Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 28 janvier 2014

Document sur le document (1)


Rubriques :  photographie objective et subjective ; art et photographie ; photographie du XXième et contemporaine


 La dialectique art/document qui parcourt toute l'histoire de la photographie depuis le XIXième siècle a connu depuis les années 1960 un regain de vigueur. Malgré la masse impressionnante d'ouvrages, d'articles et d'expositions consacrés aujourd'hui à cette question, le terme même de "document" demeure pourtant rétif à toute tentative de définition, cette faculté d'esquive constituant sans doute le meilleur garant de son succès et de sa longévité.
Le XIXième siècle faisait de toute image photographique un document potentiel, susceptible, à un moment donné, de revêtir un caractère informatif, tout en insistant sur des qualités spécifiques que l'on était en droit d'attendre d'un cliché documentaire: précision, clarté, lisibilité; réserve expressive. On voit bien dans ce balancement quelque peu hésitant toute la lassitude laissée au terme: celle d'une définition large, liée aux usages de l'image, dans laquelle le regardeur fait le document, toute image pouvant devenir document dès lors qu'elle est "mise au travail"; et celle d'une définition stricte, relative à l'élaboration de l'image elle-même: un document photographique serait une image répondant à certaines qualités dénotatives - lisibilité et neutralité - devenues, à partir de l'entre-deux-guerres, les signes paradoxaux d'une démarche artistique consacrant le retrait de l'auteur comme une des figures expressives majeures de la photographie contemporaine.
Le constat a déjà été maintes fois effectué. C'est par l'utilisation de stratégies et de préoccupations documentaires que les artistes ont, depuis la fin des années 1960, fait pénétrer massivement la photographie dans l'espace de l'art contemporain. C'est, bien évidemment, en excédant largement l'usage de ce seul médium que la production de documents a été érigée en pratique artistique par les avant-gardes des années 1960, de Kaprow à Smithson, de Schwartzkogler à Oppenheim. [des expositions, MoMA, 1969,1972] ont consacré toutes, à leur manière, une certaine mutation de l'oeuvre en relevés documentaires empruntés au registre des sciences dures ou des sciences humaines: plans, archives, notes dactylographiées, tableaux, graphiques, et surtout, serait-on tenté de dire, clichés photographiques. Car l'outil photographique est bien prééminent dans ce travail de collecte documentaire: la nécessité de produire, pour un art devenu de plus en plus éphémère (performance, land art, body art), des résidus (...) contribue à ériger le document photographique, relevant non pas de l'ordre de la représentation classique-iconique, trop liée aux pratiques artistiques traditionnelles, mais bien d'un autre registre - celui de l'inscription, de la trace, de l'index - en instrument privilégié d'une communication qui se situe "en dehors du système de l'oeuvre d'art". Dans le même temps, le paradigme de l'empreinte photographique  s'affirme comme une figure centrale des enjeux et des pratiques des avant-gardes.
Anti-photographers est le terme utilisé par Nancy Foote pour qualifier ces artistes, dans un article de 1976 consacré aux travaux de Bernd et Hilla Becher, Douglas Huebler, Eleanor Antin, Richard Long, Robert Smithon, Ed Rusha, Vito Acconci.... S'opposant à la tradition essentiellement américaine de la photographie artistique (recherche de l'effet, soin apporté à la technique, et à l'épreuve en particulier), telle qu'élaborée dans l'entre-deux-guerres par certains modernes de Weston à Stieglitz, en faisant écho aux propos d'Ed Rusha sur la mort de la photographie en tant qu'art, la pratique antiphotographique affiche une belle indifférence à l'égard de l'acte photographique et de la technique elle-même, un même goût pour un mode vernaculaire, une image d'une certaine pauvreté ou sans effets de style, sinon véhiculés par des pratiques amateur - celle, notamment, du "cliché" ou de "l'image modèle" obéissant à des codes culturels précis et stéréotypés, clairement revendiqués par Christian Boltanski à la même période.

