Rubriques : texte et photographie ; perception, vision et photographie ; lecture de photographie.
Ce texte est la suite du texte précédent....
Comprendre la force des images est d'une brûlante actualité face à leur présence de plus en plus massive. S'il faut entériner le passage du texte à l'image comme mode de transmission privilégié des connaissances, entraînant par là même la modification de celles-ci, il importe de considérer leur manière d'être présentes. Là encore la capacité de l'image à convoquer les caractéristiques perceptives et les modes de réaction inhérents au visible sont à mettre en avant. La présence physique de l'image dans le champ visuel comme objet établit son fonctionnement de "signifiant" et "pragmatique" à l'inverse de celui des textes. Cet impact devient encore plus grand si l'on se persuade avec Rudolf Arnheim que la pensée elle-même est structurée par la vision au point d'en devenir comme une extension ou une application. Autant dire que si l'on veut continuer à dire que l'image a un sens, ce sens doit être différent, voire opposé et, en partie au moins, irréductible à celui transmis par le langage. En effet, pour le texte, c'est sa nature originellement représentative qui fournit le matériau du sens, le contenu référentiel grâce auquel le même mot signifie à peu près la même chose, au niveau du sens commun le plus général, pour tous les locuteurs qui s'accordent dans la pratique d'une même langue. Ce matériau référentiel de consentement mutuel est secondairement seulement travaillé par le style et la rhétorique qui élaborent des effets présentatifs.
En ce qui concerne l'image, c'est d'abord la présentation qui colore la saisie immédiate, qui l'affecte d'une valeur sensorielle et émotionnelle, laquelle constitue la matière à partir de quoi un sens peut éventuellement se dégager par interprétation et application du langage et du symbole. De là l'importance accordée non seulement par la peinture, mais aussi par tous les média visuels, à la composition, au dessin et à la couleur, comme autant de paramètres essentiels destinés à créer les conditions de réception sensori-émotionnelle de l'oeuvre ou du produit visuel, et éventuellement, de son message avant même qu'un sens ou une valeur représentative ne soient établis. Ce type de fonctionnement dans la sphère sensible a particulièrement été mis en relief par la peinture non-figurative dont la leçon est que la représentation n'est ni nécessaire ni intrinsèque à la visibilité de l'image. Il est tout aussi fondamental dans la peinture figurative, qui ne figure les choses réelles qu'en fonction de la formalisation visuelle appliquée au moyen des paramètres précités. Pour le dire autrement, dans les termes de Nelson Goodman, on ne voit pas vraiment de choses dans un tableau, mais seulement des choses comme le peintre les montre; et ce comme détermine cette chose représentée dans son être visible. Impossible de disjoindre ce comme de cette chose sans que celle-ci ne disparaisse du tableau. En conséquence, le mode de la présentation précède et construit la représentation. La cruche de La Tabagie de Chardin n'est pas signifiée par le tableau en tant qu'objet hors de lui, c'est la peinture qui se montre d'abord elle-même à propos d'un objet-support-prétexte quelconque dans sa manière de susciter des effets visuels en affirmant son pouvoir présentatif sensoriel. C'est en ce sens que l'on peut dire que toute peinture est non-figurative et essentiellement auto-référentielle; même lorsqu'elle représente quelque chose, elle se présente et elle s'exhibe elle-même comme un objet pragmatique particulier, à condition de donner au terme pragmatique le sens large de susciter des états psychiques par n'importe quel moyen.
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La tabagie, Jean-Siméon Chardin, 1737 |
Certes toute image n'est pas peinture, mais même dans l'utilisation publicitaire ou télévisuelle qui en est faite on doit constater la prévalence des paramètres visuels à saisie immédiate qui servent de fondement et en quelque sorte d'horizon axiologique à la réception de l'objet représenté.
Pour résumer, je proposerai d'opposer un fonctionnement perceptif et affectif de l'image qui place la présentation avant la représentation, en accord avec la spécificité ontologique de l'objet visible, par rapport au mode d'opération du langage, lequel utilise ses propriétés représentatives pour construire secondairement ses effets présentatifs.
(...)
Une image ne fonctionne pas comme un texte et il est assez vain d'essayer de mettre en mots ce qui n'appartient pas à leur domaine. Doit-on donc se taire pour mieux contempler? Assurément. Pourtant, on ne saurait renoncer à l'ambition de comprendre comment l'image nous affecte, surtout dans le monde contemporain. Pour cela, on l'aura pressenti, il vaut mieux renoncer aux schémas idéalistes et intellectualistes si efficaces pour le langage parce que si adaptés à lui, pour se tourner vers un autre paradigme de la connaissance, celui du sensualisme.
