Rubriques : portrait photographique ; lecture de photographies ; fiction, récit et photographie
Un portrait d'une personne connue, vivante ou morte, nous rapproche d'elle, activant la mémoire et l'imagination. Même si le portrait de l'autre est parlant par lui-même et peut créer des effets qui réjouissent les goûts esthétiques ou qui alimentent l'affectivité de chacun d'entre nous, toute information supplémentaire sur la personne représentée favorise la proximité avec elle. Bien plus, certains détails concernant le portrait peuvent nous éclairer sur le contexte sociopolitique, religieux ou culturel dans lequel il a été réalisé, nous rapprochant, au delà de la personne imagée, du monde qui était le sien ou/et celui de l'artiste. Dans ce sens, plus on découvre de moyens de raconter quelque chose à propos d'une personne représentée, de promouvoir des anecdotes et de créer des légendes et des mythes autour d'elle, plus cette proximité s'impose, nous inculquant une impression de mieux connaître la personne représentée, voire d'établir avec elle une forme de proximité, dont le sens demeure néanmoins énigmatique. C'est sans doute cet élément narratif, enrichissant l'image d'une histoire concernant la personne imagée en la mettant en relief, qui constitue le propos d'un portrait, et marque sa différence avec d'autres formes de représentation.
Peu importe ici le mode de production qui lui assure une forme de présence, qu'il s'agisse d'une peinture, d'une sculpture, d'une photo, d'une reproduction par ordinateur, voire encore, par métaphore, des descriptions narratives variées inscrites tantôt dans les poèmes ou les romans, tantôt dans les témoignages historiques, et tantôt encore dans les scénarios et les films. Dans chaque cas, le portrait consolide une forme de proximité. Sa médiation est plus qu'une représentation de la personne qu'il met en scène, elle excède l'image et ouvre une profusion d'informations et de narrations, qui contribuent à nous rapprocher davantage de ce qu'elle reproduit ou symbolise. Bref, le portrait exprime une présence multiforme et multi-active qui nous place variablement à proximité de celui à qui on l'attribue par un nom et par une image. D'où l'importance d'élucider ce qu'on attend par "proximité" pour mieux voir ce que le portrait exprime vraiment.
Comme je l'ai montré ailleurs, la notion de proximité fait appel, tout d'abord, à une différence entre rapprochements spatio-temporel et relationnel. Cela signifie qu'on peut avoir davantage de proximité relationnelle avec quelque chose ou quelqu'un d'éloigné qu'avec ce ou celui qui se tient à peu de distance de nous, et avec qui nous pouvons avoir, par exemple, un différend. Ce caractère ambivalent de la proximité est apparu avec plus de clarté depuis que la technologie contemporaine a réduit, voire anéanti, les distances et le temps. Dans ce sens, un portrait d'un parent ou d'une figure célèbre du passé peut créer une proximité relationnelle plus grande que la proximité de personnes habitant près de notre domicile, mais dont nous ignorons presque tout de la vie.
Aujourd'hui où le monde des portraits semble avoir perdu sa prégnance d'autrefois à cause de la profusion des images et des photographies à la portée de tout le monde, il nous arrive également de communiquer de plus en plus par internet, même avec des personnes qui se situent à proximité spatiale (...), sans jamais les avoir vues, ou du moins avoir eu une fréquentation conviviale avec elles. Imaginons que l'internet nous offre une image du visage d'un de ces collègues, sans aucune information narrative, en dehors des informations pratiques et symboliques propres à l'institution à laquelle nous appartenons. Nous aurons certes avec cette personne un rapport de présence un peu plus actif, parce que l'image nous offre d'elle quelque chose de plus que l'écriture et les données de communication. Elle nous offre en tout cas un aspect de son visage qui aussitôt fait émerger une présence plus concrète et plus intense, nous autorisant à envisager son image comme son portrait. En l'absence de portraits véritables, dessinés par des artistes ou produits par des photographes qui se soumettent, tant les uns que les autres, à des règles ou des canons, le monde des images produites par les technologies contemporaines, parmi lesquelles figure la photographie traditionnelle ou numérique, se substitue d'une certaine façon au monde des portraits. Il s'agit d'une façon nouvelle de former des proximités avec les personnes imagées, qui a l'avantage de multiplier les instantanés et d'enrichir sans cesse les données concernant la personne représentée. Pourtant, il faut le reconnaître, cela ne suffit pas à créer une véritable proximité relationnelle avec ces personnes. La plus grande partie de ce que ces personnes constituent en elles-mêmes et dans le déroulement de leur vie relativement au monde dans lequel elles sont intégrées peut rester à distance, inconnue sans le renfort de la narration. Si dès lors l'image est plus qu'une représentation et peut être envisagée comme un portrait grâce à la narration, elle n'en demeure pas moins éloignée de son modèle ou prototype. En termes techniques, on pourrait dire que le portrait est exprimé par une image narrative qui surdétermine une représentation, mais sous-détermine le prototype, lequel, d'une part, demeure à distance quasi infinie par rapport à l'image, et, d'autre part, recèle une complexité qui lui est propre et qui nous échappera toujours.
