Blog proposé par Jean-Louis Bec

dimanche 16 février 2014

"Fovéa"


Rubrique : perception, vision et photographie


Je lis, dans un article scientifique, que la surface nette de la vision se réduit à une petite dépression médiane de la tache jaune, au centre de la rétine, la fovéa, qui correspond, projetée dans l'espace par l'exercice de la vue, à un ongle de l'index si l'on tend le bras à l'horizontale devant soi.
Donc la vue, la vue exacte se bornerait à cette surface d'ongle qu'on déplacerait successivement dans l'espace, dans une activité proche du toucher, et qui recomposerait le tableau du réel touche par touche, facette par facette, comme un puzzle dont chaque pièce aurait cette dimension et cette forme de l'ongle de l'index. (Les myopes en seraient mutilés).
Donc la fovéa ne serait qu'un point, un centre de précision à l'intérieur d'une couronne de vision floue, qui elle composerait un tableau vague de taches de couleurs, comme lorsqu'on a les yeux dans le vide. Mais ce tableau lui-même ne serait peut-être que le souvenir de ce qu'a enregistré auparavant la fovéa, comme une image fixée qui vibrerait encore un peu, qui resterait suspendue quelque temps avant de se décomposer totalement, recouverte par une autre grille de vision nette ou fondue dans l'image du rêve. A chaque phase d'activité de la fovéa succèderait une phase de repos, de digestion de l'image: on mettrait la fovéa de temps à autre en vacance, on l'empêcherait de fixer quoi que ce soit, elle basculerait dans la réflexion, ou dans le sommeil.
Parfois, la fovéa se mettrait à repasser toujours sur la même surface, à promener inlassablement la trompe tactile de son ongle sur la même image, le même visage, le même corps, la même peinture: le sujet est amoureux, ou obsédé. Or quand il regarde une photographie, de par ce découpage plus ou moins rétréci (ou agrandi) et parcellaire, il oblige sa fovéa à un exercice semblable à celui de l'oeil en état de désir, ou d'obsession, c'est-à-dire au ressassement. Il ne voit plus rien d'autre, que cette image détachée sur les bords absolument flous du contexte, et du réel, et il voit trop, de trop nombreuses fois, les mêmes pigmentations irréelles du papier. Le regard photographique est une espèce de fétichisme de la vue: une seconde fovéa à l'intérieur de la fovéa, un enfant monstrueux, un abîme minuscule, un superconcentré (trop riche, trop sucré ou trop aigre).
De là découlerait aussi une activité de type différent (et un  goût différent) pour le grand et le petit format, l'exposition ou le livre, l'image projetée ou l'image imprimée. Plus l'image s'agrandit, plus l'intensité de l'activité est à la fois diluée et réactivée: plus de surface à appréhender du bout de l'ongle-fovéa, le rayon doit s'élargir au lieu de se concentrer, et il doit y avoir une déperdition, même si l'image se détache sur un écran blanc dans  une masse nocturne, la fovéa dans son trajet rencontre toutes sortes de parasites susceptibles de la distraire, et autres que des lucioles, son type d'activité devient publique. Alors que regarder un petit format, ou regarder l'image d'un livre est un type d'activité plus secrète, plus solitaire, plus perverse, non seulement dans la proximité de l'objet: c'est comme regarder des yeux à deux centimètres, ou une bouche juste avant de l'embrasser; c'est aussi regarder "en douce", comme une image interdite, par un trou de serrure, dans le double-fond d'un coffret ou d'un médaillon. On regarde alors comme on désire, ou comme on fantasme, on ressasse.

Hervé Guibert, L'ami, 1979


Hervé Guibert, L'image fantôme, Les Editions de minuit, 1981.

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