Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 17 septembre 2013

L'éternel retour


Rubriques : texte et photographie ; langage et photographie ; photographie objective et subjective


Deux types d'obstacles peuvent interdire la cocréation entre la photographie et la littérature: le préjugé selon lequel la photographie ne serait qu'une technique réaliste et la question du sens d'une photo.
A première vue, la littérature et la photographie semblent ne pas avoir de rapports essentiels, tant au niveau historique (la première existe depuis au moins trois millénaires, la seconde seulement depuis un siècle et demi), qu'au mode de fonctionnement (la première travaille sur la langue et l'écrit, la seconde sur l'image grâce à un appareil technologiquement complexe) ou de la réception culturelle (la première est considérée comme un art noble, voire l'art par excellence, la seconde fut longtemps prise et l'est encore parfois pour un art moyen, voire une technique pour autodidacte en quête d'émois illusoirement esthétiques). C'est pourquoi les hommes de l'écriture écrivains, dramaturges et théoriciens ont critiqué la photographie, et parfois se sont opposés à elle et à ses prétendus effets, et cela souvent au nom de la littérature. Etudions quatre positions d'écrivains, symptomatiques des difficiles rapports qui existèrent entre la photographie et la littérature.

La première position est celle de Cendrars qui aidait et aimait la photographie: il préfaça le livre de Doisneau Instantanés de Paris. Il ne se laissa pas pour autant interroger en profondeur par cet art, tout simplement parce qu'il ne considérait pas cette pratique comme un art, au même titre que l'était la littérature. La position de Cendrars est ambiguë, voire ambivalente, car s'il s'engagea bien pour elle, dans un même mouvement il s'en moqua avec une condescendance paternaliste: "Le petit bonhomme est épatant; c'est un artisan (...). Il n'est pas un artiste", écrivit-il de Doisneau; la photographie était bonne fille, bien gentille, mais elle n'était pas belle d'une beauté esthétique et muséale; ce n'était pas de la Peinture, ni de la Littérature; ce n'était qu'un artisanat; la preuve en était tout son matériel technique lourd, compliqué et indispensable; le photographe avait son appareil, tandis que l'écrivain avait son génie.

C'est un argument voisin qu'utilise Brecht pour critiquer la photographie et les photographes: ces derniers, en simples artisans, n'en resteraient qu'à la technique et ne pourraient dépasser se stade pour atteindre au deuxième sens du mot "technè"; l'art serait toujours manqué, eu égard à l'importance donnée à la technicité, il faut, dit Brecht, "déplorer que la photographie en soit toujours à vouloir faire la preuve de ce qu'elle peut techniquement faire". Aujourd'hui les choses ont bien changé et les critiques n'ont plus d'objet: le problème n'est plus là.

Cependant la référence à Baudelaire apparaît comme un passage obligé pour comprendre l'histoire des rapports de la photographie et de la littérature. En effet, les propos du poète ont fonctionné comme un discours de référence, discours de "vérité", horizon "théorique" suffisant pour bien des théoriciens et des écrivains et en conséquence comme surmoi esthétique pour la photographie; il n'y a qu'avec la photographie que de tels discours venant de la littérature peuvent fonctionner comme vulgate à propos d'un art. Baudelaire reproche principalement deux choses à la photographie: son réalisme et son industrie. Par son réalisme, elle risque de devenir le modèle et la norme de l'art; elle pourrait ainsi le mettre à mort. "Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d'exactitude (ils croient cela les insensés), l'art, c'est la photographie"; telle est l'argumentation de ceux qui utilisent la photographie pour se dispenser de comprendre et de goûter l'art; la photographie développe et garantit leur incompétence et leur erreur sur l'art. Par son industrie, la photographie devient la concurrente de l'art et risque de l'étouffer. Autant elle est utile pour le voyageur, le naturaliste ou l'astronome, elle est "le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d'une absolue exactitude, jusque-là rien de mieux". Autant elle est nuisible quand elle prétend concurrencer l'art: "l'industrie, faisant irruption dans l'art, en devient la plus mortelle ennemie,... le confusion des fonctions empêche qu'aucune soit bien remplie. (...) S'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'impalpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous." La photographie est l'ennemie de la poésie et du rêve: avec elle, la technique remplace l'âme de l'homme. " Il faut donc quelle rentre dans son véritable devoir, qui est d'être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l'imprimerie et la sténographie qui n'ont ni crée, ni suppléé la littérature." La photographie n'est en rien un art, mais une simple technique matérielle de reproduction; ne pas le comprendre contribue " à l'appauvrissement du génie artistique" et développe le narcissisme de la masse. On ne peut être plus critique à l'égard de la photographie.

Le revirement critique de Lamartine est une bonne réponse à ces résistances de la littérature face à la photographie. Celui qui considérait au départ la photographie comme une "invention hasardeuse qui ne sera jamais un art", reconnaît, quelques années après, la valeur de "cet art, mieux qu'un art, de ce phénomène céleste où l'artiste collabore avec le soleil"; ce changement chez cet écrivain est dû à sa capacité d'autocritique et à une connaissance sérieuse des photos. Cet enthousiasme de converti révèle que, dès le milieu du XIXe siècle, la photographie était repérée, connue et reconnue par des acteurs de la littérature. Il restait à la littérature en tant que telle à rencontrer la photographie; la rencontre de deux arts est toujours longue à se faire, car elle engage des dialectiques entre ces arts.

Le deuxième obstacle à la cocréation photographie-littérature tient à la question du sens d'une photo. Un jeu dialectique maître/esclave ou maîtresse/servante au début va se développer entre littérature et photographie en vue de la reconnaissance de la photographie, à propos de la question du sens. Dans ses premiers écrits sur la photographie, Barthes affirme qu'elle est" comme un message sans code". Cette évidence du sens de la photographie ferait d'elle quelque chose d'à la fois original, simple et non artistique, dans la mesure où la polysémie caractérise l'oeuvre d'art. "La photographie, c'est comme le mot, une forme qui veut tout de suite dire quelque chose, continue Barthes seize ans après. Rien à faire, je suis contraint d'aller au sens, du moins à un sens." Cette dernière restriction (du sens à un sens) est l'indice d'une évolution chez ce théoricien: en effet, seule une photo qui se voudrait purement documentaire ou entièrement au service d'une propagande - et encore...- est unaire, c'est à dire monosémique. Mais en fait, devant toute photo, plusieurs sens peuvent être produits/reçus en fonction de la photo, de son contexte de présentation et du récepteur. Il peut y avoir unanimité dans l'univers des signes univoques, comme, par exemple, en mathématiques, il n'y a jamais unanimité face à une photo, face à une image. Le signe est fermé, l'image est ouverte; le signe est chose, l'image est personne. C'est même la caractéristique de la photographie d'être potentiellement riche d'un nombre indéfini de sens: force explosive de l'image rebelle - ce qu'avaient ignoré ou voulu ignorer ses détracteurs-. Cette volonté d'ignorance, déjà repérée, pourrait s'expliquer de la même panière que nous avons expliqué la volonté de réalisme chez des photographes, à savoir par le besoin rassurant de réalité, de vérité et de croyance. Cette restriction positive étant énoncée, Barthes peut ajouter, quelques lignes après: "Cette fatalité unit l'écrivain et le photographe face au peintre." Ainsi, par un même mouvement, il reconnaît la photographie comme un art et il révèle sa parenté avec la littérature. "La forme ne se pose que pour s'absenter au profit d'un réel supposé, affirme-t-il: celui de la chose dite ou de la chose représentée.

L'écrivain John Berger a, pour sa part, insisté sur cette ambiguïté du sens de toute photo, voire sur son absence de sens: "Cette photographie montre de toute évidence que cet homme, ce cheval et ce harnachement ont existé, mais elle ne nous renseigne aucunement sur le sens de leur existence." Bien plus, certaines photos, comme celles de Rabot, sont non figuratives et échappent ainsi à toute monstration évidente d'une chose particulière; on est alors face à du photographique ne renvoyant ni à un sens évident, ni à un référent reconnaissable. C'est justement cette question du sens au sein de la réalité photographique que des artistes travaillent aujourd'hui, tout comme les poètes qui interrogent les sens imposés ou convenus de la langue; mais la particularité du travail photographique tient non seulement à son matériau, mais aussi à la liaison due à l'essence technologique de la photographie du problème du sens et celui du temps: "En retirant l'évènement du temps où il se produit, poursuit John Berger, la photographie exclut forcément la signification de cet évènement." La photographie ne peut éviter ce problème: elle doit s'y confronter pour être une activité véritablement artistique. Ce n'est pas fortuit si ce sont principalement des écrivains obsédés par le rapport du signe et du sens qui ont pointé massivement le problème qui se pose pour la production et pour la réception d'une photo. Chose remarquable, c'est la réception qui donne une réponse une certaine réponse à ce problème: "Un instant photographié n'acquiert de sens que dans la mesure où celui qui regarde peut y lire une durée qui dépasse cet instant même, dit Berger. Quand nous trouvons qu'une photographie crée du sens, nous lui prêtons un passé et un futur." En fait, nous prêtons un sens à une photo, nous ne le lui donnons jamais une fois pour toutes; c'est même le jeu dialectique entre ses différents sens qui produit notre ravissement et fait la richesse d'une photo.
La photo n'a pas de sens en soi; c'est ce qui peut faire sa force (artistique), mais aussi sa faiblesse. Il y a un siècle, Bertillon avait bien compris le problème:"Aussi longtemps que telle particularité externe dont la présence suffirait à elle seule pour faire reconnaître un individu entre mille n'aura pas reçu un nom qui permette d'en emmagasiner dans la mémoire la forme et la valeur signalitique, elle restera non perçue et sera comme si elle n'existait pas. Nous ne pensons que ce que nous pouvons exprimer par la parole. Il en est de même pour la vue: nous ne pouvons revoir en pensée que ce que nous pouvons décrire." Sans la parole, l'image photographique nous échappe, elle est insaisissable. C'est pourquoi la littérature va devenir parfois la servante (et dialectiquement la maîtresse) de la photographie; l'oeuvre de Duane Michals est, à ce sujet exemplaire: l'écriture, mieux la littérature, vient alors enrichir la photographie, la sauver de sa faiblesse ontologique et ainsi rendre possible une oeuvre photographique originale et riche, dialectique photo/écriture, séquences, histoires. On arrive même au paradoxe suivant: c'est parce que Michals est un véritable artiste photographe qu'il utilise écriture et littérature, et qu'il s'autorise même à dire: "Je me considère comme un romancier, comme un écrivain"; nous sommes en pleine photolittérature, c'est-à-dire dans un domaine où l'oeuvre existe -non comme une addition de photographies et de littérature, mais comme leur résultat autonome, comme leur enfant -possède ses lois et règles propres."
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Quelques citations sur les liens photographie/littérature
Hers: "C'est la littérature qui m'a souvent fait comprendre les images que je devais faire"
Bernard Plossu: "L'appareil photo est pour moi une manière d'écrire. Le processus mental est le même: on accumule pendant vigt ans une culture, un savoir, une sensibilité, et puis tout vient sous la plume en une seconce. C'est la même chose pour la photographie."
Denis Roche: "Les appareils photo, comme les machine à écrire, sont des machines à fabriquer des leurres et des ex-voto, c'est à dire la même chose."
Paul Valéry: L'existence de la photographie nous engagerait plutôt à cesser de vouloir décrire ce qui peut, de soi-même, s'inscrire"

François Soulages, Esthétique de la photographie, 2005, Armand Colin Cinema.

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