Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 26 octobre 2013

Eléments du puzzle


Rubrique : art et photographie


Deux territoires sont séparés par une frontière rigide: d'un côté, "L'art des photographes"; de l'autre côté, "La photographie des artistes". En réponse à l'immense confusion qui règne généralement à propos des relations entre la photographie et l'art, on a délimité et exploré ces deux territoires pour montrer leur disjonction culturelle, économique, sociale et esthétique. Leur étanchéité fondamentale.
L'art des photographes et la photographie des artistes sont totalement disjoints car les conceptions et les pratiques de l'art, autant que celles de la photographie, diffèrent radicalement d'un côté et de l'autre. L'art des photographes est en tous points différent de l'art des artistes, tout comme la photographie des photographes ne se confond nullement avec la photographie des artistes. Non pas du seul point de vue technique, évidemment. Tout sépare en effet les univers de l'art et de la photographie: les problématiques et les formes des productions, les horizons culturels, les espaces sociaux, les lieux, les réseaux, les acteurs, si bien que les passages de l'un à l'autre univers sont véritablement exceptionnels.
L'"art des photographes" désigne une démarche artistique interne au champ photographique, tandis que la "photographie des artistes" se rapporte à la pratique ou à l'utilisation de la photographie par les artistes dans le cadre de leur art, en réponse à des questions spécifiquement artistiques.

La notion de "photographie des artistes" n'a pas pour seule fonction de souligner la frontière qui sépare les pratiques photographiques des artistes, d'un côté, et les pratiques artistiques des photographes, de l'autre côté; elle vise également à récuser l'expression passe-partout de "photographie médium de l'art". Pour cela, il a fallu d'abord historiciser et caractériser les usages de la photographie par les artistes; ensuite définir le territoire de la "photographie des artistes"; enfin réévaluer la notion de "matériau" dans le cadre de l'art contemporain.
Avant de jouer le rôle de matériau de l'art contemporain, la photographie a tour à tour joué le rôle de refoulé de l'art (avec l'impressionisme), de paradigme de l'art (avec Marcel Duchamp), d'outil de l'art ( chez Francis Bacon et différemment chez Andy Warhol) et de vecteur de l'art (avec les arts conceptuel et corporel et avec le Land Art). Ce n'est qu'au alentours des années 1980 (comme en écho aux expérimentations des avant-gardes du début du siècle, mais dans des conditions et sous des formes totalement différentes) que la photographie a été adoptée par les artistes comme un véritable matériau artistique. On a insisté sur cela que le devenir-matériau de la photographie doit peu aux photographes, que les artistes en sont les principaux acteurs, et qu'il s'inscrit totalement dans le champ de l'art comme une réponse à ses évolutions tant esthétiques qu'économiques.
Importée sans précaution de la communication et de la peinture moderniste, trop étrangère aux relations entre la photographie et l'art, et trop détachée des contextes, la notion de "médium" uniformément employée aplanit les différences de degré entre les divers usages que les artistes font de la photographie (comme du refoulé, paradigme, outil ou vecteur de l'art). Mais surtout, la notion de "médium" ne permet pas de comprendre que l'emploi de la photographie comme matériau de l'art contemporain correspond à une véritable césure, à un changement de nature dans les rapports entre l'art et la photographie. En tant qu'outil ou vecteur, la photographie était utilisée sans être véritablement travaillée (le traitement volontairement pauvre des épreuves équivalait à un refus ostensible du savoir-faire photographique), ni même particulièrement valorisée (les clichés étaient souvent combinés à des cartes, des dessins ou des choses). En tant que matériau de l'art, au contraire, les photographies sont habituellement exposées seules, après avoir fait l'objet d'un travail esthétique et technique souvent important et sophistiqué. Alors qu'auparavant les artistes ne réalisaient que rarement les clichés exposés, aujourd'hui ils maîtrisent parfaitement le procédé, leurs images sont parfois d'excellente qualité technique et de taille parfois monumentale. La photographie a dépassé son ancien rôle subalterne et accessoire pour devenir une composante centrale des oeuvres: leur matériau.

[... ce passage de la photographie en tant qu'outil à celui de matériau de l'art avec enjeux esthétiques nouveaux] aboutit à "L'art-photographie". Cet alliage art-photographie qui se constitue ainsi est suffisamment inouï pour faire dériver l'art et donner naissance à un "autre art dans l'art".
L'art-photographie, cet autre art dans l'art, se déploie à partir du brusque retour à la figuration qui se déroule à la Biennale de Venise de 1980, révélant  un certain état d'épuisement de la peinture pure telle qu'elle a été défendue par les modernistes, en particulier par les adeptes de l'expressionisme abstrait américain. Le double verrou moderniste de la pureté et de l'abstraction levé, la photographie peut, en tant que matière et mimésis, c'est-à-dire en tant que matériau mimétique, acquérir cette légitimité artistique qui lui était jusqu'alors refusée. Dès lors, sa plaine intégration dans les pratiques artistiques devient possible. Elle sera assez rapide et importante pour remettre en cause l'hégémonie moderniste de la main dans les oeuvres, et pour impliquer l'art-photographie dans le vaste courant de désubjectivation et de dématérialisation de l'art qui jalonne tout le XXième siècle. Assez pour favoriser le déclin de l'objet dans l'art, et pour simultanément contribuer à ramener l'art dans l'objet.
La perte du métier d'artiste et des notions traditionnelles de talent et d'intériorité, ainsi que la dématérialisation des oeuvres, c'est-à-dire la relativisation (et non la disparition totale) de l'art-objet, s'inscrivent dans la même dynamique que l'avènement de la photographie dans l'art. L'alliage art-photographie apparaît ainsi comme l'aboutissement d'un long déclin des valeurs matérielles et artisanales de l'art; comme l'effet d'un processus conduisant des oeuvres-objets, faites pour le regard, vers des propositions sans forme matérielle arrêtée, faites pour la pensée ou pour susciter des attitudes. L'art-photographie est donc le produit et le simulateur d'un déplacement des critères artistiques: L'hégémonie du modèle pictural est battu en brèche par celui de la photographie avec son apparent déficit de matérialité et de subjectivité.
Dans cette défaite de l'art-objet (unique, artisanal, subjectif, etc.) tel que l'a ardemment défendu la peinture moderniste, l'art-photographie joue en fait un double jeu, tout à la fois en favorisant cette défaite et en l'atténuant. Car l'art-photographie n'oppose pas aux objets artistiques canoniques (manuels) un non-objet (performance, concept, dialogue, oeuvre virtuelle), mais une sorte de quasi-objet (technologique). Quasi-objet parce que réputé inframince et frappé d'un déficit de matière, mais objet quand même qui assure de fait une  permanence de l'objet à contre-courant du mouvement de dématérialisation de l'art. Aussi, l'art-photographie contribue-t-il, dans le champ artistique de la fin du XXième siècle, à sauver les principales valeurs (très malmenées) du monde de l'art.
La "défaillance de la modernité" qui sert de cadre général au succès de l'art-photographie en définit également les grands traits. Les oeuvres suivent les orientations de la période de l'après-modernisme: les "grands récits" font place à une profusion de petits récits, et la haute culture à l'essor d'une basse culture. On assiste à un repli sur des préoccupations locales, intimes et quotidiennes et à l'emploi de la photographie pour leur donner corps et forme.
Plus généralement, l'art-photographie contribue à séculariser l'art, à inventer les rapports qu'il peut tisser avec ce monde-ci, dans sa nouveauté, sa diversion et son extrême complexité. A un moment où s'effondrent les certitudes d'hier.

André Rouillé, La photographie, Folio essai, 2005.

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