Blog proposé par Jean-Louis Bec

jeudi 6 mars 2014

La part de l'ombre


Rubriques : art et photographies ; fiction ,récit et photographie


Ombres au tableau et petites misères.
"L'auto-ombromanie", c'est par ce néologisme curieux qu'en 1901, dans une revue de photographie amateur, René d'Héliécourt décrit l'une des erreurs les plus courantes des débutants. Par un réflexe non dénué de logique, l'opérateur néophyte a en effet tendance à placer son sujet face au soleil pour en assurer l'éclairement maximal. Or, dans cette configuration, il y a de grandes chances pour que son ombre portée, et éventuellement celle de son appareil, si celui-ci est fixé à côté de lui sur un trépied, entrent inopinément dans le champ de l'image et viennent se surimposer à l'objet principal de la prise de vue. Cet incident, cette "petite misère de la photographie"comme l'appelle joliment le chroniqueur, pourrait paraître de peu d'importance. Dans la plupart des manuels de photographie du XIX e siècle, l'auto-ombromanie est cependant décrite comme une erreur caractéristique. Jusqu'au début du XXe siècle, lorsque de tels clichés arrivaient à publication dans les journaux et les livres, ils étaient d'ailleurs généralement retouchés ou recadrés pour faire disparaître la masse sombre qui venait importunément oblitérer le bas de l'image. Dans sa Brève histoire de l'ombre, l'historien de l'art Victor I. Stoichita rappelle que les traités de peinture de la Renaissance recommandaient aux peintres d'utiliser une lumière diffuse, afin que leur ombre ne vienne se projeter sur la toile et risque ainsi de distraire leur travail. " Quand tu dessines, arrange-toi pour avoir une lumière bien tempérée", indique, par exemple, à la fin du XIVe siècle, Cennino Cennini dans son Librodell'Arte. Peut-être y a-t-il, dans la recommandation faite aux photographes de se méfier de l'obscurité engendrée par leur propre corps, une vague réminiscence de la lointaine prescription picturale et la hantise de ce qu'une ombre au tableau ne vienne perturber la lisibilité de l'image. Sans doute y a-t-il aussi, au cours du premier siècle de l'histoire de la photographie, la volonté d'entretenir l'illusion d'un médium parfaitement objectif ou transparent, parce que prétendument exempt d'intervention humaine -non faite par  la main de l'homme-, et de faire disparaître, à cet effet, toutes traces de sa présence dans l'image, jusqu'à son ombre. Dans ses premières décennies, la photographie est volontairement "ombrophobe".

The art of fixing a shadow.
"Il y a encore quelques générations de cela, il n'y avait jamais eu que des ombres en mouvement. Aucune ombre n'avait été vraiment fixe", rapporte Roberto Casati dans l'ouvrage qu'il a consacré aux intermittences de la lumière. Il est vrai que, selon le principe de rotation de la terre autour de l'astre solaire, les ombres sur le sol s'allongent ou se rétrécissent lentement, mais sûrement. Le fonctionnement des cadrans solaires repose même précisément sur le mouvement de l'ombre. Notre époque n'en a pas conservé la mémoire, mais, pendant des siècles, l'éclairage artificiel à la chandelle, puis au gaz, était soumis au moindre courant d'air. Inévitablement, la lumière de la flamme produisait une ombre discontinue, vacillante. C'était le temps où les ombres tremblaient. Dans les années 1880, le développement de l'éclairage électrique et l'apparition des lampes à incandescence introduisent une nouvelle forme de lumière. Elle est désormais plus fiable et plus forte, mais aussi plus stable. Jusqu'alors, précise Casati, il n'y avait jamais eu, dans la nature, d'ombres immobiles. La fée électrique permet ce prodige, elle fige définitivement les ombres. De manière parfaitement concomitante, mais sans que cela ait un quelconque rapport de cause à effet, c'est aussi à cette époque que la photographie accède à la fixité. Jusqu'alors, les différents procédés photographiques, que ce soit le daguerréotype, le collodion sec ou humide, contraignaient les opérateurs à observer des temps d'exposition prolongés et leurs sujets à garder la pose. C'est dans les années 1880, c'est à dire exactement au moment où  l'ampoule électrique à incandescence apparaît, que les supports photographiques au gélatino-bromure d'argent atteignent leur  plein niveau de développement. Plus sensibles, ils permettent désormais, non seulement de photographier des sujets en mouvement, mais aussi de fixer des scènes moins lumineuses, c'est à dire plus sombres. Grâce à cette innovation technologique, la photographie peut enfin commencer à explorer le royaume des ombres. Elle devient vraiment, selon la formule de William Henry Fox Talbot, "the art of fixing a shadow", l'art de fixer les ombres.

