Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 8 mars 2014

La part de l'ombre (2)


Rubriques : art et photographie ; fiction, récit et photographie


Le poids des ombres
Il y a plusieurs manières d'expliquer ce revirement de la photographie à l'égard de l'ombre. Lorsque, dans les années 1920 et 1930, les photographes cessent de considérer celle-ci seulement comme un obstacle à la lisibilité de leurs images, le climat général est à l'inquiétude. Ce sentiment latent qui corrompt sournoisement l'atmosphère de l'Europe de l'entre-deux guerres est largement alimenté par l'intuition que les tensions qui avaient conduit aux massacres du premier conflit mondial ne sont pas apaisées et que les conditions d'une catastrophe se trouvent à nouveau réunies. Pierre Mac Orlan est sans doute l'écrivain de cette génération qui a  le mieux mesuré les effets d'une telle inquiétude sur la création de son époque. Il appelle "fantastique social" le courant littéraire et artistique qui s'est développé sur le terreau de cette inquiétude. On reconnaît celui-ci dans un certain nombre de personnages (l'aventurier, le soldat démobilisé, la fille de joie), de lieux (les villes portuaires, les quartiers réservés, les ruelles sombres), d'atmosphères caractéristiques (la lumière froide des réverbères, au petit matin, ou en pleine nuit), mais c'est sans doute dans l'ombre qu'il trouve sa plus juste expression. Pour l'auteur du Quai des Brumes, de La Tradition de minuit, et de La Lanterne sourde, l'ombre est l'incarnation de l'inquiétude et le signe de la reconnaissance du fantastique social. Elle tient un rôle central dans ses romans, comme dans nombre des oeuvres de ses contemporains: les tableaux de Schad, Magritte, Dali ou De Chirico déjà cités mais aussi (...) le cinéma de Fritz Lang, Robert Wiene ou Friedrich Wilhelm Murnau.
Or, selon Mac Orlan, ce sont les "photographes qui sont peut-être les meilleurs agents de transmission de cette inquiétude". Il n'est dès lors guère étonnant de constater qu'ils ont tant photographié les ombres. "La photographie, écrit Mac Orlan, se sert de la lumière pour étudier l'ombre. Elle révèle les peuples de l'ombre. C'est un art solaire au service de la nuit". C'est, en effet, dans la nuit que la photographie d'ombre trouve alors son point d'aboutissement. Brassaï à Paris, Bill Brandt à Londres, Joseph Sudek à Pragues, ils sont nombreux, à cette époque, à sonder la noirceur de la nuit. De jour, en plein soleil, il arrive parfois que les enfants demandent ingénument ce que deviennent les ombres, la nuit. Cela fait désormais plus l'ombre d'un doute, elles se réfugient dans les images de ces photographes nyctalopes.

Bill Brandt, 1939
(...)
La signature de l'ombre
L'ombre portée a aussi intéressé les photographes du XXe siècle pour les raisons mêmes qui avaient conduit les opérateurs du siècle précédent à la proscrire de leurs images. Elle était alors un indice embarrassant, venant rappeler que la photographie n'est pas une reproduction parfaitement objective parce qu'entièrement machinique, mais qu'elle est avant tout le produit d'un regard humain, donc subjectif. Avec les avant-gardes, l'ombre devient le signe revendiqué d'un auteur qui s'affirme. L'usage que les photographes modernes ont fait de l'ombre le confirme. S'ils ont ainsi, régulièrement et volontairement, inclu la projection de leur propre silhouette dans le bas de leurs images, c'est tout d'abord pour rappeler que la photographie n'est pas l'enregistrement transparent et spontané d'un oeil "omnivoyant" mais qu'elle est, au contraire, le produit d'un dispositif régi par un opérateur.  A rebours d'une tradition photographique presque déjà séculaire qui avait eu tendance à faire disparaître l'auteur au profit d'une valorisation du sujet, les photographes du XXe siècle le réintroduisent dans l'image, par l'intermédiaire de l'ombre, pour bien faire comprendre son importance constitutive. L'ombre est donc le signe d'un auteur qui, désormais, ose se montrer, mais aussi d'une technicité qui s'affiche. Car, dans nombre de ces images, celles de Kertesz, d'Umbo ou, plus près de nous, de Denis Roche et de Rossella Bellusci, l'opérateur n'apparaît pas seul, il est généralement accompagné par son appareil, l'ombre de son ombre. Plus que de simple autoportraits, il s'agit pour l'opérateur de se photographier photographiant. Il fait ainsi corps avec sa machine. Anthony Penrose, raconte que Picasso avait tenu à se procurer une photographie de Lee Miller représentant l'ombre d'une jeune femme portant un Rolleiflex sur sons ventre, car il aimait l'idée qu'elle puisse paraître "enceinte d'une camera". Cette double composante de l'ombre, à la fois auctoriale et technisciste, s'inscrit parfaitement dans le discours avant-gardiste du XXe siècle, où domine le discours de "l'homme machine". Il faut encore ajouter que, dans beaucoup de ces images, la forme obscure qui monte du bas de l'image pour parfois en occuper tout le centre est, en même temps, la conséquence directe du basculement de la prise de vue. Elle vient avouer le procédé employé. Ainsi, l'ombre portée n'est pas seulement la signature de l'auteur, ou du dispositif qu'il emploie, elle est aussi celle du geste photographique lui-même. Elle signe un style."

Rossella Belusci, autoportrait, 1980

Mac Adams, Parallel lives, the Dreamer, 1999


Clément Chéroux, Ombres portées, La Collection de Photographies, Centre Pompidou, 2011.

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