Si l'article de Nancy Foote met judicieusement en lumière des démarches en apparence proches, liées aux usages conceptuels de la photographie, le terme utilisé d'"antiphotographe" prête néanmoins à confusion. Tout en se posant en effet comme autant d'"antiphotographies" d'art, ces pratiques témoignent cependant d'une vive attention au médium et d'une réelle conscience de ses possibilités. Loin des usages habituels de la photographie d'art s'y déploie une grammaire originale, renouvelée, qui démontre sa capacité à exploiter toutes ses spécificités. Comme une autre voie qui s'ouvrirait à côté de la grande photographie moderniste. En ce sens, ces "antiphotographes" sont bien plutôt des paraphotographes.
Ces derniers ont élu la photographie comme un système d'enregistrement de reproduction, davantage que de représentation. Poussant jusqu'à l'extrême cette position, ils y ont parfois vu une prolongation de l'idée de ready-made duchampien, un degré zéro de l'expression, libérée de considérations esthétiques, à l'instar d'un Douglas Huebler revendiquant l'utilisation de l'appareil photographique "comme un simple procédé de copie qui ne sert qu'à documenter, selon les conditions mises en place par un système, tout phénomène qui lui est présenté. Aucun choix esthétique n'est possible". La plupart n'en ont pas moins été dans le même temps conscients de la construction qu'impliquait toute documentation photographique, à l'encontre du mythe d'une certaine transparence du médium, atteignable par un retrait de l'opérateur. Dès les années 1960, Alan Kaprow s'interrogeait sur l'influence du dispositif photographique sur l'image obtenue - la fausse neutralité de l'appareil, la dimension spectaculaire induite par la présence de l'opérateur, et par l'acte de la prise de vue. (...) de là une ambiguïté des avant-gardes à l'égard de la neutralité du document.
Force est de constater que l'utilisation de la photographie comme instrument de saisie documentaire d'un réel donné ou construit s'accompagne bien souvent d'une interrogation sur la nature de la photographie et sur l'acte de production de la prise de vue - sa pseudo-vérité, son caractère indiciel, sa temporalité discontinue. Cette réflexion se traduit par une conscience aigüe portée tant aux paramètres de l'enregistrement (temps de pose, cadrage) qu'aux spécificités inhérentes au médium (multiplicité, élasticité), rejoignant en cela, parfois, certaines recherches d'une photographie expérimentale de la même période. Long, Fulton, Dibbets ont été particulièrement attentifs à l'enregistrement photographique, soit que la pièce soit prévue pour être photographiée selon un point de vue bien précis et selon la logique monoculaire de l'appareil photographique (perspectives corrigées), soit que, au début des années 1970, ces pièces sculpturales soient conçues pour, et induites par l'appareil photographique. Le temps a également été un des grands paramètres de l'enregistrement, sur lequel nombre d'artiste de la mouvance conceptuelle, rompant avec la dictature de l'instantané, ont joué - en intervenant sur le mode de la séquence (Oppenheim, Baldessari) ou sur l'allongement des temps de pose ( Appelt). Simultanément, l'épreuve unique, de grande qualité technique, se trouvait malmenée par le retour de formes autres, exploitant notamment la multiplicité de la chose photographique: livres, photocopie, séquences. Les liens étroits établis par les artistes avec quelques opérateurs professionnels ( Françoise Masson, Gina Pane) sont révélateurs de l'importance croissante qu'ils accordent à l'acte photographique lui même. Chez Gina Pane, les constats, les mises en clichés de l'action, s'émancipent tout au long des années 1970, passant du document à l'image: le jeu sur les formes et sur la couleur, l'adjonction d'images extérieures, le recours à un véritable montage, interfèrent en provoquant un brouillage de l'approche documentaire et en réintroduisant pleinement la dimension esthétique.
(...)