Même si la notion d'idée représentative, souvent présentée comme la pierre angulaire de l'épistémologie lockienne, semble démentir mon propos, le sensualisme nous propose un modèle apte à représenter les caractères du fonctionnement "imagique" lorsque l'on envisage ce dernier en dehors de la sémiotique générale. Rappelons que, chez Locke, l'idée "de sensation" a fonction de connecter l'individu percevant au monde duquel il tire sa connaissance. Elle n'est dite représentative, c'est-à-dire image des choses, que par ses continuateurs ou détracteurs comme Berkeley ou Reid qui insistent sur son statut de médium pour bloquer toute dérive matérialiste. En laissant de côté cet aspect gênant et controversé, le système de Locke s'envisage comme une véritable entreprise de connexion à établir entre le monde de la conscience intime cartésienne, d'une part, et le mode des choses extérieures d'autre part. Grâce à l'accent mis sur la prévalence des sens, au premier rang desquels la vision, le sensualisme envisage un rapport plein aux choses, lequel montre l'antécédence de la synthèse sur l'analyse. Les données sensorielles brutes, appelées "idées simples" sont conçues comme le matériau primaire de la perception, lequel est ensuite découpé et configuré en idées complexes pour être classé nominalement. L'intérêt d'une telle conception tient à cette vision pleine, saturée de contacts atomiques établis avec un monde non-disjoint, par l'intermédiaire de la connexion sensorielle, ce qui décrit de manière satisfaite le caractère immédiat et totalisant du fonctionnement de l'image évoqué plus haut. A partir de cette conception qui met la synthèse avant l'analyse et livre un monde global à la sensation transformée secondairement par la perception analytique en connaissance disjonctive, on saisit bien ce qui oppose texte et image. Alors que le texte, lui même en tant qu'entité disjointe, procédant par agrégation d'éléments analytiques, re/construit un monde plus ou moins synthétique et seulement évocateur du monde de la réalité référentielle, l'image livre d'un bloc son monde propre. Ceci est bien sur aux antipodes du logocentrisme déconstructionniste de la fin du XX ième siècle et montre peut-être comment l'image visuelle peut en offrir une porte de sortie. En effet, elle s'impose comme un monde déjà constitué, entièrement plein et conjoint, dont une des principales caractéristiques est d'attirer à lui, en quelque sorte par gravité, les éléments disjoints périphériques tels que la conscience réfléchissante de l'observateur. Cette tendance tient à la nature du champ visuel qui inclut dans sa totalité perceptive une bonne part du corps de celui qui regarde. A l'évidence, la vision me lie au monde bien plus qu'elle ne m'en disjoint, et il existe toujours quelque chose de visible entre moi comme observateur et la chose que je regarde. Ceci est une autre manière de dire comme Merleau-Ponty dans Le visible et l'invisible qu'il n'y a pas d'altérité ontologique entre le percevant et le perçu, entre la conscience de l'être et l'être. De la sorte, le champ visuel, fragmenté ou non, me lie toujours à l'image et forme l'arrière plan du pouvoir sensible que celle-ci exerce sur moi. Le fonctionnement "imagique" analogique, du côté de l'objet représenté, comme du côté du sujet devant l'image, fondement de la doctrine de la présence réelle dans l'esthétique médiévale et puissamment exploité par l'expressionnisme baroque, permet de saisir comment on doit organiser la relation entre image et langage de chaque côté de la figure de l'analogon, comme l'indique Stafford.
A côté du jeu de langage de Wittgenstein, architecte du monde dicible, il faut reconnaître l'existence de jeux d'images et d'impressions visuelles, figuratives ou non, qui connectent l'observateur directement à l'objet observé sur fond de visible analogique. Entre sensualisme et phénoménologie, on approche des interrogations de Georges Didi-Huberman sur la "blessure" infligée par le sensible, ou de celles de Liliane Louvel sur ce mystérieux sens dont l'accès est ouvert par les sens.
Patrick Chézaud, L'image pré-texte, in Texte/Image: nouveaux problèmes. Sous la direction de Liliane Louvel et Henri Scepi, Presses Universitaires de Rennes, 2005.
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