Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 7 octobre 2013

Essentielle existentielle


rubriques : psychologie du photographe ; photographie objective et subjective ; hasard et photographie


Freud, Ma vie et la psychanalyse. J'ai donc choisi comme titre, "ma vie et la photographie"; je n'ai pas inventé la photographie, comme Freud a inventé la psychanalyse, j'en ai hérité - et c'est un bel héritage- mais j'imagine que dans le rapport entre la vie et l'oeuvre il doit y avoir quelque parenté quant à l'investissement. Où commence la vie, où commence la réalité, où commence la fiction? Je serais bien en mal de le dire dans mon travail; je crois que le travail d'un artiste, et c'est la raison pour laquelle je me définis comme artiste, est un travail complètement imbriqué dans sa vie; je dis souvent qu'il vaut mieux donner son corps à l'art qu'à la science, et je le dis quelquefois à mes modèles, et je me le dis aussi quand je me prends comme modèle c'est-à-dire lorsque je fais des autoportraits.
Pour moi, la dimension autobiographique commence tout simplement et tout radicalement par là -et je pense que c'est une première démarcation dans les travaux photographiques que l'on peut voir- elle commence par la réponse à la question: est-ce qu'il y a ou non, investissement, confrontation? Est-ce qu'on a engagé toute sa vie dans la réalisation d'une oeuvre et est-ce qu'on l'a engagée à tel point qu'on est bien en mal et bien en difficulté de discerner la part de la vie et la part de l'oeuvre?
J'aurais pu commencer comme Freud (...) par vous raconter ma petite enfance (...), vous dire que j'ai été brillant jusqu'à la fin de l'école primaire et soudain, (....) j'ai arrêté de m'intéresser à la réalité c'est-à-dire que j'ai arrêté de m'intéresser en particulier à l'école, mais  je crois que j'ai arrêté de m'intéresser à la réalité en général. En quelque sorte, la réalité s'est brisée, a brusquement perdu son innocence.
Je me définis donc, pour reprendre l'expression précédemment employée, comme un photographe de la cosa mentale; je dis souvent qu'on ne photographie que ce que l'on a dans la tête, et non dans le réel, et le sens de mon travail c'est aussi d'assumer jusqu'au bout - de l'assumer même contre les courants idéologiques qui, à un moment donné, peuvent être dominants dans l'art contemporain - la subjectivité; il y a un parti pris qui est pour moi d'ordre philosophique, c'est que nous sommes voués à la subjectivité, nous ne pouvons pas en sortir et toute prétention à l'objectivité est un leurre. Donc toute prétention de la photographie à être un document ou toute prétention de la photographie à l'objectivité, toute prétention à l'évacuation du sentiment comme on a pu le lire bien souvent dans le discours de certains critiques il y a quelques années, est un leurre; c'est une nouvelle idéologie, idéologie scientiste, néo-positiviste; nous sommes là dans notre tête et nous ne pouvons pas en sortir, et nous sommes là voués à interpréter, à réinterpréter et à nous leurrer constamment sur la réalité.

Les plus beaux moments de prise de vue pour moi, ne sont pas ceux où je rencontre quelque chose, je ne rencontre jamais rien, et d'ailleurs je dis souvent que l'on ne trouve jamais que ce que l'on cherche; mais ce sont les moments où je peux éprouver soudain l'idée d'une coïncidence entre les idées un peu informes mais présentes que je ne pouvais avoir dans le crâne et ce qui peut d'un seul coup sembler se configurer, ce que je peux imaginer qui se configurera sur le tirage final à travers la vision, à travers la sensation que je peux en avoir dans le viseur, avec ce paradoxe que dans les viseurs photographiques, souvent le moment où l'on déclenche est précisément le moment où le viseur cesse d'être opérationnel et où on y voit plus rien. Je photographie également souvent en aveugle c'est-à-dire sans voir ce que je fais, d'ailleurs sans aucune hâte de le voir, parce que pour moi la photographie est à la fois un processus très mental et intellectuel -il n'y a rien de manuel dedans- et un processus très physique, au sens où (...) c'est un travail de prise avec le réel, c'est-à-dire que la photographie a cet aspect complètement paradoxal et paroxystique, d'être à la fois ce qu'il y a de plus mental sans doute dans la réalisation d'une oeuvre plastique et d'être en même temps ce qu'il y a de plus physique puisque prise il y a et que prise il faut qu'il y ait avec le réel et, y compris éventuellement, avec le réel de sa propre existence.
(...)
Un des livres qui m'a sans doute le plus marqué dans mon apprentissage de la photographie est Nadja d'André Breton; ce livre m'a toujours paru exemplaire d'une part parce qu'il est sans doute l'un des livres les plus intelligents sur les notions de hasard et de trouvaille- hasard, rencontre qui habitent effectivement la photographie qui travaille sur la coïncidence entre le mental et le réel - et puis d'autre part parce que cette idée d'André Breton de raconter des histoires en se servant aussi des images et en remplaçant un moment donné le texte par des images était une piste ouverte qui me semblait tout à fait passionnante. Il est vrai que l'exposition n'a pas été quelque chose qui au départ m'a attiré, je ne pensais même pas d'ailleurs à exposer, ça ne me venait pas à l'esprit. Par contre,  l'idée de faire des livres était dès le départ une préoccupation et un enjeu; comment est-ce qu'on peut faire des livres avec des photographies, qui soient autre chose que des catalogues d'exposition, qui soient à la fois des livres d'artistes, des objets plastiques et qui aient en même temps une dimension fictionnelle?

