Blog proposé par Jean-Louis Bec

mercredi 29 janvier 2014

Document sur le document (2)


Rubriques : photographie objective et subjective ; art et photographie; photographie du XXième et contemporaine


[Ce texte est la suite du texte précédent]

A l'orée des années 1990, par un complet retournement des choses, à l'ère du soupçon engendrée par la mutation numérique des images, les notions de document photographique et de photographie documentaire, intrinsèquement liées au caractère analogique du langage photographique, n'ont jamais été autant utilisées, brandies, voire érigées en valeur refuge des pratiques artistiques. Non pas au nom d'un retour à une pseudo "photographie-vérité", au sens où l'on a pu parler de "cinéma-vérité", mais bien davantage comme volonté de questionner toute représentation du réel comme construction et mise à distance d'un sujet, et non plus comme transparence absolue.
C'est tout d'abord la notion même de vérité du réel qui est contestée, au profit d'une notion d'un document construit, où vérité et intervention de l'opérateur ne sont plus forcément antinomiques. Si bien que Valérie Belin ou Philip-Lorca di Corcia, auraient pu être envisagés avec autant de pertinence du point de vue du document. On se souvient du credo de Jeff Wall consistant à "introduire du théâtre et du cinéma, de l'artifice, dans la photographie, compatibles avec le style documentaire de la photographie de rue", dans lequel "l'image photographique pouvait être agrandie et satisfaire à des exigences artistiques issues de la peinture, tout en reprenant des aspects de la tradition documentaire qui semblaient lui être réservés, du seul fait de la technique d'enregistrement". Et, si après avoir abordé le grotesque, le théâtral et la fantastique, Wall lui-même évolue, depuis le milieu des années 1990, vers des sujets plus réalistes et vraisemblables, il n'en demeure pas moins que ses images restent fréquemment "cinématographiques", au sens qu'il attache à ce terme, c'est-à-dire construites et fabriquées: des images "presque documentaires", qui mettent à mal un des présupposés de base d'une certaine tradition du genre - celui d'une absence de collaboration entre l'opérateur et son modèle. Ce faisant, d'ailleurs, c'est aussi réinterpréter toute une histoire du documentaire comme image construite ou reconstruite, ce que le cinéma, l'autre médium indiciel, sait depuis longtemps.
(...)
Comme en écho au célèbre mot de Brecht concernant les usines Krupp, ou à celui de Siegfried Kracauer selon lequel "la réalité est une construction", nombre d'artistes ont interrogé la notion même de vocabulaire et de grammaire documentaire pour tenter de dégager un sens, par-delà la simple prise de vue, et de proposer une lecture politique du monde, par un montage d'images et de textes mêlant parfois une grande diversité de registres (fiction, constat, témoignages, discours). La production artistique d'Allan Sekula est intimement liée à une réflexion d'historien et de critique, poursuivie depuis des années, qui s'efforce de saisir les faits sociaux dans toute leur complexité, tant par l'image que par le texte. Jean-Luc Moulène, quant à lui, interroge à travers ses objets de grève la structure et les stratégies de production et de diffusion des images elles-mêmes. De son côté, Bruno Serralongue se réapproprie l'image d'information à sa manière, celle d'un franc-tireur, d'un alter-photographe, dont le positionnement singulier souligne la vanité d'un point de vue unique à partir duquel un évènement tirerait sa vérité. D'autres, telle Yto Barrada, font le choix d'un travail documentaire de longue durée, enraciné dans une réalité locale (le détroit de Tanger), qui révèle de manière allusive les réalités souvent cruelles - en l'occurence celle des ambigus rapports Nord/Sud.

