Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 9 novembre 2013

"Image contre image"


Rubriques : économie et photographie ; société et photographie


En 1938, Gyorgy Lukacs écrivait dans un article: "le développement de la littérature, particulièrement dans une société capitaliste, et plus particulièrement encore au moment de la crise du capitalisme, est extraordinairement complexe." Pourrions-nous employer cette phrase pour ouvrir un débat analogue sur la photographie au début du XXI ème siècle? Notre réponse est positive. Nous partons de l'hypothèse suivante: la grande et constante diffusion des images médiatiques actuelles par le mécanisme capitaliste est un combat contre l'art photographique.
Pour traiter la question de la photographie à l'époque du capitalisme, nous commencerons par une référence à l'exposition Controverses présentée à la galerie BNF Richelieu en mars 2009 et, plus particulièrement, à l'image Petite fille de Trang Bang, prise en 1972 par Huyng Cong (Nick) Ut. Cette photographie, une représentation du drame du Vietnam, est une image très connue, qui a fait le tour du monde comme symbole des désastres de cette guerre. (...)
Nick Ut a obtenu en 1973 le prix Pulitzer pour cette photographie, tandis qu'en 1996, à l'occasion d'une cérémonie commémorative de la guerre du Vietnam à Washington, John Pulmer, pilote de l'avion qui aurait en fait ordonné l'attaque aérienne, a demandé publiquement pardon à Kim Phuc. (...) [l'ex petite fille de la photo]
Cette image, une photographie de presse, a figuré dans les journaux à grande diffusion, dans les magazines ou à la télévision, et elle fut exposée également dans les milieux artistiques, dernièrement à la galerie BNF Richelieu. Toutefois la diffusion dans les médias d'une photographie comme celle de Nick Ut est un cas rare. Les médias arrivent parfois à dépasser une approche superficielle en diffusant des photographies importantes.

Même si nous sommes d'accord avec Susan Sontag pour laquelle "toute image est vue à l'intérieur d'un cadre particulier et les cadres se multiplient aujourd'hui", le problème ne réside pas pour nous dans la diversification des modes de circulation de l'image. Nous voudrions examiner les conséquences négatives, pour l'art photographique, de la grande diffusion des images médiatiques, y compris des images photographiques qui circulent dans le mécanisme commercial. Un téléspectateur, qui est face aux images publicitaires, ou un lecteur de magazine, qui regarde des photographies de célébrités, a-t-il la chance de rencontrer des créations qui dépassent la banalité et le mauvais goût? Notre problématique se formule à travers deux questions: si l'on prend pour critère la consommation dans le cadre du capitalisme, comment les médias forment-ils une esthétique de la photographie, et comment influencent-ils également les goûts des spectateurs? Qu'est-ce qui se passe lorsque les médias diffusent de nos jours d'innombrables images et contribuent de cette manière à un bavardage visuel qui fatigue et éloigne le spectateur de l'art photographique qui se situe hors du cadre médiatique?

La réponse à ces problèmes pourrait se trouver derrière la question de la culture de masse et de ses impacts sur l'art, et plus particulièrement sur l'art photographique. Notre point de départ sera l'ouvrage de Max Horkheimer et Theodor Adorno "La dialectique de la raison", et plus précisément le chapitre "La production industrielle de biens culturels, Raison et mystification des masses". Selon ces auteurs "le film, la radio et les magazines constituent un système. Chaque secteur est uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres". Il est vrai que l'effacement des diversités est une des caractéristiques de la culture de masse. Le capitalisme  donne à toute chose un air de business et les ventes sont le facteur initial de la production. Pensons aux images qui sont diffusées par les médias. Il n'est pas difficile d'imaginer les critères de choix de l'industrie de la culture. Des photographies publicitaires ou des photographies de mode, sauf quelques rares cas où elles s'approchent des oeuvres d'art, expriment bien la logique des ventes. Sur ce point-là, nous voudrions préciser que nous ne sommes pas contre la photographie publicitaire ou la photographie de mode, comme domaines photographiques. Mais, si la logique de vente est une partie du jeu des images publicitaires ou celles de mode, malgré tout, nous ne pouvons pas éviter d'avoir un point de vue critique concernant l'esthétique qu'elles apportent dans le cadre du système capitaliste. Car cette esthétique commence à être dominante, tant dans les préférences des spectateurs, que dans la création, ou plutôt dans la production photographique de plusieurs auteurs aujourd'hui. Il s'agit d'images spectaculaires, facilement lisibles, aux couleurs fortes, présentant des modèles beaux, jeunes et souriants. C'est la projection d'un monde parfait, une utopie visuelle à la recherche des clients, des spectateurs-consommateurs.

