Rubrique : perception, vision et photographie
Amusons-nous à nous mettre en lieu et temps d'un simple habitant de la cité de Florence, durant la Renaissance (disons pour être simple que nous sommes au début du 16ième siècle). L'homme va à l'église (...) et y voit quelques dizaines de représentations peintes illustrant les grands moments de l'Histoire chrétienne. S'il est amené à voyager dans la région, peut-être aura-t-il la chance de contempler des peintures dans les villages traversés. (...). On peut affirmer sans trop se tromper que durant sa vie entière, il n'aura croisé guère plus d'une centaine d'images différentes.
Essayons maintenant de recenser le nombre d'images vues par un français d'aujourd'hui, durant une seule de ses journées habituelles (images fixes): étiquettes, journaux, livres, publicités, vitrines de magasins, photographies "familiales"... Là encore, on prend peu de risques à avancer qu'au cours d'une seule de ses journées, cet individu aura croisé plusieurs centaines d'images différentes. Le citoyen d'aujourd'hui se trouve face à des images, qu'elles soient dessinées, peintes, photographiques ou numériques, dont le fonctionnement représentationnel n'est pas radicalement différent des peintures vues par le Florentin. Pour la plupart, c'est l'appareil perspectif qui ordonne la représentation: projection plane, point de vue unique, fixe et monoculaire.
L'homme d'aujourd'hui est donc immensément plus informé par la perspectiva artificialis que ne l'était l'homme de la Renaissance. Sa vie est infiniment plus liée aux représentations iconographiques. Ce constat évident nous appelle à poser la question suivante: si l'appareil perspectif n'est pas devenu caduc, malgré les profondes modifications de nos sociétés, est-ce parce qu'il est intimement lié à une vision "naturelle"?
Lorsque les artistes et les théoriciens du Quattrocento ont étudié la représentation graphique de l'espace tridimensionnel sur un plan, ils ont qualifié leur méthode de perspectiva artificialis, par opposition à la perspectiva naturalis. La perspective "naturelle", c'est la manière dont nous voyons, telle que la science optique et mathématique la révèle. La perspective des peintres est une méthode de représentation. Elle est "artificielle" en ce sens qu'elle est un artefact, un appareil. Ce qui nous intéresse ici, c'est le rapport qu'entretiennent les "deux perspectives"sachant que la question est loin d'être caduque tant l'actualité esthétique a vu resurgir ce débat (...).
L'objet principal du désaccord repose sur la réponse à la question de l'efficacité représentationnelle de la perspectiva artificialis et de son éventuel caractère "universel". (...). Deux camps principaux s'opposent: ceux pour qui la perspective renaissante est objectivement et universellement plus "naturaliste" que les autres perspectives (Gombrich, Danto, Pirenne...) et ceux pour qui elle est et restera conventionnelle ( White, Francastel, Panofsky, Damisch...).
La manière dont a été inventée et théorisée la perspective au Quattrocento introduit une corrélation nécessaire entre perspectiva artificialis et perspectiva naturalis. L'étude de l'optique à la Renaissance, avec la redécouverte d'Euclide, s'efforce de mettre à jour toutes les règles qui régissent la nature. La représentation du monde par les peintres ne peut que se soumettre à ces mêmes règles. L'outil commun est la géométrie. La théorie de l'art doit se donner pour mission de fournir aux artistes les règles scientifiques nécessaires.
C'est ce que fait Alberti lorsqu'il expose pour la première fois les rudiments techniques permettant de tracer une perspective correcte. Il accompagne son explication de cet argument scientifique déterminant; la méthode est la vraie méthode et ne saurait donc être ignorée. Représenter le monde qui nous entoure réclame de l'artiste une connaissance "scientifique" des lois qui le régisse. Ce qui est important ici, c'est qu'il était nécessaire pour lui d'affirmer cela. Sans justification scientifique, le bien-fondé du traité serait remis en cause. Sans ce lien avec l'ordre naturel, la légitimité esthétique de la mise en forme perspective perdrait de son évidence. Sans ce passage par l'apprentissage et la connaissance d'une règle de dessin qui répond à une loi universelle, appréhender la peinture comme un art libéral serait contestable.
