Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 18 novembre 2013

"Droit de regard"


Rubrique : photographie objective et subjective ; psychologie du photographe


Mes dernières photographies ont été réalisées à Calais. Depuis juillet 2006, j'y suis allé à plusieurs reprises. Je reste sur place trois ou quatre jours. Cela faisait longtemps que je souhaitais m'y rendre. En fait depuis que j'avais entendu parler du camp de réfugiés de Sangatte (ouvert en 1999) et surtout de sa fermeture en 2002.

Calais se trouve sur la route de ces hommes (principalement) en provenance de pays d'Asie centrale ayant décidé d'aller travailler en Angleterre. (...)
Calais est une nasse. Il est très facile pour le détachement de CRS déployé là en permanence d'arrêter les clandestins. Ils se cachent mais la police sait les trouver...(...) La presse (..) rend compte, des accidents (...) et des conditions de vie des migrants, du soutien ou non des habitants, des filières clandestines...(...)
Plusieurs articles ont été publiés par les journaux nationaux sur les différentes facettes de ce sujet ainsi que des reportages télévisés et radiophoniques.

Cette introduction pour dire que mon travail artistique se construit en parallèle à une actualité médiatique. Depuis 1993 (avec la série Faits divers), les informations diffusées par les médias sont un maillon indispensable à l'élaboration de mes photographies.

Ma méthode est simple. Je lis quotidiennement les journaux, j'écoute la radio, je regarde la télévision. J'aime cette activité, certainement parce qu'elle est banalisée: nous sommes des millions à faire la même chose sans vraiment nous demander pourquoi. A un moment donné cependant, une information va retenir mon attention. Il s'agit souvent de l'annonce d'évènements à venir, ou bien d'évènements qui ont déjà eu lieu. (...)
Une fois un évènement choisi, je m'y rends et j'essaie de faire des photographies. Sur le lieu de l'évènement, des dizaines de photojournalistes sont présents, mais ce ne sont pas les seuls à prendre des photographies. Les participants se photographient les uns les autres ou photographient le spectacle qui leur est offert (festival, ouverture d'un somme de l'ONU...). Mais la diffusion de leurs photographies s'effectue dans un cadre privé ou associatif et accède rarement au regard d'un large public.

Le compte-rendu en images d'un évènement est un travail confié à des professionnels de l'image, photographes et cameramen, à l'exception de quelques scoops photographiés par des amateurs (...).
L'histoire de la photographie d'information est constituée de ce va et vient entre le hasard (je me trouve là) et le programmé (je vais là). De ce point de vue, Internet ne change pas fondamentalement la donne. Même s'il permet aux évènements photographiés par hasard une plus grande diffusion, l'écrasante majorité des images d'information que nous voyons au quotidien sont programmées. Elles sont commandées à l'avance.  (...)

Si je dois me situer dans cette histoire, j'ai décidé de me placer du côté de la photographie programmée. Le hasard comme le scoop (deux notions qui ne se recoupent pas entièrement) sont volontairement absent de mes photographies.
Prendre une photographie est rarement dissociable d'un réseau dans lequel la photographie (le photographe) s'insère et cela modifie en profondeur le regard que l'on porte sur cette image. On prend rarement une photographie sans raison. La photographie est essentiellement utilitaire. Sa surface fait circuler des informations de toute nature. Il n'y a pas besoin d'une commande réelle. C'est un état d'esprit. Des questions comme pourquoi et pour qui faire des photographies doivent se poser avant celles concernant le sujet ou le style.

Lorsqu'un artiste travaille avec un seul médium, il ne peut faire l'économie d'une réflexion sur ce qui peut constituer un véritable enjeu, tant sur le plan esthétique que politique et social de "son" médium. Un enjeu que l'on repère dans toutes les avant-gardes artistiques du XX ième siècle est sans conteste la récupération de l'image médiatique sous des aspects extrêmement variés: intégration des coupures de presse dans des collages, des photomontages, utilisation du support journalistique, invention du style documentaire...
Nous regardons quotidiennement beaucoup d'images (publicitaires surtout, de fiction ensuite et d'information pour finir), c'est une constatation banale, mais cette constatation doit être une source de questionnement lorsque le travail artistique engagé est photographique. Le matériel de prise de vue pour réaliser une image d'information, publicitaire ou artistique est le même. Ce qui va donc faire la différence, ce sont des utilisations et des stratégies.