Sommes-nous, pour utiliser une terminologie d'Adorno et de Horkheimer, face à une "barbarie esthétique"? La médiocrité est la règle du jeu. Et comment pourrait-il en être autrement, quand les médias veulent des spectacles visuels one size, c'est-à-dire uniformes et identiques, donc qui s'adressent à tous, ou du moins qui essaient de s'adresser à tous. Bien sûr, l'art n'exclut personne, mais le critère intuitif ne suffit pas: l'éducation est aussi nécessaire. Mais les médias "attaquent" de partout. Comment peuvent-ils alors s'affilier un public sans un langage visuel très facile d'accès? Le langage est sans interrogation et sans idée. La violence, le sexe, et toute image "digeste" et superficielle est retenue par le système capitaliste. Il semble que les images soient peut-être capables de satisfaire, à l'époque capitaliste, des instincts humains et des nécessités psychiques en fonctionnant comme un ersatz. Une agressivité de l'homme contemporain serait peut-être cachée derrière les images de violence? Y aurait-il une sexualité confuse à travers les images de sexe qui approchent ou constituent directement des photographies pornographiques? Il est rare, voire presque impossible, de trouver des les magazines ou les journaux des photographies qui laisseraient place à l'imaginaire. L'enjeu se situerait peut-être entre la réalité et l'imagination, entre une "prose visuelle" et une "poésie photographique".

En outre, la photographie des médias, sauf exception, vise le divertissement. L'homme contemporain, qui est fatigué soit par un travail aux horaires exténuants, soit par le chômage, n'est pas le spectateur idéal qui pourrait exercer une critique de ce que le système lui offre comme spectacle. Il s'agit d'"une société vouée au culte de la consommation et au zapping télévisuel" selon l'expression de Cornelius Castoriadis. Ce cernier a affirmé également que "l'état actuel  de nos sociétés les rend inaptes à exercer une influence autre que matérielle." (...) Horkheimer et Adorno disent qu'"il y a longtemps qu'en passant de la rue au cinéma on ne fait plus de pas qui conduit de la réalité au rêve." Ainsi pour la photographie, les oeuvres qui nous font rêver sont présentées surtout dans les catalogues photographiques ou dans quelques collections des musées, mais elles ne sont pas souvent exposées au grand public. Si nous avons de la chance, nous pouvons "croiser" les photographes qui laissent place au rêve et à la réflexion, soit dans les lieux d'art, soit plus rarement, dans les pages d'un magazine, même s'il s'agit d'une revue de photographie. Le système choisit ce qu'il veut projeter, et il projette ce qui le sert, fidèle à ses valeurs économiques. De plus, il crée des "photographes-stars" en leur attribuant des prix prestigieux: le star-system fait partie de la machine capitaliste. La réflexion est liée aux pratiques révolutionnaires et à l'idée de changement. Et le système exige la conservation de sa domination.

L'esthétique est donc déterminée par le management culturel. Selon Alexis de Tocqueville, sous le monopole privé de la culture "la tyrannie laisse le corps libre et va droit à l'âme. La maître ne dit plus: Vous penserez comme moi ou vous mourrez. Il dit: vous êtes libre de ne pas penser comme moi: votre vie, vos biens, tout vous reste, mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous." L'actualité de cette phrase clarifie la place de l'artiste de nos jours. La pression du système capitaliste restreint la liberté du photographe ou l'en prive complétement. Les règles du marché sont concrètes et identiques pour  une même recette de réussite, ainsi que l'esthétique des oeuvres.

Qu'en est-il de l'autonomie du photographe et de l'autonomie de l'art photographique? Selon Adorno et Horkheimer "le goût dominant emprunte son idéal à la publicité, à la beauté-objet de consommation." C'est l'idée de la beauté liée à la notion d'utilité. Il y a donc bien en ce sens une esthétique particulière au capitalisme. Une esthétique qui oscille entre un semblant d'art et les règles du marché artistique. Grosso modo, nous sommes face à une surface et pas à une profondeur. "Soif visuelle" d'un monde factice, excessivement beau et parfait au point de provoquer finalement une envie malsaine et un dégoût. Si nous vivons dans ce monde parfait que les médias nous révèlent, pourquoi y a-t-il des difficultés "hors ce murs médiatiques"? Et le système parvient bien à ce que l'on se sente incapable et coupable. Donc, tous servent la logique capitaliste. L'esthétique contribue à ce jeu. "L'industrie culturelle est corrompue, non parce qu'elle est une Babylone dominée par le péché, mais parce qu'elle est un plaisir sublime" comme disent Adorno et Horkheimer.
La chasse au plaisir épidermique, à la simple satisfaction visuelle, apporte l'ennui, car elle suscite ni les sentiments, ni le bouleversement du grand art. Il s'agit d'une indolence culturelle qui nous éloigne d'un art authentique. Les médias créent un monde artificiel, un monde d'illusions. Toutefois, nous n'y rencontrons pas le monde magique d'Alice, mais une région où règne l'aliénation de l'homme contemporain envers lui-même et les autres. Nous sommes face également à une aliénation au sein de la photographie, à un combat contre elle-même. Ce conflit oppose les images des médias et leur esthétique particulière, aux photographies qui sont loin des "ordres médiatiques-capitalistes".

Par conséquent, le spectateur contemporain est confronté tant à une plénitude des images visuelles d'une qualité ambiguë, qu'aux goûts déjà formés par l'industrie de la culture. Après cette avalanche d'images dans les magazines, dans les journaux, ainsi qu'à la télévision, y a-t-il encore une place pour l'art photographique? Existe-t-il pour les oeuvres photographiques des valeurs qui soient en dehors des critères économiques? Malgré le ton pessimiste qui nous gagne lorsque nous examinons la question de la  photographie à l'époque du capitalisme, n'oublions pas que la photographie coexiste avec le capitalisme depuis longtemps. Des auteurs avaient crée, et continuent de créer, des oeuvres importantes, malgré l'esprit hostiles du système économique. De plus, il y a toujours des lieux artistiques qui accordent un espace d'exposition à des "propositions alternatives" loin du climat de la culture industrielle. Et, bien sûr, il y a encore un public qui a soif de ces oeuvres photographiques.

Si nous laissons faire "l'idiotisation audiovisuelle de nos esprits", pour utiliser une phrase de Maurice Clavel, nous risquons un péril culturel. Ce n'est pas la conscience endormie du spectateur des médias qui pourra exprimer la volonté de voir des oeuvres photographiques éloignées de l'esthétique des normes médiatiques. Le système capitaliste des images a besoin pour son fonctionnement de la "disponibilité du cerveau humain", pour rappeler une phrase de Patrik Le Lay. Toutefois, Le Lay a reconnu que "rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité". Nous pouvons évoquer sur ce point le degré d'influence médiatique et de choix personnel du spectateur. Il y a en effet des forces antagonistes: "une force externe", celle de la culture de l'industrie et des médias, qui équivaut en grande partie au système capitaliste, et une "force interne", celle su spectateur et du photographe. L'espoir correspond à la résistance. La clé sera la "vraie culture", la paideia au sens grec du terme, c'est à dire l'éducation qui vise à rendre l'homme libre. Combien de temps serons-nous encore "disponibles" pour les règles du jeu capitalistes et ses préférences esthétiques? Jusqu'à quand la photographie comme document ou oeuvre d'art sera-t-elle déterminée par les lois du capital?"

Amalia Liakou, "Image contre image", in Photographie, médias et capitalisme, sous la direction de François Soulages et Julien Verhaeghe, L'Harmattan, 2009.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire