Blog proposé par Jean-Louis Bec

dimanche 19 janvier 2014

Visiblement vivante...

Rubrique : photographie analogique et numérique


Dans sa définition classique, la photographie n'est pas autre chose qu'un procédé d'enregistrement, une technique d'inscription, dans une émulsion à base de sels d'argent, d'une image stable engendrée par un rayonnement lumineux. A la faveur de cet enregistrement, on verra se former une découpe qui vient creuser, sur un réceptacle amorphe, un empreinte capable de s'y fixer non sans perturber l'agencement du réseau cristallin disposé sur la pellicule. Et cette découpe n'est pas une simple abstraction. Elle induit forcément "une transformation chimique, plus ou moins accentuée, de la combinaison constituant l'émulsion. L'enregistrement suppose un impact photochimique, un contact, une efflorescence de la matière par la lumière. Un ensemble de photons pourra donc, à loisir, bombarder ces particules de sel argentique, bien plus grossières, déposées sur le négatif. En percutant le film plastique, la lumière viendra affecter la solution relativement neutre des éléments qu ils recouvrent, créant un déséquilibre susceptible d'engendrer, par cette dénivellation, quelque chose comme une figure.

La lumière porte avec elle une image. Parce qu'il est impossible qu'un corps entre véritablement en contact avec un autre en franchissant la distance de "l'air", sans l'intermédiaire de la lumière le réel manquerait de transport et de contiguïté. Nous baignons dans un flux lumineux qui prend nos empreintes et les transmet dans toutes les directions de sa déflagration. C'est ce relevé photonique des corps qui fait voyager dans l'espace les spectres du visible et nous laisse appréhender des étoiles mortes peut-être depuis longtemps.
(...)
Ce pouvoir d'empreinte et de réaliser un contact par-delà un espace immense, la lumière en témoigne encore à l'occasion de la moindre photosynthèse. La surface de n'importe quelle plante soustrait sa couleur à l'éclat solaire en assurant de la sorte une transition entre la nature inanimée et la vie, sachant que c'est de la lumière qu'elle extrait les substances chlorophylliennes. La vie foetale de la plante est la capacité de reployer sur elle-même la lumière, d'abord inorganique, en laissant naître par-là une forme d'intériorité vitale tournée pourtant vers l'extérieur suivant un jet de couleurs incessant. Soit deux opérations distinctes et pourtant inséparables: 1/assimiler l'énergie de la lumière par la disposition des pigments photorécepteurs, 2/laisser sa forme se réfracter au loin pour conquérir tout l'espace et s'introduire dans les organes de réception qualifiant d'autres organismes capables peut-être de porter ses pollens. On verra ainsi se déployer, d'un double mouvement, la vie même de n'importe quelle plante. Le papillon, également, en fixant sur ses ailes des pigments et des formes qu'il arrache ou reçoit de la lumière, se laissera voir, du même coup, au lointain, diffusant sa découpe de plante animée auprès d'organismes prédateurs. Les pigments photorécepteurs de la rétine, à cet égard, ne se comportent pas de façon très différente. Et ce qui est vrai de la rétine le sera encore de la visibilité du support photographique lorsque la lumière ira infléchir la position des molécules argentiques selon un ordre nouveau tout en donnant encore, par-là, quelque chose à voir qui relève déjà d'une idée et d'un art: une vie nouvelle qui ne sera plus celle d'un organisme mais d'un concept. La photographie, sans doute, réalisera le contact d'un corps lointain sur un suaire qu'il tache de chaleur, macule d'ondes fluorescentes, sans parler des déjections ombreuses qu'il laisse alentour à la manière des fantômes indestructibles, diffusant des signes jusque dans l'intégration d'un point de vue capable de les signifier.

D'abord, avant de donner à voir, il faut bien transformer la lumière selon des impressions qui vont induire ici ou là des modifications pigmentaires. Ainsi de la rainette qui change de couleur au travers des photons, modifiés par la surface de se peau visqueuse, ou du perroquet qui a fixé, une fois pour toute, la couleur de son milieu pour y introduire une véritable signature! Capter la lumière avant de laisser rejaillir dans l'atmosphère ses pollens de chair! Se signifier d'abord par la métabolisation de la lumière et se signaler ensuite, exercer son crible sur l'impression lumineuse, transformée par les récepteurs photosensibles de n'importe quelle peau, et se rendre perceptible par l'expression au loin de sa frontière individuelle font le rituel même du visible, son concept vivant. C'est l'ensemble de la membrane organique qui se comporte comme une rétine. Le photographique se déploie au coeur de la vie devenue rétinoïde. L'oeil de l'objectif se doit alors de porter cet "empreintement", cet "empressement" colorant en direction d'un art retenant, de ce corps à corps vital, les déchaînements à fleur de peau d'une mince frange d'affrontements volatils: celle de l'indice, de l'estampille, du tact et contact effleurés faisant signe vers une région placée à la frontière des êtres. Entre les corps, se lève ainsi tout un tressage de reflets, semblable à un épiderme témoignant d'une dimension photographique naturelle en même temps qu'artificielle.

Ce déploiement de l'image dans la vie, cette visualité viscérale du visible passera d'abord inaperçue, habitués comme nous le sommes depuis toujours au déferlement des images. Ce pourquoi, la transmission étonnante du visible ne sera jamais thématisée comme telle, se plaçant en deça du seuil de l'attention et de la compréhension habituelles. Que cette limite glorieuse, cette superficie tactile ne soit pas immédiatement perceptible, pour qui se laisse divertir par le papier glacé d'un instantané, cela requiert comme une traversée obscure de l'opalescence. Inutile cependant d'y voir un quelconque mystère, une intention secrète, désormais hors de portée. Ce contact, presque invisible, entre les empreintes des choses et leur ombre projetée, leur tresse de lumière et de matière ne saurait conduire vers aucun autre  monde, ni témoigner d'un au-delà ou d'une transcendance dérobée, seule accessible à une mystique. C'est plutôt l'étoffe du sensible, l'atmosphère de la terre, (...) qui est portée vers une extrémité de plus en plus diaphane lorsque s'y déposent les auras solarisantes d'une âme moléculaire. Une âme parce que l'empreinte n'est pas un corps, un indice sans aucun Dieu pour lui donner consistance. Seules les images empreignent encore la possibilité d'une Rédemption, gardant de ce monde ses auréoles et ses marques les plus fragiles: des sceaux dont la légèreté serait celle, papillonnante, des anges et des sourires jaunis de la photographie, même et surtout quand il s'agit de tisser, voire de rompre, un clair-obscur propre au sang de la peinture."

Jean-Clet Martin, Le corps de l'empreinte; Etudes photographiques, Editions Kimé, 2004.

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