Pour s'imposer esthétiquement, la perspectiva artificialis se devait d'être un écho fidèle et universel de la perspectiva natualis ou en tout cas d'apparaître comme tel. Car on ne peut évidemment confondre la manière dont la perspective a été représentée et introduite dans les ateliers italiens de la Renaissance et la réalité de la méthode. Certes, l'histoire a montré qu'Alberti ne s'était pas trompé dans son intuition; la démonstration (...) confirme ses constructions géométriques dans l'espace. Mais ce n'est pas parce que la géométrie perspective est juste mathématiquement qu'elle correspond naturellement et universellement à la manière dont nous voyons le monde. C'est dans cette nuance fondamentale que se glissent les querelles, les malentendus et bien souvent, les affirmations absurdes et les raccourcis trop rapides.
Une partie du débat (...) de la première moitié de ce siècle peut aujourd'hui être assez rapidement contournée: il s'agit de la question de la ressemblance entre l'image picturale et l'image rétinienne. On a très tôt constaté que l'oeil humain fonctionnait comme une camera obscura. Disons grossièrement que la pupille laisse passer une faible quantité de lumière dans notre oeil, projetant une image sur la rétine. L'image ainsi déployée sur un ensemble de capteurs sensibles sera traitée et traduite en impulsions électriques dirigées vers le cerveau. Ce dernier va créer une image, celle qui nous permet de dire que nous voyons le monde qui nous entoure.Il est important d'insister sur ce dernier point: c'est bien le cerveau qui crée l'image et non l'oeil. L'oeil est un outil, et il s'avère que cet outil utilise une projection de la lumière. Mais ce n'est pas parce que l'image rétinienne, celle projetée au fond de l'oeil, "ressemble" grossièrement à l'image que nous nous faisons du monde, qu'elle doit prendre une importance trop grande. On a souvent isolé cette étape, dans le processus de la vision, pour la comparer à l'image picturale. La ressemblance constatée entre la peinture perspectiviste et l'image rétinienne (la camera obscura) serait une démonstration de la légitimité "naturelle" de la perspectiva artificialis à représenter le monde. Une double argumentation condamne définitivement cette thèse: d'une part, la science a montré que l'image rétinienne ne pouvait être prise comme modèle pictural, tant les déformations, imprécisions, flous et colorations accidentelles font d'elle une image de piètre qualité. D'autre part, la vision n'est pas déterminée par la projection rétinienne. Certains animaux voient sans pour autant posséder un oeil à chambre unique comme celui de l'homme. On ne peut envisager la vision humaine comme la vision seconde d'une image projetée dans le cerveau. L'information qui arrive au cerveau et qui lui permet de voir est une information nerveuse, et la question de la ressemblance de cette information avec l'image que l'on se fait des objets vus n'a tout simplement aucun sens.
Ainsi, bon nombre d'arguments de Panofsky ou White, visant à refuser à la perspective conique sa prétendus fidélité naturelle aux règles du monde, se sont fourvoyés dans la défense absurde d'une perspective curviligne qui aurait été plus fidèle à la réalité, parce que plus proche de l'image rétinienne. Mais ceci n'était pas sans fondement: la remise en cause de la perspective albertienne reste d'actualité. En effet, mis à part cette chimérique perspective curviligne, (...) l'historien allemenand s'efforce d'envisager la forme perspective comme une forme conventionnelle, qui nécessite un apprentissage pour celui qui l'utilise, comme pour celui qui la regarde. C'est et apprentissage du spectateur qui a été contesté par (...) Ernst Gombrich et Arthur Danto.
Danto et Gombrich admettent évidemment que la perspective des peintres est un artefact. Mais ils constatent que cet outil produit une image dont la ressemblance au monde est évidente.
" .. Nous savons très bien quand une image a l'air "juste". Une image peinte selon les lois de la perspective suscitera généralement une reconnaissance immédiate et facile. A tel point que cette image rendra véritablement l'impression de la réalité..."
La notion d'évidence et d'immédiateté est importante pour Gombrich, car elle fait de cette ressemblance une caractéristique "naturelle" et non le fruit d'un apprentissage. Par-delà la culture visuelle de chacun, l'image perspective apparaît à tout le monde comme une représentation fidèle de la réalité.
L'exemple du trompe-l'oeil est généralement avancé comme paroxysme de la "reconnaissance immédiate et facile" d'une figure représentée. L'utilisation de la perspective à des fins d'illusion est pour Gombrich la conséquence du fait qu'elle "constitue une méthode valable pour la composition des images qui se proposent de créer l'illusion du réel".
Le débat n'est pas de savoir si la méthode perspective est simplement "valable", car évidemment elle l'est. La photographie est là pour en témoigner. Ce que Gombrich affirme, c'est que cette méthode est universellement valable, à toute époque et dans toute circonstance.