Lâcher la proie pour l'ombre
Dans le domaine de la peinture, de l'estampe, des arts décoratifs et même du théâtre, la fin du XIXe siècle est marquée, en France en particulier, par la prolifération des ombres. Comme l'a très bien montré Nancy Forgione (...) l'ombre ne sert désormais plus seulement à faire ressortir une forme, à renforcer un modelé ou à mettre en évidence une brillance. Elle n'est plus cantonnée au rôle subsidiaire qui avait généralement été le sien jusqu'alors. Elle devient un motif pictural à part entière et parfois même le sujet principal de l'oeuvre. Cela est particulièrement perceptible dans les peintures d'Emile Bernard, Pierre Bonnard, Maurice Denis, Georges Seurat, Edouard Vuillard, dans les estampes de Félix Valloton et d'Henri Toulouse-Lautrec, dans les caricatures de Caran dAche ou d'EmileCohl, ainsi qu'à travers le renouveau du théâtre d'ombres au Cabaret du chat noir, par exemple.
Au XXe siècle, avec les avant-gardes, le statut de l'ombre évolue encore. Stoicha a montré combien les premières décennies du siècle étaient marquées par la "reformulation moderne de ce thème classique". Bien loin du mythe de la caverne, du romantisme ou du symbolisme, c'est pour de toutes autres raisons que les ombres s'allongent et se répètent dans les toiles de Christian Schad, de René Magritte, de Salvador Dali ou de Giorgio de Chirico. "Il y a plus d'énigmes dans l'ombre d'un homme qui marche en plein soleil, écrivait ce dernier, que dans toutes les religions du passé, du présent ou de l'avenir." Marcel Duchamp pousse plus loin encore la réflexion sur la projection. Dans ses Notes, il déclare vouloir faire un tableau par "ombres portées" - ce sera tu m', en 1918-, puis il envisage de fonder une "Société anonyme des porteurs d'ombres". Dans plusieurs tableaux de Picasso, le sujet principal, une femme nue allongée sur  un lit, est recouvert par une grande silhouette sombre qui n'est autre que celle de l'artiste. Selon Stoichita, cette "reformulation" du rôle de l'ombre dans l'art en général et dans la peinture en particulier doit beaucoup à la photographie. "Ce développement, écrit-il, est une conséquence extrême du renversement esthétique apporté par la pratique photographique". Cette intégration de l'ombre de l'artiste dans ses propres toiles, qui apparaît comme une référence directe à l'auto-ombromanie est pour lui "une réaction délibérée à la surenchère du mimétisme apportée par la représentation photographique".

Marcel Duchamp, Ombres portées, 1918

L'aura négative
A cette époque, la photographie a d'ailleurs elle-même déjà largement entamé son travail de réhabilitation de l'ombre. Cette ombre portée de l'opérateur, qui avait été chassée des images pendant près d'un siècle est, en effet, à partir des années 1920, massivement réintégrée au vocabulaire du modernisme photographique. Après avoir nonchalamment laissé son ombre au diable, tel le Schlemihl de Chamisso, le photographe semble vouloir se la réapproprier. Alfred Stieglitz, Man Ray, Lazlo Moholy-Nagy, André Kertesz, Eli Lotar, Umbo, pour en citer quelques-uns seulement, laissent désormais leur silhouette sombre se profiler au bas de leurs images, les remplir progressivement. L'ombre est bel et bien sortie de l'ombre. Avec les avant-gardes, les clichés entachés d'ombres n'appartiennent désormais plus à la catégorie infamante des "petites misères" de la photographie, ils sont, au contraire, considérés comme d'authentiques propositions esthétiques novatrices, voire subversives.

Dora Maar, Assia, 1934 et  André Steiner, Burlesque II, 1935

Le défaut de l'ombro-ombromanie a cédé la place à une pratique décomplexée, et clairement revendiquée, de l'autoportrait en ombres portées. Cette tendance s'intensifiera dans la seconde moitié du XXe siècle. En jouant avec les ombres, Lee Friedlander s'interroge sur sa propre image, Arthur Tress élabore de nouvelle mythologies urbaines, Denis Roche et Ugo Mulas réfléchissent à la signification de l'acte photographique lui même. L'auto-ombromanie est aujourd'hui devenue une pratique courante, un genre à part entière désormais recommandé dans les manuels de photographie destinés aux amateurs. Par delà les projections de leur propre corps, ce sont toutes les formes d'ombres qui ont intéressés les photographes modernes: les ombres sombres qui confèrent aux choses une puissance mystérieuse, comme une aura négative, ou, au contraire, les ombres blanches obtenues sans appareil, en plaçant directement quelques objets à même le papier sensible. Dans la rue, transformée à certaines heures de la journée en théâtre d'ombres, ils fixent le ballet des silhouettes noires glissant sur les pavés. Dans leurs studios, par le truchement de savants éclairages, ils élaborent d'inquiétantes fantasmagories. Après avoir été longtemps "ombrophobes", les photographes sont devenus "ombrophiles"."

Lee Friedlander, NY, 1966
.... à suivre

Clément Chéroux, Ombres portées, La Collection de Photographies, Centre Pompidou, 2011.

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