste AIZ, ( Arbeiter Illustrierte Zeitung, le journal illustré des travailleurs) crée en 1925, qui faisait de la propagande bolchévique en Allemagne. Dans ce journal, il publia jusqu'en 1938 deux cent trente-sept photomontages (dont la galerie Kent de NY vient de produire le catalogue raisonné). Mais en 1929, dans l'exposition Film und Foto, la salle qui lui était consacrée présentait surtout ses travaux de graphisme dans le domaine de l'édition. Le visiteur pouvait donc presque oublier l'engagement politique de l'artiste, s'il ne lui était pas rappelé par la nature des ouvrages exposés. (...) On comprend qu'il n'y eut pour Domela aucune difficulté, deux ans plus tard, à intégrer le talent d'Heartfield dans une description oecuménique du photomontage constructiviste et fonctionnaliste.

Aujourd'hui encore, si l'on veut absolument dissocier art et propagande, le risque est d'oublier que la puissance des images d' Heartfield tient en grande partie à la radicalité de son engagement politique. Cet engagement politique s'est exprimé par un violent refus de l'art bourgeois et, dans le domaine de la presse, de tout pittoresque illustratif. Pour replacer l'oeuvre des années 1930 dans son contexte politique, on peut lire, en complément de la publication réalisée par David Evans, ce catalogue plus modeste mais également passionnant, Camera as  a weapon de Leah Ollman, qui rappelle comment, dans l'entreprise de Willi Münzenberg, l'illustration de AIZ devait être constituée autant que possible de documents et d'essais en images produits non seulement pour des travailleurs (afin d'accroître leur conscience de classe) mais par eux. AIZ, le journal illustré du travailleur, devait être aussi le journal des "travailleurs photographes". Müzenberg publia d'ailleurs un magazine spécialisé, Der Arbeiter Fotograf (le travailleur photographe), qui combinait conseils techniques et discussions sur l'esthétique prolétarienne appliquée à la photographie. Ce mensuel était l'organe d'une association également soutenue et inspirée par Münzenberg, qui essaima même en dehors de l'Allemagne, en Suisse et en Hollande notamment, où AIZ recruta quelques collaborateurs et inspira d'excellents photographes, tel le hollandais Cas Oorthuys.

Il serait toutefois erroné de confondre l'activité d' Heartfield avec celle des photojournalistes amateurs ou professionnels de la  presse communiste allemande des années 1920 et 1930. Aussi parlantes soient-elles, dans l'empathie et la description documentaire, les images d'actualité et les reportages d'AIZ participent de l'information manipulée de la presse militante, plus ou moins greffée sur une tradition de culture ouvrière; elles sont le support d'un texte qui, fonctionnellement, prédomine. Les photomontages d' Heartfield abolissent au contraire cette distinction. Ils sont animés par une violence et une énergie qui participent d'une révolte et d'une aspiration collectives, mais ils n'en restent pas moins parqués par un modèle d'expression (ou d'intervention) distinct de tout programme idéologique. Chacun d'eux est un message complet, combinant texte et image pour produire un impact simple, un effet choc global. Dans le magazine, il occupe une page entière; il fait même souvent la couverture. En 1930, la rédaction d'AIZ avait averti ses lecteurs: "désormais, le journal publiera une page de Haertfield chaque mois." Tout est là: l'investissement de la page, avec les matériaux du montage typophotographique.

John Heartfield, un instrument dans la main de Dieu, 1933

La contribution d'Heartfield à la propagande communiste et à la lutte anti-nazie n'est donc pas un apport d'information mais une action visuelle qui interprète et transforme l'information. L'interprétation participe de la tradition satirique, marquée par Hogarth, par Daumier, auxquels il est aujourd'hui banal de le comparer. La transformation résulte de l'appropriation violente et de la fusion des matériaux hétérogènes de la chronique et de l'allégorie. On peut considérer cet art comme l'une des formes les plus abouties de la rhétorique moderne, distincte des apories d'un fonctionnalisme utopique, comme de tout appel aux associations oniriques, paralogiques, célébré par les surréalistes. C'est pourquoi il peut apparaître aujourd'hui exemplaire, non sans quelque nostalgie, et alors même que les  oeuvres actuelles qui en revendiquent l'esprit n'en sont que la réplique bavarde et conventionnelle. Car cette rhétorique, qui devait être l'expression d'une vérité de classe, était aussi et surtout une réponse à la terreur générée par la montée du national socialisme, dans un contexte où la confrontation armée des croyances idéologiques était nourrie par la misère sociale et la désorientation culturelle des masses. La rhétorique la plus sophistiquée, la plus artistique, est ici une réponse à la terreur fasciste et à la panique des foules.

Heartfield participa à la construction de "l'homme nouveau" comme les constructivistes inspirés par l'utopie communiste, mais il allait au plus pressé. Aussi légitime fût-il, le propos des photojournalistes d'AIZ n'était pas le sien; il ne s'agissait pas pour lui de témoigner des conditions de survie de l'homme exploité, aliéné au capitalisme. Il craignait une nouvelle destruction, comparable aux massacres de la Première Guerre mondiale. Il fallait répondre massivement, par un art aux effets massifs, et destiné aux masses. Dans le cadre de la propagande communiste, comme auparavant dans le contexte de la révolte Dada, l'urgence était pour lui une nécessité d'expression qui devait être assez orientée, focalisée, concentrée, pour produire un impact immédiat et des effets d'entraînement. La publicité a évidemment hérité des inventions formelles d'Heartfield comme d'autres expérimentateurs du photomontage. Mais il lui manquera toujours cette "rage de l'expression", comme disait Francic Ponge, qui est une reconnaissance et un refus de la terreur. La publicité ne peut, au mieux, que substituer l'audace (ou la provocation) d'un message un peu terrorisant à la rhétorique artistique provoquée par la terreur. Il ne lui reste, sinon, qu'à s'aligner sur le régime ordinaire de l'information manipulée.

En Allemagne, des critiques ont reproché à la rétrospective en cours d'esthétiser l'activité d' Heartfield, d'en réduire la portée politique. Mais il fallait accentuer la signification esthétique et historique de son parcours depuis Dada jusqu'au triste épisode de l'exil londonien (1939-1948) et aux dernières années de retraite honorifique en RDA (1949-1968), pour exalter la puissance d'invention d'un langage politique dans les années 1920 et 1930. C'est ainsi seulement - quand on voit la reconstitution de la Foire Dada de Berlin de 1920, celle de la salle Film und Foto, les montages originaux pour AIZ, suivis par la perte de substance des derniers travaux - que l'on peut radicalement distinguer ce qui, dans l'art, et chez Heartfield exemplairement, permet d'éviter la sinistre normalisation de l'esthétique publicitaire, à laquelle trop d'artistes contemporains soi-disant politiques ne cessent de sacrifier."


John Heartfield, avec le chef de la police (pour AIZ)

John Heartfield, pourvoyeuse forcée de matériel humain, courage...
l'état a besoin de chômeurs et de soldats

John Heartfield, la signification du salut hitlérien

Jean-François Chevrier, Entre les beaux-arts et les médias: photographie et art moderne, L'arachnéen, 2010.

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