(...)
S'il est vrai que l'expérience du trompe-l'oeil ne tolère aucune réflexion et aucune analyse, peut-on pour autant parler d'une vision sans apprentissage? Ce serait un peu rapide, car la culture visuelle de chacun détermine certainement sa manière de voir. Si nous avons appris à voir en perspective, nous serons trompés par des images en perspective, et ce sans réflexion, analyse ou autre traitement cérébral a posteriori. Il nous est possible d'envisager l'importance de l'apprentissage en comparant la vision d'une image et la lecture d'un texte.: (...) Devant un mot écrit, efforçons-nous de ne pas déchiffrer les lettres mais de voir seulement les signes (...). Malgré nos efforts, cet effort est vain. (...) Nous lisons le mot car notre apprentissage nous a formé le regard ainsi. Cela ne signifie pas que la forme des lettres répond à une quelconque légitimité naturelle ou physiologique. Perception du stimulus lumineux et lecture sont simultanés, il est impossible de tracer une frontière, ni temporelle, ni conceptuelle, entre ces deux actions. Ce constat est tout à fait comparable à la manière dont nous percevons une image en perspective (une photographie par exemple). Il est difficile de ne pas "lire" une photographie et d'en rester à l'observation des caractéristiques formelles.
Nous avons vu que (...) du fait que certaines images font l'objet d'une reconnaissance immédiate et facile, Gombrich et Danto déduisent une thèse fort discutable concernant le lien entre propriété de ces images (la perspective) et l'apprentissage de sa perception. Ils poursuivront leur logique vers deux autres conclusions tout aussi contestables.
La première est que la découverte des règles perspectives à la Renaissance est un aboutissement inéluctable d'une recherche artistique en quête de mimesis. Nous serions donc en présence d'un critère objectif de jugement des oeuvres au regard de la volonté esthétique exprimée. Les artistes prônant l'imitation de la nature maîtrisent ou non l'outil perspectif. Ceux qui ne le possède pas sont en retard sur les autres. (...)
La deuxième conclusion est liée à notre mode de perception. Puisque l'image perspective est reconnue de manière universelle comme une image fidèle à la réalité, alors c'est qu'elle possède une qualité (sa structure perspective) qui répond directement à la manière dont nous voyons le monde. (lien proclamé à la Renaissance entre perspective artificielle et vision naturelle).
(...)
Pour Gombrich et Danto, on n'apprend pas plus à voir en perspective qu'on apprend à voir. La perspectiva artificialis représente le monde comme le cerveau se le représente.
(...)
Il faut mettre en garde quant aux arguments scientifiques énoncés par les uns et par les autres, car si le fonctionnement mécanique de l'oeil est parfaitement connu depuis bien longtemps, on ne peut compter que sur un nombre très faible de certitudes concernant comment le cerveau voit. (...) Des recherches très récentes semblent affirmer l'importance de l'apprentissage et de la mémoire dans la vision.
(...)
(...)
La science n'a encore que modestement percé le mystère de la vision et on ne peut prétendre savoir ce qui sera révélé dans l'avenir. Mais quoi que la science puisse nous apprendre sur la manière dont le cerveau traite les informations lumineuses, les recherches scientifiques sur la perception ne nous diront jamais rien sur le fonctionnement d'une représentation. Car la question de la représentation est propre à la culture humaine et à son langage, et absolument indépendante de la question de la vision. L'image peut fonctionner comme représentation pour nous et comme leurre pour l'animal. Mais certains leurres efficaces pour l'animal seraient considérés comme de très mauvaises représentations pour l'homme. Nous pouvons alors conclure avec Nelson Goodman, et contre Pirenne, Gombrich ou Danto, que
"Rien n'est intrinsèquement une représentation; avoir un statut de représentation est relatif à un système symbolique. Qu'un symbole qui dénote (comme l'image perspective par exemple) soit représentationnel dépend non pas de sa ressemblance avec ce qu'il dénote mais de ses rapports avec d'autres symboles dans un schéma donné."
Il nous faut donc quitter le discours scientifique, qui depuis son invention, a accompagné l'étude de la perspective, mais qui ne peut en rien nous aider dés lors qu'il s'agit d'appréhender son fonctionnement représentationnel."
Eric Valette, L'appareil perspectif et sa légitimité in L'art au temps des appareils, sous la direction de Damien Huyghe, L'Harmattan, 2005.
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