Un court texte de Jean-Luc Moulène, que j'ai lu au moment de sa publication dans Galerie Magazine en 1991, m'a marqué, au moment précis où je commençais à produire des photographies avec une volonté artistique. Je cite Moulène: "Mes images ne sont pas trop présentes, elles sont un peu irréelles, parce qu'elles ne s'achèvent que dans l'espace mental de chaque spectateur, quand il ne leur est plus confronté. Je mets le sujet au centre. Mais au lieu de produire une stabilité, de fixer une confrontation, ce principe d'organisation de la figure ouvre l'image. Mes images ne sont pas des tableaux, leur actualité est différée. Mon modèle est la procédure publicitaire, mais dégagée du réflexe achat." Il continue ainsi:"Quand je sors faire des images, je ne m'adresse pas à un client, je ne vise pas de cible, je ne suis pas de stratégie."

Bruno Serralongue, Calais

Ce qui m'avait autant intéressé à l'époque c'était l'affirmation de l'utilisation d'un modèle extérieur à l'art qui permettait de produire des images nouvelles. Parce que, pour moi, les Disjonctions de Moulène (...) étaient des images qui affirmaient, par principe, une dette définitive envers une photographie utilitaire. Dans cette série, le portrait en buste de l'homme dans la quarantaine qui n'a plus de cheveux et un léger sourire aux lèvres posant légèrement de biais est, avant tout, le résultat d'une procédure.

J'ai interprété cette phrase comme la fin de la soi-disant "naturalité" photographique. Non, faire une photographie n'est pas naturel; cela ne va pas de soi. L'appareil photographique n'est pas le prolongement de l'oeil. Il n'est en aucun cas une prothèse qui amplifierait notre capacité de vision.

C'est certainement une des raisons pour lesquelles j'utilise la chambre photographique. Il n'y a aucun lien physique entre moi et l'appareil au moment de la prise de vue. Trop lourd et inadéquat pour la visée à la main, il faut un trépied qui dissocie l'appareil du corps. Maintenu à distance du photographe, sans possibilité de se fondre avec lui, l'appareil ne peut pas cacher qu'il est un artefact industriel sophistiqué.

La photographie, quelles que soient nos illusions à ce sujet n'a jamais enregistré naturellement le réel (illusion d'autant plus puissante lorsqu'on parle de la photographie de presse). Elle le produit. Il s'agit d'une idée. L'enregistrement du réel est un projet en perpétuelle évolution. (...)
(...)

A la suite d'une présentation de mon travail il y a quelques années, un photographe de presse quotidienne régionale me fit la remarque que mes photographies étaient de mauvaises photographies de presse car le sujet n'y est pas immédiatement identifiable. D'après lui, on ne pourrait pas comprendre ce que l'on voit. S'il a pu dire cela (l'exposition regroupait un ensemble de photographies réalisées en Corée en 2001: le point de départ de ce projet fut la venue en France de trois syndicalistes coréens lancés à la poursuite du patron de Daewoo qui prit la fuite après la faillite en 1998 du groupe industriel et du détournement de millions de dollars), c'est, je crois, qu'il a été gêné par le fait que mes photographies ne transmettaient pas qu'une seule information. On aborde la photographie de presse par son sujet avant, éventuellement, de parler du style du photographe. Rien ne doit perturber sa reconnaissance. C'est notamment pour cela que les photographes se positionnent au premier rang lors des meetings ou alors travaillent avec un objectif grand angulaire pour être au plus près de leur sujet. "Mes photos, précise Raymond Depardon dans un entretien récent donné à Libération, je les ai faites à 30 cm, et pourtant Nixon n'était, et n'est toujours pas, ma tasse de thé. (...) Cela dit, pas une photo que j'ai prise en 1968 n'a été faite au téléobjectif. J'aime être très proche des gens que je photographie. Je préfère le grand angle (...) c'est aussi la preuve qu'on participe à l'évènement".
La question de la participation, de l'implication d'un photographe dans l'évènement qu'il photographie est essentielle. A Calais, en 2007, un photoreporter récompensé par de nombreux prix, travaillant pour le magazine Newsweek et dont le musée national d'Art moderne a acquis des photographies, a dormi avec les migrants. Trancher pour savoir si cette proximité est bien ou mal en termes de morale et d'éthique est un autre débat. Je souhaitais pointer ce tic récurrent de la fabrication des images chez les photoreporters (et du mythe du photoreporter) aussi brillants soient-ils, qui veut que la frontière entre leur monde et celui qu'il photographie doit être abolie. A tel point qu'un photoreporter ne veut pas seulement être le témoin d'un évènement mais un participant. Et on peut comprendre aisément cette confusion des rôles car les évènements planétaires contemporains sont faits pour eux. "Qu'on vienne de la gauche ou de la droite, avait prévenu Benjamin, il faudra bien qu'on s'habitue à être regardé, d'où que l'on vienne. Et, à son tour, on regardera les autres." C'est la juste description du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. Nous pourrions rajouter que, depuis Robert Capa, il faut s'attendre à être regardé de près. La représentation normale d'un évènement semble répondre à une règle stricte: la place du photographe est au coeur même de l'évènement.