Jean-Claude Bélégou, série Erres, Vers le Grand Nord, 1994

  Je dis souvent, quand on me demande ce que je photographie, que je photographie l'existence car évidemment je serais bien embarrassé de dire:" je photographie des corps, je photographie des visages, je fais des autoportraits ou je photographie des paysages" puisque je peux faire tout cela à la fois ou tout cela tour à tour et pêle-mêle. Photographier l'existence, pour moi ça veut dire photographier, non pas le réel, mais mon regard sur le monde, sur ce que je vis de l'intérieur, sur ce dans quoi je suis impliqué. En somme photographier ma perception intime du réel, mes images mentales, l'existence telle que je le vis, la ressens de l'intérieur. Je me sens extrêmement éloigné de la photographie sociale qui pour moi relève plutôt de l'idéologie que de la pratique artistique, parce qu'elle appréhende le monde d'un point de vue spectaculaire, parce qu'elle va y voir sans être dedans (vous savez cette image triviale mais pourtant effective du reporter-photographe qui va y voir mais sans que ce combat, si de combat il s'agit, ne soit son combat). Je photographie mon combat avec le monde, avec la vie. Cette tentative difficile de vivre, puisqu'on est là.
Je suis étonné quand on parle de la photographie, comme si ce n'était pas une notion qui avait été balayée depuis les débuts de l'histoire de la photographie, c'est-à-dire une notion qui très vite avait éclaté puisque la réalité est qu'il y a des photographies et non pas la photographie.
Dans la photographie de l'existence, disons que j'essaie non pas de répondre (parce que je crois que la grande force des oeuvres d'art contrairement à la philosophie, justement c'est d'éviter l'esprit de système et d'éviter de répondre, d'éviter le dogmatisme) mais de faire penser, de confronter à ces questions: Qu'est-ce que c'est qu'exister?", "qu'est-ce que c'est qu'être au monde?". Et cela, je le fais quelquefois - je l'ai fait au moins pendant une dizaine d'années - à travers une confrontation à ma propre existence et aux épisodes de ma propre vie. Il y a un concept freudien qui me semble rendre compte assez justement de ce rapport qu'il peut y avoir - c'est un concept très inquiétant, surtout pour moi - entre mon travail et la réalité, du rapport entre autobiographie et photographie, c'est le concept freudien de mise en acte, qu'il faudrait le cas échéant articuler avec le concept de mise en scène: "La mise en acte est un fait par lequel le sujet, sous l'emprise de ses désirs et fantasmes inconscients, les vit dans le présent avec un sentiment d'actualité d'autant plus vif qu'il en méconnaît l'origine et le caractère répétitif".  Dans " L'interprétation des rêves", Freud note également: "(...) les désirs inconscients voudraient en passant par le système préconscient arriver à la conscience et au contrôle de la motilité".
Lorsque je regarde rétrospectivement ces dix dernières années (...) je suis obligé de m'interroger sur le fait que mon travail d'artiste a consisté à mettre en acte ce que j'appelle des expériences existentielles.

Jean-Claude Bélégou, Ma vie et la photographie in Traces photographiques, Traces autobiographiques, Publication de l'Université de Saint-Etienne, 2004.

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