Dans le même temps, après les années 1950 dominées par des recherches expressives liées au courant de la photographie subjective en Europe, notamment, ou créative aux Etats-Unis, les photographes, au tournant des années 1960 et 1970, ont remis les préoccupations documentaires au coeur des travaux. (...)  un courant documentaire renaît en rupture avec les formules trop subjectives de la photographie créative de l'après-guerre. Rencontrant des échos dans certaines démarches de l'art contemporain, ce nouveau document revendique néanmoins une approche plus phénoménologique que conceptuelle, et s'enracine dans une pratique et une histoire spécifiquement photographiques, notamment dans le sillage de quelques figures telles que Walker Evans, August Sander ou Eugène Atget.
C'est sous les auspices du premier, dont l'oeuvre fut à partir de cette période constamment réexaminée et interrogée, que s'accomplit, aux Etats-Unis tout d'abord, ce retour d'une veine documentaire. Au MoMA John Szarkowski, par l'esthétisation du regard porté à d'autres types de photographie -vernaculaire et scientifique, notamment-, étendait considérablement le champ de la réflexion autour des rapports art/document. Par ailleurs, à travers l'exposition "New Documents" de 1967, particulièrement, il faisait de la forme documentaire et des travaux de Walker Evans le travail de référence d'une photographie contemporaine américaine - en l'occurence Diane Arbus, Gary Winogrand et Lee Friedlander - qui s'opposait tant à l'esthétique compassionnelle et souvent sans ambiguïté d'une certaine photographie sociale de l'entre-deux guerres (certains travaux de la Farm Security Administration) qu'à l'esthétique informative des magazines et de la presse, dont le but n'était pas de "réformer la réalité mais de la connaître".
[ En 1975, à Rochester, William Jankins organise deux expositions sur la notion d'"Extented Document"]. "New Topographics. Photographs of a Man-Altered Landscape" faisait voisiner l'oeuvre de quelques photographes américains de la période avec celle de Bernd et Hilla Becher, traçant ainsi un trait d'union entre les sphères de l'art contemporain et de la photographie. Les mutations du paysage moderne y étaient décrites selon une esthétique volontairement neutre, caractérisée par l'adoption de la frontalité et d'une certaine prise de distance à l'égard du sujet. Des images qui devaient idéalement donner l'impression d'être "sans auteur et sans art", disait Lewis Baltz en écho aux pratiques conceptuelles de la même période, avant d'ajouter: "Cependant, bien sûr, les photographies, malgré leur vraisemblance, sont des abstractions, les informations qu'elles fournissent sont électives et incomplètes."
Avec plusieurs années de décalage avec les Etats-Unis, l'Europe voit renaître au tournant des années 1970 une tradition documentaire très marquée par l'influence américaine. En France, la figure de Walker Evans largement réexaminée par le biais de l'oeuvre de Robert Frank, est considérée comme centrale par une génération de photographes (Arnaud Claas, Christian Milovanoff, Fançois Hers) pour lesquels le modèle américain s'apparente désormais à une tradition documentaire. Au milieu des années 1980, le lancement de la mission photographique de la DATAR (1985-1989) est l'occasion d'affirmer un projet documentaire original dans une tradition photographique double: celle, nationale, de la Mission héliographique de 1851, et, celle, américaine, des grands topographes du XIX siècle et de certains travaux de la Farm Security Administration. Le projet qui vise à fournir un état des lieux des mutations de la France contemporaine par le biais de photographes qui ne racontent pas, mais simplement désignent - participe pleinement de la mise en place d'une démarche qui cherche à surmonter l'ambiguïté entre valeur esthétique et documentaire. Faisant appel à des photographes de générations et d'obédiences diverses, tant français (Robert Doisneau, Jean-Louis Garnell, Raymond Depardon, Sophie Ristelhueber...) qu'étrangers (John Davies, Gabriele Basilico, Lewis Baltz...) la DATAR représente un moment important de la constitution d'une sensibilité documentaire contemporaine en Europe. A la même période, au Royaume Uni, un renouveau de la forme documentaire sociale, dans la mouvance d'un Tony Ray-Jones et d'un Chris Killip, est palpable dans les travaux de Paul Graham, Martin Parr, John Davies, mais il s'agit d'un document social revisité par des pratiques conceptuelles, avec, souvent, une utilisation de la couleur nourrie des recherches américaines et de l'exemple de quelques Européens (Ghirri, Gruyaert).