Depuis les Faits Divers, j'ai décidé au contraire qu'il fallait créer un décalage. Il ne porte pas sur les évènements. L'enjeu porte sur la représentation. Faire de mauvaises photographies de presse est la rançon de l'utilisation d'un appareil photographique grand format (20x25cm dans le cas de Calais) posé sur un trépied dans une situation qui lui est inadéquate. Il faut l'accepter. Si ce qui est perdu semble évident, il faut aussi se demander ce qui se gagne (s'il se gagne quelque chose!) dans cette opération.

A quelques semaines d'écart, Le Monde (du 28/09/2007) et Libération (du 11/10/2007) ont consacré de longs articles aux clandestins qui tentent de rejoindre l'Angleterre. Des photographies signées Marc Chaumeil pour Le Monde et Edouard Caupeil pour Libération accompagnaient les articles. A peu près au même moment, j'ai exposé à la galerie Air de paris sept photographies de la série Calais. (...) Pour les migrants, la misère est la même et transparaît de la même manière dans nos images: des palettes pour le feu, des couvertures, des bâches pour se protéger, (...) La réalité décrite est la même malgré des différences stylistiques perceptibles. Caupeil choisit un noir et blanc charbonneux expressionniste et un cadrage assez serré, alors que Chaumeil par la couleur et une plus grande distance avec le sujet choisit d'être plus descriptif, ce qui caractérise également mes photographies.

Je suis allé à Calais plusieurs fois pour réunir les 15 photographies qui composent actuellement la série. Cette répétition est assez rare dans mon travail. La majorité des évènements que je choisis ne se répètent pas (...). Dans ce cas-là, la répétition indique qu'il ne s'agit plus d'un évènement mais d'un état normal. Et c'est vrai. L'évènement serait qu'il n'y ait plus de migrants en transit, et non l'inverse. Ce qui est donc photographié n'est pas (plus) exceptionnel mais habituel. On peut se demander si ce déplacement de l'attention médiatique vrs Cherbourg n' a pas pour origine la peur de la répétition, si elle n'est pas dictée par la nécessité de réinventer constamment l'évènement?

Je suis d'accord avec Jean-Charles Massera lorsqu'il nous dit que la "société de l'information organise le temps selon son expérience médiatique de l'histoire traitée en actualité, sur le modèle du temps réduit en moments évènementiels". (...) Le nombre d'évènements médiatisés s'est accru de 450% depuis que Nicolas Sarkozy était président de la République. Le sens de cette affirmation est énigmatique mais cela montre que pour certains faiseurs d'opinion, la multiplication des évènements est un enjeu important, nécessaire et utile (nous devons nous demander si ce qui est médiatisé est vraiment essentiel ou si ce n'est pas plutôt de l'occupation de temps d'antenne?)

Il arrive que mes photographies soient en phase avec l'actualité médiatique. Mais elles sont surtout montrées indépendamment de l'évènement qu'elles représentent, des mois ou des années après. Que se passe-t-il quand dix ans après je montre quelques photographies d'une série? Est-ce que l'évènement donne encore un sens à ces photographies? Est-il encore perceptible? Inversement, si l'on considère que ce sont les seules photographies de l'évènement, cela change-t-il l'évènement?
Je crois que ces questions jaillissent inévitablement de mes photographies. C'est en instaurant tout un ensemble de décalages (grand format, refus d'une trop grande proximité, temps entre l'évènement et sa restitution photographique) par rapport à une norme photojournalistique qu'une critique peut exister.

Les évènements que je photographie ne sont pas choisis au hasard. Ils ont des points communs. Le plus pertinent étant qu'ils intègrent une mise en scène précise qui va générer ses propres images. Ces images n'existent pas en plus de l'évènement mais elle sont l'évènement pensé comme une suite d'images marquantes. Mais surtout, ce qui les unit, c'est l'intérêt personnel que je leur porte. (...) Cet intérêt va au delà de la restitution photographique.
Mes photographies ne peuvent pas exister sans un hors-champ qui est la personne qui fabrique les images. C'est ce qui est perdu dans la photographie de presse. Paradoxalement, la proximité physique revendiquée par Raymond Depardon comme preuve de la participation à l'évènement signe plutôt sa disparition pure et simple. C'est à ce prix que se gagne la soi-disant objectivité de la photographie de presse. Ce n'est qu'un leurre mais qui a la vie dure. Je lui préfère assurément une autre attitude qui permet au hors champ d'exister dans l'image. Elle consiste à accepter les obstacles qui maintiennent les non-professionnels à distance de l'évènement.

Bruno Serralongue, Droit de regard, in Photojournalisme et Art contemporain, Editions des archives contemporaines, 2008.

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