Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 25 novembre 2013

Image réduite


Rubrique : sciences de la photographie


Pierce distingue, dès la fin du XIX ième siècle, trois grandes sortes de signes: les icônes, les indices et les symboles. Et qu'il distingue ces signes par le type particulier de rapport qui les lie à leur référent. Alors que les icônes sont principalement de l'ordre de la ressemblance (c'est le cas du dessin et de la peinture figuratifs), alors que les symboles sont totalement gouvernés par la convention (la canne blanche pour l'aveugle, la croix verte pour la pharmacie...) le lien caractéristique des indices avec leur référent est la contiguïté physique, le contact sans nécessairement la ressemblance. Ce sont notamment toutes les empreintes: une grande famille qui conduit de la trace du pied sur le sol à la photographie en passant par tous les moules, ceux des fondeurs de statues comme ceux des pâtissiers. Si, généralement, la photographie ressemble, elle se distingue du dessin par le contact physique -médiatisé par la lumière et les produits chimiques- qui s'est nécessairement produit entre la chose et l'image à l'origine de son processus de production. Image par contact, image accrochée à une chose originaire, telle serait la spécificité de la photographie.
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La notion d'indice de Pierce servira, à partir des années 1980 et jusqu'à aujourd'hui, de véritable vulgate aux discours sur la photographie.
Ces notions de trace, d'empreinte ou d'indice ont certes eu le mérite de bien distinguer le statut sémiotique de la photographie de celui des images manuelles; elles ont montré que le rapport entre les choses et les épreuves aux sels d'argent est autant de contiguïté que de ressemblance; elles ont ainsi situé la photographie à la conjonction d'une ressemblance optique et d'une ressemblance par contact. Mais ces notions ont eu l'immense inconvénient de trop rapporter les images à l'existence préalable de choses dont elles ne feraient qu'enregistrer passivement la trace. La théorie de l'indice a suscité des études minutieuses sur le "médium" et l'acte photographique, mais elle a nourri une pensée globale, abstraite, indifférente aux pratiques et aux productions singulières, aux circonstances et aux conditions concrètes. Selon cette théorie, "la" photographie est principalement une catégorie dont il convient de dégager les lois générales; ce n'est ni un ensemble de pratiques variables selon leurs déterminations particulières, ni un corpus d'oeuvres singulières. Ce refus de singularités et des contextes, cette attention exclusive à l'essence, conduit la pensée ontologique à réduire "la" photographie au fonctionnement élémentaire de son dispositif, à sa plus simple expression d'empreinte lumineuse, d'indice, de mécanisme d'enregistrement. Le paradigme de "la" photographie est ainsi bâti à partir de son degré zéro, de son principe technique, et confondu avec un simple automatisme, à l'inverse de la pensée sur la peinture qui se nourrit généralement de l'infinie singularité des oeuvres.
Après Rosalind Krauss aux Etats-Unis, c'est peut être Philippe Dubois, dans L'acte photographique, et bien sûr Roland Barthes à sa manière dans La chambre claire, qui ont défendu de la façon la plus conséquente, et la plus systématique, la théorie de l'indice dans son application à la photographie.Qui songerait à douter que "la" photographie a quelque chose de commun avec l'empreinte, la trace, le dépôt, la relique, la ruine? Qui oserait contester qu'en photographie "le référent adhère", comme l'écrit si bien Barthes?
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Dubois marche sur les brisées de Bazin, de Barthes et de Pierce en offrant une synthèse de la théorie de l'indice. Théorie éminemment réductrice en ce qu'elle s'intéresse moins aux photographies (les images), moins aux opérateurs (les hommes), qu'à "la" photographie en général (le dispositif); moins à ce qui pourrait être commun à telle ou telle pratique, qu'au faire photographique "dans son principe, dans son fond". La photographie est ainsi réduite à un "dispositif théorique": le photographique, à une "catégorie de pensée" (articles de Rosalind Krauss publiés sous le titre "Le photographique"). La théorie de l'indice veut donc être une ontologie, une approche de l'essence de la photographie, assez comparable à ce que Greenberg a tenté avec la peinture. Mais par quelle démarche essentialiste passe-t-on des photographies au photographique, des images à une catégorie de pensée? Par une successions de réductions, d'oppositions de coupures, jusqu'à aboutir à l'être d'une photographie mutilé, réduite à rien, ou à si peu. (...)