C'est pourtant l'Allemagne, avec le courant né autour de Bernd et Hilla Becher et de leurs étudiants de l'Académie des beaux arts de Düsseldorf, qui, dans les années 1990, a accaparé l'attention sur le continent européen, jusqu'à occulter parfois, à tort, le reste des expériences. Dans ce renouveau de la forme documentaire en photographie depuis les années 1960, les Becher occupent une place singulière et prééminente. Des artistes issus de l'art conceptuel travaillant dans les années 1970, ce sont les seuls à attacher autant d'importance à la chose photographique et à la technique (...) et à soumettre l'opération de prise de production des images à une telle dé-subjectivisation, codifiée, invariable et systématique, aussi bien dans l'approche que dans la sélection des sujets. L'évolution du regard qu'eux-mêmes ont porté à leur travail depuis les années 1970 montre le passage d'une oeuvre enracinée dans une pratique documentaire à une pratique conceptuelle, qui ira jusqu'à l'inscription tardive dans une tradition du style documentaire (Sander, et surtout Evans, dont ils ignoraient pourtant l'oeuvre à leurs débuts), aujourd'hui pleinement revendiquée.
On pourra  remarquer que cette réapparition de la photographie, dans le discours des Becher, suit le chemin exactement inverse de celui parcouru par nombre de leurs étudiants. Car la principale distinction entre le travail des Becher et celui de leurs élèves tient bien au retour au pictural, sous la forme du tableau, accompli par les seconds: un objet autonome, unique, souvent de grandes dimensions, utilisant généralement la couleur et n'obéissant plus, si ce n'est en apparence, à un dessein typologique, ni même pour certains, notamment Gursky, à une logique sérielle. Une forme produite pour les musées et les galeries davantage que pour les pages du livre, et, à ce titre, révélatrice du phénomène d'institutionnalisation de la photographie. [la forme-tableau n'est pas assimilable à l'école de Dusseldorf. Elle préexistait (autoportraits d'Urs Lüthi de 1970), Jeff Wall à Bustamante], elle n'en demeure pas moins caractéristique de la pratique de nombres des élèves de Bernd Becher, Thomas Ruff, Thomas Struth, Andreas Gursky, Axel Hütte.
Si Walker Evans et le travail littéraire, sériel, ont pu constituer une puissante influence pour les Becher, leur importance s'est diluée avec la génération suivante. Le passage à d'autres formats, à d'autres échelles, le recours systématique à la chambre et la fréquente spectacularisation qu'elle induit ont également bouleversé profondément la notion même de document et le rapport à l'image. Authentique photographe d'histoire, Andreas Gursky joue avant tout des spectacles du monde, donnée à voir avec distanciation et monumentalisme, sans possibilité pour le spectateur d'exercer son jugement dans une "relation égalitaire". La différence qui le sépare des Becher est finalement celle qui oppose l'objectivité au documentaire, une objectivité affirmée et un brin ostentatoire à l'effacement du sujet, seulement soucieux d'exactitude. La deuxième distinction tient à une définition plus large du documentaire: si, comme le note Thomas Ruff, "les Becher ont enseigné une croyance dans la vérité du médium", beaucoup d'entre eux ont largement joué avec cette vérité du médium, n'hésitant pas à pratiquer la retouche, voire, aujourd'hui, à composer totalement leurs images sur ordinateur à partir de diverses prises de vues, en faisant parfois apparaître, comme Gursky certains espaces comme des espaces impossibles ou virtuels.
à suivre...

Quentin Bajac, Sans auteur et sans art, Formes documentaires contemporaines, in Collection Photographies, Centre Pompidou, 2007.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire