Blog proposé par Jean-Louis Bec

jeudi 22 mai 2014

A vue d'oeil (2)


Rubrique : portrait photographique ; photographie du XIXième ; texte et photographie ; fiction, récit et photographie


Zola photographe

Madeleine Férat figure parmi les premiers romans de Zola et se caractérise, bien avant le cycle des Rougon Macquart, par un recours explicite aux théories physiologiques du XIXe siècle. Ce roman de jeunesse est l'un des rares textes de Zola où la photographie joue un rôle assez important. Physiologie et photographie sont les deux modèles explicatifs pour les évènements du roman. La physiologie est le modèle biologique, la photographie par contre donne une explication psychologico-mnémotechnique.
Ce roman étant peu connu, je voudrais vous donner un résumé de son action, très et peut-être trop bien structurée. Je cite celui du dictionnaire Zola:

Madeleine Férat devient la maîtresse de Guillaume de Viargues. Au bout de six mois, elle découvre qu'il est l'ami intime de son premier amant, Jacques, un étudiant en médecine parti comme chirurgien en Cochinchine, dont le bateau a sombré et que l'on croit mort. Après le décès de son père, Guillaume revient dans la maison familiale et épouse Madeleine. Suivent quatre années de bonheur tranquille. Mais Guillaume retrouve Jacques, miraculeusement échappé du naufrage. Il ramène son ami chez lui, Madeleine refuse de le voir et avoue son passé à son mari. Les époux décident de quitter leur maison. Guillaume s'aperçoit que sa fille ressemble au premier amant de sa femme et la rejette. Ils ne peuvent échapper au poids du passé qui les poursuit et reviennent chez eux, où la vieille servante, une protestante fanatique, les accable de l'anathème divin. Madeleine, hantée par le souvenir de Jacques, va le retrouver et tombe dans ses bras. Au même moment sa fille meurt. Elle s'empoisonne et Guillaume, devenu fou, danse sur son cadavre.

Dans le roman, la ressemblance de Lucie, la fille de Madeleine et de Guillaume, avec Jacques est l'association la plus évidente entre photographie et physiologie. Zola reprend quelques théories physiologiques contemporaines qui réapparaîtront dans le cycle des Rougon-Macquart et surtout dans la construction de l'arbre généalogique. Dans le Traité philosophique et physiologique de l'hérédité naturelle, de Prosper Lucas, dans L'amour de Michelet, et chez Antoine-Fortuné Marion, Zola trouve des exemples scientifiques susceptibles d'étayer l'hypothèse que le premier amant laisse dans les ovaires de la femme une empreinte qui peut provoquer la ressemblance des futurs enfants avec lui. Dans une lettre à Zola, Marion souligne la transcription précise de cette théorie dans son roman:

"Vous avez très bien su employer cet étrange phénomène physiologique que j'appelle impression sur l'ovaire lui-même (ressemblance des derniers fils d'une veuve remariée avec le premier mari). La chose est exacte sur tous les rapports. Je l'ai observée pour les animaux chez le chien; plus fréquemment encore chez les végétaux. Le pistachier de Provence, arbre que vous connaissez bien, produit des fruits particuliers lorsqu'il est fécondé par le térébinthe, (...) fruits bien plus petits et d'une forme particulière.

La ressemblance de Julie avec l'amant de sa mère est un élément parmi d'autres de cette "fatalité physiologique" qui ramène les évènements aux données biologiques. D'autres composants de ce modèle sont les constellations familiales des protagonistes, parce que ni Madeleine ni Guillaume n'ont de frère et soeurs, et leurs mères meurent jeunes ou disparaissent. La conséquence de cette figure explicative est la répétition qui règne sur tout l'univers du roman. Ainsi, Guillaume épouse Madeleine pour ne pas reproduire la situation de concubinage de son père, mais tous deux se retrouvent à la fin du roman dans son laboratoire pour succomber à la répétition. Tous les lieux et toutes les chambres sont hantés par les spectres du passé qui, en plus, sont emmaganisés dans leur mémoire somatique. Il sera impossible d'y échapper. La leçon physiologique du roman ramène l'histoire à la préhistoire et découvre dans ce qui se passe une répétition du passé. Dans cette perspective, l'histoire devient une figure de répétition qui porte des traits mythiques.
Mais l'histoire de Madeleine Férat se laisse aussi interpréter comme motivée par les effets de la photographie. Ici encore le passé domine le présent et, comme dans le film de Romero la nuit des morts vivants, les figures mortes du passé cherchent à s'incorporer dans les vivants. Mais le retour des morts est préparé par leurs simulacres visuels, qui anticipent leur venue. Les images seules suffisent pour couvrir les espaces intérieurs et extérieurs avec des souvenirs et pour transformer les figures du présent en celles du passé. Tout commence par un album de photographies que Madeleine va feuilleter.

"Un matin (...), Madeleine, ne sachant que faire, se mit à feuilleter un album qui traînait sur un meuble, et qu'elle n'avait pas encore aperçu. (...) Il ne contenait que trois portraits, ceux de son père, de Geneviève et de son ami Jacques. Quand la jeune femme aperçut ce dernier portrait elle poussa un cri sourd. Les mains appuyées sur les feuillets ouverts de l'album, toute droite, frémissante, elle contemplait le visage souriant de jacques d'un air épouvanté, comme si un fantôme se dressait devant elle. C'était lui, l'amant d'une nuit devenu l'amant d'une année, l'homme dont le souvenir endormi dans la poitrine s'éveillait et la déchirait cruellement, à cette brusque apparition."