Yto Barrada, Tanger, 2001

 Dans le même temps , il n'est pas anodin de voir tant de transfuges du monde de la presse -photojournalistes et reporters - tenter l'aventure artistique en insistant sur la création d'images qui échappent à l'économie et aux fonctions traditionnelles de la presse, et en réactivant, parfois de manière trop primaire, une distinction entre l'information (soit une donnée brute et non construite) et l'image documentaire, une donnée construite à l'instar de n'importe quel texte. Les recherches les plus abouties dans ce domaine, de Sophie Ristelhueber à Luc Delahaye, ont cherché à aborder volontairement de manière détournée et euphémistique les traces mondiales des conflits, en cherchant à faire oeuvre avant tout - sans militantisme et dans le refus de tout évidence, pour la première, dans  une forme paradoxale et spectaculaire, pour le second.
Un des seconds enjeux autour de la notion de document semble bien être, depuis les travaux des élèves de Becher, la question de la juste distance au réel, inhérente au travail documentaire. La mise à distance est affaire tant de physique (et il ne faudrait sans doute pas sous-estimer l'engagement physique de l'acte photographique) que de psychologie: celle d'une distance réfléchie et en conformité avec le sujet traité, celle-ci pouvant aller de la proximité à la distanciation, voire au détachement. Certes, le modèle dominant, celui d'une approche objective parfois trop systématique, demeure très prégnante dans toutes sortes de travaux combinant une approche frontale et documentaire (le travail à la chambre, utilisation de la couleur, goût pour la sérialité), d'ailleurs souvent combinée à l'utilisation de la forme-tableau, dont le modèle, encore opératoire, semble désormais tombé dans le domaine public de la photographie. Les travaux les plus intéressants sont toutefois ceux qui parviennent à subvenir cette forme en la mettant à distance: Rineke Dijkstra se place dans la lignée d'une Diane Arbus, aussi bien que dans celle d'une certaine frontalité documentaire héritée des années 1980; Patrick Faigenbaum replace son travail de portraitiste dans une tradition tant picturale que photographique très réfléchie, quand Valérie Jouve nourrit celle-ci d'une nouvelle recherche autour d'une certaine théâtralité et d'une mise en espace des corps.
Pas plus qu'il n'existe de juste ni de bonne distance documentaire, il n'est point de passage obligé par une distanciation systématique. Anders Petersen ou Nan Goldin opèrent un rapprochement au modèle, avec empathie mais sans compassion. Anders Petersen a toujours recherché cette juste distance de l'entre-deux, "un pied dedans et un pied dehors" - celle de témoin, parce qu'acteur pour qui chaque image est également une expérience intime et pleinement vécue - et ce jusqu'à ses travaux récents, dont le plus autobiographique et bien nommé Close distance. Une approche qui n'est pas loin, par moments, de rencontrer ce qu'on peut appeler, sans aucune intention péjorative, un certain nouvel humanisme contemporain.
Le troisième questionnement porte sur la nature même de l'acte photographique, notamment à l'ère du numérique: la dimension expérimentale et phénoménologique de l'enregistrement analogique est au coeur de nombre travaux contemporains, qui cherchent à saisir au plus près son essence et ses mystères. Les images d'Eric Poitevin, physiques et intemporelles, semblent à l'affut de ce que lui-même définit comme une "charge de temps et d'expérience", quand Isabelle Waternaux recherche dans ses grands portraits à la chambre Polaroid le souffle d'une vie intérieure. Les métamorphoses de l'expérience photographique, et notamment les paramètres temporels liés à la prise de vue, constituent depuis plus de trente ans un des moteurs de l'oeuvre d'Hiroshi Sugimoto, tandis que Philippe Gronon interroge dans ses objets-images les notions mêmes de représentation et de reproduction: le point subtil et ténu de contact entre l'icône et l'index. Bouleversant profondément les modes d'élaboration et de diffusion des images, l'outil numérique a favorisé un ré-ordonnancement des conventions selon lesquelles sont fait les images, et défini leur nature documentaire en étendant considérablement la gamme des possibles. Après avoir pendant longtemps pratiqué une photographie dénuée de toute manipulation, Stéphane Couturier, à partir de sa série Melting Point a engagé son travail dans une nouvelle direction plus expérimentale, tout en revendiquant clairement un ancrage documentaire et une pluralité de lectures possibles. Le jeune américain Brandon Lattu propose dans Miracle Mile, à partir des seuls signes lumineux présents sur Wikshire Boulevard à Los Angeles, la synthèse tout à la fois précise et méticuleuse d'une expérience visuelle: le parcours d'un fragment de rue d'un demi-mile. Une même déconstruction de l'espace s'opère, par des moyens strictement inverses, dans le travail de Robin Collyer: ses vues urbaines ou d'intérieurs, frontales et apparemment neutres, dans la mouvance documentaire, offrent pourtant au regard des lieux d'où le signe et les mots ont été volontairement effacés, provoquant une disruption certaine.

Brandon Lattu, Miracle Mile Looking East 2000

 Enfin, sans recourir à l'outil numérique, Edouard Levé nous propose, dans sa série autour de la ville d'Angoisse, tant un jeu avec le nom et le signifiant qu'un détournement des codes d'une certaine neutralité de la photographie documentaire classique, telle qu'emblématisée par la DATAR vingt ans auparavant."

Quentin Bajac, Sans auteur et sans art, Formes documentaires contemporaines, in Collection Photographies, Centre Pompidou, 2007.

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