Blog proposé par Jean-Louis Bec

jeudi 23 janvier 2014

Le volume de la surface


Rubriques : lecture de photographies ; portrait photographique ; photographie du XXième et contemporaine


L'oeuvre déjà considérable de Valérie Belin ne cesse de s'approfondir, en soulevant des questions qui sont au coeur de la réflexion actuelle sur les médiations technologiques, mais aussi sur le vivant et les effets d'illusion dont s'entoure sa présence-absence dans la représentation.

Certes, il est possible d'isoler dans ce travail certains aspects qui évoquent la mort, la catastrophe, mais le refermer sur une telle dominante serait en méconnaître la complexité et les ambivalences. Il y a bien les robes de dentelle allongées dans leur écrin-cercueil, les carcasses de voitures accidentées, les moteurs, les quartiers de viande suspendus à leurs crocs; et peut-être aussi les corps monstrueux des culturistes, les visages de certains mannequins ou transexuels; et même les fleurs qui semblent avoir été réduites à leur spectre sombre par une déflagration nucléaire. Certains de ces travaux sont effectivement proches de la vanité traditionnelle, dont les diverses composantes iconographiques auraient été en quelque sorte dispersées et déclinées en séries autonomes. L'oeuvre dans son ensemble serait donc une immense vanité, condamnée à ne jamais être totalisée et dont seuls quelques fragments émergeraient. De ce point de vue, Valérie Belin prend acte que l'art d'aujourd'hui n'est plus qu'un art de détails, voire de ruines.

En même temps, la continuité et la cohérence de ce travail frappent immédiatement, et nous incitent à chercher ailleurs sa véritable logique. La continuité formelle -une sorte de "manière noire", avec de forts contrastes, des prises en plans rapprochés, un travail du grain et de la lumière- ne saurait dissimuler les tensions qui donnent à ces photographies un impact bien au-delà du contenu iconographique ou thématique auquel on peut être tenté de les ramener. Ainsi, aussi juste qu'elle puisse un instant nous sembler, l'idée d'une morbidité essentielle de ce travail ne peut suffire à en rendre compte.
Plutôt qu'une "esthétique du morbide", il faut je crois y voir une interrogation subtile mais acharnée, série après série, sur la notion même de vivant et sur la question de sa représentation. Dans le court teste de présentation de Valérie Belin à l'occasion de sa présence dans la sélection finale pour le prix Marcel Duchamp 2004, j'évoquais en conclusion la question principale (selon moi), qu'il s'agit maintenant de reprendre, à la lumière des oeuvres les plus récentes (les portraits de mannequins, les masques, les clones, les paquets de chips et les palettes d'éléments électroniques au rebut, en particulier): "Qu'est-ce que le vivant aujourd'hui? Et comment est-il travaillé par l'incertitude, la métamorphose, et les forces de destruction?"
Tout ce qui concerne "les forces de destruction" a déjà été abondamment commenté. Mais peut-être, n'a-t-on pas assez souligné à quel point une telle analyse thématique est indissociable de considérations techniques. Car ce sont elles - ces fameuse "légitimités techniques" dont parle Adorno-  qui constituent la matière même de la représentation de l'objet. L'objet en question est certes, dans des séries comme les robes de dentelles, les voitures accidentées, ou les culturistes, un objet marqué, un objet qui a vécu et porte en lui la marque d'une violence quelconque, ou d'une usure. Le cadrage rapproché, le plan légèrement basculé vers l'avant, la puissance du contraste, tout cela met en évidence ce devenir-déchet de l'objet. Mais l'usage du moyen format, par opposition à celui de la chambre photographique utilisée dans des séries plus recentes (les mannequins, les paquets de chips, les éléments d'ordinateur) contribue aussi grandement à l'impact de ces photographies. Le grain qui ressort dans les tirages de grand format, la profondeur de champ même faible que le moyen format autorise, contribuent à la capture de l'énergie dont ces objets sont porteurs. Grain et profondeur de champ ont un pouvoir cinétique, quasi narratif (même s'il s'agit d'une "narration" minimale, celle d'une entropie, d'un glissement vers la disparition). La représentation de l'objet pourtant massivement présent se double d'une résonance spectrale, en l'absence apparente de tout point de vue subjectif, de tout artifice de mise en scène ou de toute proposition narrative construite, par les seuls choix techniques.

Valérie Belin, 1999

Dès lors, dès que l'on prête attention aux détails de ces photographies, on voit s'ouvrir devant nous une foule de paradoxes et de renversements, qui viennent perturber la simplicité superficielle des objets représentés et la force d'évidence de leurs représentations. L'usage d'une chambre photographique de grand format, dans des séries récentes, semble produire un ensemble d'effets parfois contradictoires. D'une part, l'objet photographié s'en trouve magnifié, son identité en quelque sorte exagérée, "exorbitée" jusqu'au moindre détail. Mais d'autre part, la faible profondeur de champ aplatit le volume et réduit l'objet à une surface. C'est ainsi que les photographies de paquets de chips ne donnent aucune idée du volume qu'ont pourtant ces objets, mais ressemblent au contraire à des affiches - à des photographies d'affiche, plus exactement, puisqu'un regard attentif décèle la trame d'impression des éléments graphiques qui figurent sur l'emballage. La photographie révèle la surface de l'objet, elle s'approprie l'objet en tant que surface, laquelle s'avère être déjà une représentation mécanique -une sorte de photographie... Infini renvoi de la chaîne des représentations.

