Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 24 septembre 2013

Raconte-moi une image



Rubriques : langage et photographie ; photographie objective et subjective


Présentant l'invention de la photographie à la chambre des députés le 3 juillet 1839, François Arago la définissait comme "un moyen de reproduction si exact" qu'aucun autre medium ne pouvait rivaliser avec son "incroyable perfection" de restitution visuelle de ce qu'elle enregistrait. Longtemps la photographie restera tributaire de cette fonction ancillaire de témoignage et Roland Barthes en fait encore sa raison d'être dans La chambre claire, dont le succès planétaire doit sans doute beaucoup au simplisme de la notion sur laquelle il fonde sa réflexion, le "ça a été".
Donnant à reconnaître, la photographie appelle à nommer, inévitablement, car on ne connaît que ce à quoi l'on peut donner un nom, comme en témoigne la question qui surgit inévitablement quand le sujet -l'objet, faudrait-il dire, plus justement- d'une photographie est difficilement identifiable: "Qu'est-ce que ça représente?".
Ce besoin de nommer ne s'amoindrit que quand la photographie n'est plus considérée comme image  mais comme objet marchand, ainsi qu'on peut le constater, à lire dans le Figaro du 19 novembre 2009 l'article de Valérie Duponchelle annonçant la vente d'"un ensemble exceptionnel d'Eugène Atget". Un "Eugène Atget", bien sûr, c'est bien plus qu'une photographie, c'est un objet de valeur en raison de son ancienneté et du fait qu'il "a acquis ses lettres de noblesse (marchande) dans les musées internationaux" et en particulier le Museum of Modern Art de New York, mentionné expressément pour avoir "en 1968 (...) acheté en nombre ses tirages et ses négatifs". La journaliste ajoute: "Un ensemble de ce pionnier français ("pionnier", ici, implique ancienneté, rareté et assurance contre la dévaluation du prix des clichés), qui plus est en remarquable état de conservation, est déjà un évènement pour le marché de la photo". En conséquence un "Eugène Atget" n'a pas besoin d'être décrit. Il intéresse le marché pour d'autres raisons que ce qu'il représente.
La nomination, c'est à dire la description, est aussi bridée par le respect des limites mises par la décence au dicible (limites variables selon l'époque et la culture ou l'idéologie de la personne qui parle et de ceux à qui elle s'adresse). Ainsi dans ce même article, si la journaliste attire l'attention sur le fait que les "nus d'Atget sont rarissimes", elle ne dit pas ce qu'ils représentent réellement, car aussitôt elle enchaîne:"et en voilà trois des plus explicites, passée la porte de la maison close où la jeune prostituée attend comme n'importe quelle marchandise". On remarquera l'étonnante figure de prétérition qui consiste à appeler "explicite" ce qui reste implicite dans cette évocation. Peut être cet emploi d'un terme inverse de la réalité de l'énoncé est-il l'effet inconscient de ce que montre la photographie jugée la plus remarquable, qui n'est pas "une jeune prostituée" exposée "comme n'importe quelle  marchandise", mais au contraire, retournée, présentée à l'envers (ce qu'un marchand fait rarement quand il met ses marchandises en montre) ainsi que l'on peut l'apprendre en  lisant Le Monde, dont le chroniqueur, Michel Guerrin, moins bégueule que sa consoeur du Figaro, décrit cette photographie qui, de plus, est reproduite:"femme nue à quatre pattes sur un  lit. Ce n'est pas tant un nu qu'un cul que présente Atget, (...) qu'une croupe qu'il met en valeur".

Ainsi, il faut nommer ce que représente une photographie pour qu'on sache ce dont elle témoigne, dont elle parle, comme dit de façon significative une expression courante, et qu'on puisse apprécier son originalité. Qui plus est, le plus souvent, il faut raconter. Car, soumettant, comme le fit longtemps la peinture à partir de la Renaissance, ses images à l'ordre de la perspective, la photographie est aussi, le plus souvent au service d'une historia. Si elle ne la raconte pas explicitement, elle la laisse entendre. C'est le corollaire du "coup de la coupe" décrit par Philippe Dubois: la coupe n'est pas si radicale qu'elle ne laisse reconnaître dans la photographie des traces de l'état des choses avant l'acte photographique ainsi que des indices de ce qu'il sera après lui, c'est à dire de l'évènement en cours que l'acte photographique a interrompu. Ainsi dans la photographie du nu à genoux vu de dos par Atget, la posture suppose une demande, ou une invite, préalable et que la jeune femme soit sur un lit laisse présager une continuation érotique de la situation. A partir du recoupement des traces et indices repérables sur une photographie, il est possible de saisir, de ressaisir, plus ou moins, la nature et la signification de l'évènement dont la photographie est  un "vestige-témoin", pour reprendre, avec une acception plus restreinte, un terme d'Erwin Panofsky. La pratique courante de la photographie, celle dite de famille ou celle de vacances, comme celle de reportage et celle, scientifique, d'enregistrement de résultats d'expériences (par exemple les photographies de collisions d'électrons), repose sur ce postulat.

L'histoire de la photographie est en partie celle de l'élargissement du domaine du nommable et du racontable. "Le nu moderne est un genre majeur de la photo moderne de l'entre-deux guerres, écrit M.Guerrin: tour à tour sensuel, froid, fragmenté, audacieux, solarisé, stylisé... Avec Atget on est dans quelque chose de plus dérangeant et jamais vu". Les photographes ont oeuvré également à l'élargissement du photographiable dans d'autres domaines: Albert Renger-Patsch photographia le monde industriel, Walker Evans les inscriptions publicitaires couvrant les façades de magasins, Wee Gee les corps étendus sur la chaussée des victimes de rixes nocturnes, Nan Goldin la déréliction des drogués, Wols puis Richard Avedon les déchets qui jonchent le sol des villes, etc,...autant de réalités qui n'avaient pas avant eux droit d'existence photographique ni donc de commentaire conséquent. Quel que soit le domaine explorée par la photographies, ce qu'elle donne à voir, ce que reconnaît grâce à elle, du réel, un spectateur, repose sur une correspondance entre ce que la photographie montre -ou plutôt qu'on y voit- et ce que ce spectateur sait ou postule du monde, sur l'accommodement de ce montré à ce qu'il peut reconnaître ou admettre en fonction de l'état général du savoir de l'époque et de sa propre "encyclopédie", comme disent les linguistes. L'ajustement entre le spectaculaire photographique et l'acceptable encyclopédique se fait toujours par le truchement du langage.

Les photographes qui se savent soumis à cet empire du langage, à l'emprise des mots, renâclent de temps en temps, affirmant volontiers que tout ce qu'il ont à dire est dit par leurs photographies (sans toutefois recourir à l'inepte "une image vaut mille mots", utilisé par d'autres qu'eux pour faire passer la médiocrité de leurs prestations (...). Mais cette radicalité ne change rien au fait que dans notre société le savoir se transmet principalement par le verbe et que l'apport croissant des images ne s'y intègre que converti en discours parlè ou écrit. Ce sont alors d'autres personnes que les photographes qui se font les interprètes de leurs oeuvres. Il en est ainsi tant que la photographie a pour raison d'être et de témoigner de l'état du monde et de le commenter, de permettre de le connaître plus amplement ou précisément. Et peu importe, de ce point de vue, que cet état du monde soit une réalité antécédente à la photographie, ou l'idée que l'on s'en fait à partir des photographies.
Le récit naît dès qu'un objet ou un être est représenté en situation. Les relations que l'on voit s'établir entre celui-ci et son contexte font aussitôt histoire. Toutefois supprimer le contexte ne fait pas échapper la photographie au langage, car la nomination s'exerce alors. Il faut procéder autrement si l'on veut la libérer de ses rets. (...)
Ainsi, John Baldessari procède par étouffement du sens. Agençant deux ou trois photographies qui n'ont aucun rapport les unes avec les autres, il produit un ensemble dont il dit qu'il a mille significations au aucune.C'est qu'entre deux ou trois photographies conjointes, le spectateur cherche à établir des relations, à trouver une consécutivité, à construire une histoire qui les rendrait complémentaires, consécutives d'un témoignage global sur une même réalité ou un même évènement. Mais il ne saurait y parvenir. Les oeuvres ont été choisies de sorte que ce que chacune montre est difficilement associable au témoignage des autres, que l'histoire qui peut être amorcée dans l'une est contredite par celles qui sont décelables dans les autres. Du coup il n'est pas de récit général possible mais non plus d'histoires particulières recevables, puisque les photographies assemblées font de toute évidence partie d'un ensemble. Ces photographies sont donc forcées au silence (...).
En conséquence l'artiste peut distribuer à sa guise ces photographies qui ne peuvent s'ordonner conséquentiellement, considérer les clichés comme de simples formes qui, en tant que telles, peuvent être combinées, en jouant de leur taille, de leur tonalité, de leur densité, de leur disposition dans l'espace, et même de leur iconographie, car elles ne sont désormais qu'un matériau plastique.
(...)
Cependant, ces artistes mettent fin au racontable, mais pas au nommable.
D'autres s'y sont essayé et pour cela ont fait des photographies qui, en raison de la nature des choses photographiées et des conditions élues de prise de vue, ne montrent rien qui soit identifiable à des objets ou des situations connues, reconnaissables donc et nommables. Trois voies ont été préférentiellement explorées pour obtenir ce que, en empruntant ce terme à Jean-Luc Marion, on pourrait appeler des "invus".

La première consiste à jouer des formes et des rythmes.
(...). Bien des photographes des années 1930 transformeront semblablement des objets industriels accumulés en compositions rythmiques, mais les objets dont ils se servent sont reconnaissables comme la barrière blanche dans la photographie de Paul Strand. Aaron Siskind va plus loin dans ces pratiques abstractisantes (...). Toutefois ses photographies laissent percevoir le grain du crépi des murs où sont peints les graffiti dont il n'a cadré qu'une partie indéchiffrable, et du coup ses images redeviennent réalistement explicables et ce qu'elles montrent nommable. Par contre Edward Weston (...) fait des photographies dont le référent est réellement indécidable quand, sous condition de cadrage, depoint de vue et d'éclairage, il tire des rochers dont la surface (...) est une composition complexe dont on ne saurait dire ce qui les constitue dans la nature. 

Minor White, 1962

Minor White, (...) pousse plus loin ce détachement référentiel. (...) Il est le premier photographe avoir déclaré vouloir faire des photographies abstraites et à estimer que "la photographie est un mirage et les appareils des machines à métamorphoses". Il ouvre une autre voie vers la photographie non figurative par la transfiguration de la matière.(...) Mais quand les formes engendrées par le contraste du lisse et du rugueux, du poreux et du dense, du clair et du sombre, du transparent et de l'opaque, ne renvoient qu'à elle-mêmes, que ce qui est photographié n'est en rien reconnaissable et demeure le matériau d'une image uniquement visuelle, sans référent assignable, M.White réussit son opération de métamorphose de la photographie, d'instrument de connaissance qu'elle est habituellement en moyen de création d'oeuvres plastiques, uniquement d'objets de jouissance visuelle. (...)

Une dernière voie s'offre pour inventer de telles images, celle de la subjective photographie. Otto Steinert, l'animateur de ce mouvement, affirme que "la photographie absolue renonce à toute reproduction de la réalité". Elle est pour lui un moyen de fixer des impressions fugitives ou d'exprimer ses émotions devant le spectacle du monde. En conséquence, les photographes "subjectifs" photographient d'instinct, de primesaut, sans se  préoccuper de composer des images conventionnellement équilibrées. Leurs photographies peuvent être floues, l'horizon n'y est plus horizontal, elles n'enregistrent souvent que des fragments d'objets proches, et ces fragments peuvent n'être que des formes inidentifiables, suscitant un sentiment d'étrangeté, voire d'inquiétante étrangeté. (...) elles sont au delà de la représentation et même de la supputation, à la différence des photographies "abstraites"  d'E. Weston ou de M.White (...). Dans la subjective photographie le photographiable s'instaure dans l'acte photographique, il n'en est plus la cause mais le produit.
 (...)

Olivier Umhauer, 2008

D'autres photographes vont à l'encontre des usages communs de la photographie. (Marc Heller, Bernard Plossu, Rolf General, Steven Bernas, Christine Buignet, Olivier Umhauer). 
Les oeuvres de ces artistes peuvent ne représenter que des objets ou des processus difficilement définissables et cernables: étendues, zones, formes, tracés, passages, contrastes, fusion, etc, dont la mention n'évoque rien de fixe ni de précis. Aussi est-il difficile d'en parler et de les commenter. En tout cas rien du monde extérieur n'y est reconnaissable: leur justification est intrinsèque, tient à l'organisation de leur apparence, à sa cohérence esthétique; ce sont bien des photographies de l'innommable, car quand la photographie se refuse à représenter le monde, le langage qui est fait pour décrire ce dernier fait défaut pour parler d'elles. Par contre la remarque que fait Michel Guérin dans Qu'est-ce qu'une oeuvre? prend une pertinence particulière: "Lorsque nous disons, parlant d'une oeuvre, que c'est une création, nous serions bien inspirés de l'entendre ensemble au passif et à l'actif: l'oeuvre a été créée, certes, mais en même temps, elle développe sa propre énergie créatrice. Autrement dit la production ne prend tout son sens que là ou le creatum se donne également comme un creans.

Jean Arrouye, Photographier l'innommable, in Le photographiable, sous la direction de Jean Arrouye et Michel Guérin, Presses Universitaires de Provence, 2013.

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