La veille, Madeleine avait brûlé la photo de Jacques qu'elle possédait pour éviter d'introduire le fantôme de l'amant dans l'appartement des époux. Mais maintenant il ressuscite et, qui plus est, sous une forme identique, parce qu'on peut tirer des épreuves identiques d'un même négatif photographique.
Désormais, la photographie fonctionnera comme un négatif, dont les tirages peuplent les espaces du jeune couple. Elle a une force d'évocation qui laisse non seulement renaître le passé dans sa concrétion physique, mais qui, de plus, produit dans le présent même des copies et des ressemblances.
la photographie est plus que la présence symbolique de son premier amant: elle est douée d'une force magique qui porte son pouvoir sur la perception et l'interprétation des faits quotidiens tout en matérialisant celui qui est représenté sur les images. La photographie entretient une relation magique avec son référent; elle montre non seulement l'évidence du "ça a été", mais aussi la présence du passé dans le présent. Après le message de la  mort de Jacques, la photo devient une "relique" du mort avec qui on peut parler et qu'on peut également embrasser. Tout en suivant cette  logique, la chambre obscure du couple devient un mausolée que même les amants perçoivent comme une tombe.
La photo a commencé sa promenade dans les chambres obscures de la maison et se trouve maintenant au-dessus du lit dans la chambre du couple. Ainsi, l'adultère photographique aura lieu.

"Ce portrait, placé dans la chambre des amants, troublait Madeleine. Quand elle se couchait, il lui semblait que les yeux du mort la regardaient monter sur le lit. La nuit, elle le sentait dans la chambre, elle étouffait ses baisers afin qu'il ne les entendit pas. Lorsqu'elle s'habillait, le matin, elle se hâtait pour ne pas rester nue au grand jour en face de la photographie. D'ailleurs elle aimait cette image, le trouble qu'elle lui causait n'avait rien de douloureux. Ses souvenirs s'étaient attendris, elle ne songeait plus à Jacques en amante, mais en amie honteuse du passé."

La photographie est le signe visible d'un mort vivant qui hante la chambre, qui dérange les amants, s'introduit dans leurs rêves et qui est également présent au moment de la conception. La photographie est non seulement objet de contemplation, mais elle dispose aussi d'une activité qui lui est attribuée: elle dirige son regard sur le spectateur et voit tout ce qui est dans la chambre. Jacques est visible et en même temps présent comme un voyant. La photographie devient une instance magique des regards interchangeables entre le passé et le présent.
Désormais la signification de la photographie, l'écriture de la lumière, devient lisible dans le nom propre de la fille. Elle est nommée Lucie et témoigne ainsi de la conception sous le signe de l'image lucide. Lucie ressemblera, par suite de cet "adultère proprement photographique", à l'amant de sa mère, selon la logique photographique qui, comme le disait Alain Buisine, "produit imperturbablement de la ressemblance". Cette ressemblance va modifier profondément le regard de tous les personnages du roman. De même que Madeleine perçoit le regard de Jacques sans pouvoir transpercer la superficie de l'image, de même les autres personnages n'ont que des suppositions pour évaluer l'influence de l'image sur la pensée. Guillaume accuse Madeleine d'avoir pensé à Jacques lors de la conception, et il trouvera partout son fantôme sans pouvoir le regarder physiquement. La photographie est un médium de reproduction dans un double sens: d'une part elle s'insère dans tout les procédés de reproduction et de multiplication, d'autre part elle fonctionne comme un médium qui donne aux morts un pouvoir sur les vivants. Dans la suite du roman, la photographie est présente même dans les passages où elle n'est pas mentionné explicitement. Tous les lieux ressemblent aux chambres obscures qui ont enregistré les images du passé hantant les habitants. Ainsi, Madeleine croit que sa chambre à Paris "emprisonnait le spectre de Jacques" et quand, bien plus tard, elle découvre que c'est précisément celle où elle avait déjà logé avec Jacques, lequel, pour nous sans surprise, réapparaît vivant. Si les chambres ne disposent pas d'une archive d'images, les photographies viennent au secours pour introduire les spectres du passé.
A la fin du texte, le passé se répète et la photographie redevient vivante. Madeleine assiste à la résurrection de l'image en tant qu'original, ou bien à l'apparition de l'original comme copie de la  photographie: Jacques est là, avec les mêmes vêtements et avec la même pipe que Madeleine a pu voir sur son image photographique.

"Elle le regardait, toujours muette. Il venait de se lever. Encore en manches de chemises, il fumait une pipe de terre blanche. Dans sa nouvelle position de jeune homme riche, il gardait le débraillé de l'étudiant et du marin. Madeleine crut le retrouver tel qu'elle l'avait connu, tel que le représentait cette carte photographique sur laquelle, une nuit, elle avait versé des larmes."

Bernd Stiegler, Emile Zola: photographie et physiologie, in La photographie au  pied de la lettre, textes réunis par Jean Arrouye, Coll Hors Champ, Publications de l'Université de Provence, 2005.

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