Valérie Belin, 2006

Dans le cas des portraits de mannequins (vivants ou artificiels), ce que révèle la précision de la chambre photographique, c'est la texture du visage du mannequin, de sa "peau", qu'elle soit humaine ou artificielle. Mais plus on s'approche, et plus il est difficile de distinguer cette texture du grain photographique lui même. Le réel, qui est déjà frappé d'incertitude (s'agit-il d'un mannequin de vitrine, ou d'une femme vivante?) se confond avec sa représentation, jusque dans sa matière la plus fine. De ce point de vue, il est intéressant de comparer ce travail sur les mannequins avec l'usage qui en est fait dans une campagne publicitaire récente d'une grande marque de cosmétiques. Dans ce dernier cas, les "femmes" vantant le produit en question sont de toute évidence des mannequins artificiels. Le trouble ici ne provient pas d'une incertitude (impossible de s'approcher en général des panneaux 4x3, qui doivent être visibles de loin, et de toute manière le mode de traitement de l'image ne permettrait pas d'en savoir davantage, eût-on le nez dessus). Il provient d'un de ces gestes "transgressifs" comme les aiment les publicitaires, qui retournent ainsi deux fois le stéréotype de la femme-objet, une fois en le littéralisant, une deuxième fois en le renversant- la femme n'est plus traitée comme objet, c'est l'objet qui parle en son nom propre, qui prend la place de la femme, dont on ne peut plus dire que l'image soit exploitée puisque ce sont les clones qui prennent la parole...

Valérie Belin, 2003


Valérie Belin, 2006

Valérie Belin a longuement travaillé sur ces questions liées à l'incertitude de l'identité et de ses représentations. La série de clones de Michael Jackson en est  un exemple, celle des transexuels aussi. Quest-ce qui constitue la ressemblance à quelqu'un (Michael Jackson) ou à un sexe (les transexuels)? Est-ce affaire de traits distinctifs, d'"air", de signes, et comment les évaluer? D'ailleurs, un "original" (la personne "elle-même", une "vraie" femme, etc.) se ressemble-t-il à lui-même, ou n'est-il au contraire que la somme de ses dissemblances? On se souvient de ce que Barthes disait à propos de l'acteur japonais, et la manière dont il "ne joue pas à la femme, ni ne la copie, mais seulement la signifie". Toutes ces identités sont marquées et construites, tout autant, au fond, que les objets des séries antérieures, mais avec une violence plus retenue, une subtilité plus grande. Qu'est-ce qui, dans ces visages vivants ou artificiels relève du désir d'identification totale, éperdue, pathétique? Qu'est-ce qui, au contraire, relève du jeu des signes, des "gestes de l'idée". Là où les visages, par la chirurgie esthétique, l'imitation, le lissage des différences, tendent à devenir des masques, les masques, eux, prennent vie et se font visages, têtes d'expression. Les yeux fulminent, les bouches hurlent ce désir de prendre vie, de se substituer à elle, une énergie vitale presque douloureuse tord ces masques de caoutchouc, en contraste absolu avec les visages lisses, glabres et inexpressifs des autres séries.

Valérie Belin, 2003

Avec la toute récente série des éléments d'ordinateur mis au rebut et entassés sur des palettes, Valérie Belin semble s'éloigner des questions sur l'identité dont il vient d'être question, et se tourner de nouveau vers un rapport direct à l'objet. Ces accumulations d'unités centrales d'ordinateurs apparaissent comme des sortes de sculptures trouvées en équilibre fragile, dont l'artiste s'est contentée, pour plus de netteté, de retirer le film plastique qui les entourait et les tenant ensemble, avant de les photographier à la chambre. Mais curieusement, ce protocole en apparence direct est aussi ce qui contribue le plus à un effet d'illusion. Car les qualités de l'objet, de sa surface sont alors magnifiées et rehaussées par la précision de l'outil photographique, l'absence de grain qui donne aux épreuves la précision du dessin à la plume. Tout se passe comme si on avait  simplement relevé ces surfaces déjà composées et rythmées - des surfaces en quelque sorte photographiques, si bien que le statut de l'image devient une fois encore, mais pour des raisons différentes, incertain. L'objet en volume, comme dans le cas des paquets de chips, devient une simple surface imprimée, qui révèle son caractère d'image industrielle et non son existence en tant qu'objet de consommation.

Valérie Belin, 2006

Mais à la différence des paquets de chips, le détail de l'image ne révèle rien d'autre que la surface, dans ses moindres détails, les reflets sur les parties métalliques, par exemple. La surface n'a pas de secret, pas d'épaisseur qui trahirait une histoire. Elle est lisse et vide, aussi inerte que la machine réduite au silence. Le retour à l'objet se fait ici d'une manière radicale, sans récit ni violence, dans un formalisme assumé: What you see is what it (the view camera) sees..."

Régis Durand, L'excès et le reste, Essais sur l'expérience photographique 3, Editions de la Différence, 2006.

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