Rubriques : société et photographie ; psychologie du photographe
Je ne savais comment continuer, que dire, je n'avais rien à dire, de leur expo, de mes photos, je les avais faites, voilà, c'est tout. J'ai cru que j'allais m'évanouir. Tout le monde dans la salle était mal à l'aise devant un héros ivre. Je n'avais rien à faire là et pourtant cette expo était pour moi, pour mes photos. Je n'étais pas où je devais être. J'ai vacillé. J'ai failli tomber. Les gens étaient paniqués et ça, ça m'a donné du courage. Leur désarroi m'a enhardi. J'ai repris: je ne suis pas le seul à remercier, je suis même, je dois dire, le dernier salaud à remercier. Ne soyez pas confus, je vais très bien, je suis un peu ivre mais lucide, plus que jamais. C'est que, voyez-vous, j'ai réussi ma vie là où les autres la perdent, à la guerre. C'est malin, très malin. Et ce soir, devant un panorama de souffrances, coupe de champagne à la main, nous célébrons l'ouverture de l'expo. Buvons à la beauté du contraste. C'est ma soirée, puisque je suis l'auteur, le photographe. Monsieur le ministre, monsieur le préfet, monsieur le maire et vous autres, personnalités parisiennes, trinquons tous ensemble aux crimes de l'humanité, à la santé des corps squelettiques, au courage des trafiquants d'armes ou de drogue: métiers dangereux. Buvons au génie des inventeurs d'armes de plus en plus sophistiquées, des mines antipersonnel, des bombes à fragmentation, des bombes nucléaires, chimiques, atomiques, et pourquoi pas poétiques. Buvons à la bonne volonté des patrons des industries d'armement, à celle de nos dirigeants. Trinquons à la famine, aux détournements de l'aide humanitaire. Trinquons aux mercenaires, aux espions, aux manipulations politiques. Trinquons à la corruption, à la guerre. Oui, trinquons à la guerre et aux soldats, ces autres fils de pauvres. Trinquons aux photographes de guerre. Trinquons à ma gloire.
Il faut remercier les vies mourantes, la misère grandiose, les guerres spectaculaires sans lesquelles cette expo et cette soirée auraient été irréalisables. Grâce à l'image des corps décharnés, déchiquetés, grâce à ces braves victimes, ces hommes, ces femmes et ces enfants dont la douleur, l'humiliation, l'impuissance, la frustration et la détresse éveillent en nous la compassion, nous voilà en proie à un sentiment humain, émus. Grâce à eux, nous sommes encore un peu, malgré tout, malgré nous, humains. C'est touchant. Et puis ils nous donnent une satisfaction, la satisfaction de nos vies paisibles dont le bonheur est souvent gâché par le train train quotidien. Buvons à la santé de ces corps squelettiques, buvons à la vulgarité de nos sentiments, à nos bassesses. Allez-y. Buvez, vos coupes de champagne sont là pour ça, pour trinquer à mon courage. Ne me regardez pas comme ça, ne soyez pas mal à l'aise, pardonnez-moi cette effusion de paroles, cette perte de contrôle. Nous sommes entre nous. Moi aussi je suis un salaud, un vendu, un corrompu, comme vous tous. Je ne possède pas l'art de la rhétorique et jouer au curé n'a jamais été mon fort. Moi, j'aime les paroles crues, celles qui vous rentrent dedans comme une lame. Buvons au photographe de guerre que je fus. Une ombre. L'ombre de mes photos.
J'ai eu un vertige. J'ai cru tomber. Je me sentais très mal. Une douleur dans la poitrine.
Je suis tombé.
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Don Mac Cullin, Beyrouth, 1982 |
Chahdortt Djavann, Autoportrait de l'autre,(2004), Folio 4865.
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