La deuxième réduction consiste à dévaluer l'icône au profit de l'indice; à opter pour l'enregistrement contre l'imitation, pour la trace contre la ressemblance. Opter pour l'un au lieu de penser la fécondité d'un dialogue entre les deux. La photo est d'abord index, note Dubois. C'est ensuite seulement qu'elle peut devenir ressemblante (icône) et acquérir un sens (symbole). Hiérarchiser, installer une curieuse succession et choisir en fait l'indice: cela vise certes à se dégager des discours polarisés sur la ressemblance qui ont pendant plus d'un siècle réduit la photographie à un simple miroir du réel. Mais cela aboutit parfois à des conceptions aussi caricaturales que celles de Jean-Marie Schaeffer pour qui la nature précaire qu'il attribue à la photographie repose sur la nature particulière du "signe photographique qui est toujours caractérisé par une tension entre sa fonction indicielle et sa présence iconique". Au lieu de voir, comme Jean-Marie Schaeffer, dans cette tension entre l'indice et l'icône, une cause d'instabilité, et finalement de précarité, il faudrait à l'inverse plutôt considérer ce mélange de principes différents comme un facteur de vitalité, de force et de richesse.
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La troisième réduction qui découle directement de la précédente, consiste à privilégier le "dispositif chimique" au détriment du "dispositif optique" et à désigner le photogramme comme l'expression la plus pure de la théorie de l'indice. Le photogramme est en effet une empreinte lumineuse non mimétique, obtenue en chambre noire sans dispositif optique, par le truchement d'objets et de l'action directe de la lumière sur une feuille de papier sensible.(...). Pour Dubois, le photogramme "réalise dans son principe la définition minimale de la photographie, et en exprime, pour ainsi dire l'ontologie". (...). Dans le photographique, le photogramme vient servir une pensée ontologique, essentialiste, à l'opposé des processus et des actions des artistes de l'entre-deux guerres.

En quatrième lieu, la théorie de l'indice procède à une réduction techniciste de la photographie en plaçant l'attention au plus près du support, au niveau microscopique du grain et de la surface sensible. Loin de la sphère macroscopique des fonctions sociales, des questions économiques, des codes culturels, et de l'esthétique, l'image photographique est rapportée "à son niveau le plus élémentaire", à sa "définition minimale", platement technique et matérielle, celle d'une image qui "apparaît d'abord, simplement et uniquement, comme une empreinte lumineuse, plus précisément comme une trace, fixée sur un support bidimensionnel sensibilisé par des cristaux d'halogénure d'argent... Ces cristaux assureraient en outre "l'unité ultime et minimale de la photographie, autant qu'ils justifieraient la fascination pour cette image qui fait "passer le message de l'informe corpusculaire que sont les grains du cliché aux plages identifiables de la représentation". Cette sorte de myopie, qui maintient l'analyse au niveau du support et des composants élémentaires de l'image sont, pour l'ontologie une façon d'abolir les pratiques et les images singulières, les circonstances et les conditions concrètes, et de rapporter finalement "la" photographie à une catégorie stable aux lois naturelles et universelles. Qu'elle soit de mode, de publicité, de presse ou de famille (...) ses lois essentielles sont les mêmes.(...)
Renouer avec la pluralité des pratiques, des images et des oeuvres, restituer leur épaisseur historique, sociale et esthétique revient au contraire à affirmer que "la" photographie "ne peut être interprétée que par la loi de son mouvement, non par des invariants" (Théodor Adorno). Cela consiste à ne pas dissocier l'analyse du dispositif et du médium de l'étude concrète du champ photographique et de ses transformations. (...)

Cette recherche ontologique de l'essence de "la" photographie procède à une cinquième réduction. Celle du temps photographique à l'instant de la saisie, au "moment de l'inscription naturelle" du monde sur la surface sensible (...). Philippe Dubois admet certes que le temps photographique déborde en amont et en aval de ce "simple moment". Mais cette distinction entre un avant (le temps de la prise) et un après (le temps de l'image) situé de part et d'autre de l'instant "central" de la saisie ne fait qu'en renforcer le rôle supposé décisif, et légitimer l'idée que l'image photographique serait le fruit d'une césure temporelle, voire d'une véritable déconnexion d'avec la culture. La saisie est en effet considérée par les essentialistes comme une discontinuité, une faille naturelle au sein d'une constellation (l'avant et l'après) de gestes, de décisions, de processus totalement culturels, humains et sociaux. Autrement dit, la saisie serait un "instant d'oubli des codes" dans un temps photographique dense de codes". Le moment "d'inscription naturelle" et "l'instant d'oubli des codes" font largement écho au" message sans code" et au "ça a été" de Barthes, ainsi qu'à l'instant décisif de Cartier-Bresson. Ces notions qui reprennent la vielle opposition entre nature et culture, envisagent les actes photographiques comme des ponctuations de nature dans le champ supposé hétérogène de la culture. (...) La photographie est ici réduite à l'instant du contact matériel et "automatique" de la lumière sur la surface sensible. Une fois encore la technique et la matière viennent abolir toutes les autres déterminations et soutenir une fiction: celle de la genèse automatique qui fonde le statut de la photographie comme empreinte.
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André Rouille, La photographie, Folio essais, 2005.

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