Ce phénomène qui perturbe et subvertit toute forme de proximité spatio-temporelle et relationnelle, je l'ai qualifié d'antinomie de la proximité. Celle-ci concerne le rapport entre ce qui est rapproché et la complexité qui y fait irruption dès lors qu'on cherche davantage d'informations concernant une chose ou une personne. Dans le cas d'une personne déterminée, aussitôt qu'on consent à creuser davantage les données en notre possession qui la concernent, et qu'on y ajoute d'autres encore, nous sommes conduit à constater inextricablement sa complexité immaîtrisable. Au lieu que la personne vers laquelle on se rapproche devienne à son tour plus proche de nous dans sa plénitude, elle s'en éloigne davantage encore, ne serait-ce que parce que sa complexité apparaît comme plus complexe encore. Ce paradoxe fait voir que toute proximité à l'égard de quelque chose révèle davantage de complexité, subvertissant toutes nos illusions, comme autrefois la découverte du télescope, puis celle du microscope, ont détruit d'un seul coup nos certitudes et les limites de notre perception.
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Chantal Maes, portrait de Catherine, 2003 |
Pour voir plus clair dans cette direction, il suffit de se prendre soi-même comme objet d'analyse. Nous n'avons une image de notre visage que moyennant un miroir, des images (photo) et parfois des portraits. D'autre part, nous savons peu de choses de notre corps, de nos organes, de notre cerveau et de notre psychisme. Tout se passe dès lors comme si toutes ces données, qui révèlent la complexité qui est celle de chaque être humain, se tenaient loin de lui , alors qu'elles sont en lui. Vu de ce point de vue, le portrait apparaît comme une médiation qui permet à chacun de se créer une image de soi-même, plus prégnante que celle qui est reflétée par un miroir, parce qu'elle est une image vue et précisée par un autre. Il est donc important de souligner, dès à présent, que ce phénomène a joué un rôle primordial dans l'histoire des représentations et des images des êtres humains, surtout à l'époque moderne, lorsque l'homme a consenti à marquer son individualité au détriment des multiples promotions d'êtres surnaturels.
Dès la fin en effet du XV ième siècle et le début du XVIième siècle, les artistes comme Cranach, Dürer, Raphaël, Titien, Le Tintoret, Moroni, Holbein et d'autres encore produisent des portraits qui ont excédé les images religieuses traditionnelles. Ils profitent d'une vision du monde où les hommes célèbres cherchent à perpétuer leur image, ainsi qu'à se voir et à se faire voir, à se donner une idée de soi et à se faire admirer par les autres Mais cette image révélée intensément par le portrait ne saurait épuiser la réalité humaine mise ainsi en scène, c'est-à-dire atteindre d'une façon ou d'une autre sa complexité, même si elle peut être accompagnée par des informations biographiques et des formes narratives qui relatent des anecdotes et des exploits. Comme tout ce qui concerne la complexité, le portrait ne propose que des configurations.
La notion de configuration, appliquée jusqu'ici dans la philosophie (heideggerienne), puis en informatique et dans la problématique de la modélisation, ainsi que, plus récemment, dans la narration herméneutique (Ricoeur), m'a paru comme essentielle pour éclairer les rapports de l'homme au monde, surtout en fonction de la question nouvelle de la complexité. En cet endroit, je souhaite prolonger mes approches précédentes en y intégrant le rapport entre image et narration à travers la problématique du portrait. En préfiguration, configuration et refiguration, que je me suis déjà permis d'approfondir et de prolonger ailleurs, en insistant, d'une part, sur l'importance de la préfiguration comme accès au réel et à ses intrigues propres, et, d'autre part, sur la possibilité d'y inclure des transfigurations et des défigurations. En ajoutant ici la problématique de l'image et en lui associant la narrativité, le concept de configuration met en oeuvre quelque chose de plus qu'une représentation ou une image, c'est-à-dire qu'il façonne des images narratives, susceptibles d'impliquer des formes refigurées, transfigurées, voire défigurées par rapport à ce qui est préfiguré et qui représente en l'occurrence la personne dont on présente le portrait."
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Michel Dieuzaide, portrait de Manuel Angeles de los Santos (chanteur de flamenco) 1992 |
Lambros Couloubaritsis, Portrait de l'autre, Les Amis de la revue de l'Université de Bruxelles, 2006.
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