Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 9 septembre 2013

Extrait authentique


Rubriques : photographie analogique et numérique ; art et photographie


S'agissant de l'informatique, dont l'avancée dans les milieux du reportage explique peut-être certaines crispations, le travail critique reste à faire. Trois remarques peuvent être formulées à partir des données de mon analyse.

Premièrement, il y avait chez Baudelaire l'idée que la photographie était susceptible de "remplacer l'art dans quelques-unes de ses fonctions", lui faisant ainsi concurrence. Le problème, dans cette formule, c'est la relation de l'art à la fonctionnalité. Certes, c'est bien dans le registre des fonctions qu'une concurrence peut s'établir et un dispositif fonctionnel -ou une technique- en remplacer à terme une autre. Ainsi, la photographie a-t-elle concurrencé la peinture dans la fonction de portrait, remplaçant un métier par un autre; ainsi l'informatique à son tour peut-elle périmer un certains nombres de métiers. Mais que peut-on conclure de cela, qui est essentiellement économique, quant à l'art? L'idée de concurrence est-elle valable en art ? Y a-t-il une économie et, au delà, une fonction de l'art? Si l'on devait répondre positivement à ces questions, alors il faudrait inclure le travail artistique dans le travail économisé, penser le temps de travail artistique dans la logique d'une "force productive employée", selon une cadence déterminée, économiquement réglée, admettre que la valeur artistique relève de la valeur économique. Est-ce le cas ? Ne sommes-nous pas plutôt fondés à nommer art ce qui défait une technicité donnée de son emploi et de sa valorisation économique ?

Deuxièmement, et par conséquent, ce que j'ai pu appeler "authenticité" (voir la note à la fin du texte) n'est-il pas cette défection d'une technique donnée à son économie? Je nomme ici "économie" ce qui dispense d'un temps de travail, ce qui, en général, gagne du temps. Dans la méthode artistique, il y aurait donc l'inverse: il s'agirait de rendre du temps au travail, de faire valoir son espace et sa durée. Nous avons des exemples pour la photographie, pour toutes ces photos où le photographe a fait avec l'appareil, lui abandonnant sa visée. De ces photos (Atget, les Becher, Struth, Bustamante) se dégage une temporalité particulière qui est tout sauf de l'ordre de l'instantané. Là rien n'est pris vraiment, mais quelque chose s'échappe. Sans doute le rapport du photographe à l'appareil qui rend possible une telle échappée ne convient-il pas intrinsèquement au numérique, lequel ouvre vers d'autres spécificités et entretient avec la capture d'autres relations, mais la méthode convient assez généralement: l'authenticité d'un appareil se dégage d'un travail qui compte sur toute la donne de cet appareil, non sur le projet qu'il emploie.

Troisièmement la situation artistique possible de l'appareillage informatique implique ou impliquera un rapport soustractif aux fabriques parentes avec lesquelles cet appareillage peut paraître concurrent: la peinture encore (il existe une reconversion informatique de pratiques picturales aussi bien qu'une idéalité picturale de nombre de propositions informatiques), la photographie sans doute, mais aussi le cinéma qui, au niveau industriel, fait un emploi massif du numérique. Le registre des potentialités authentiques de l'informatique n'est probablement lui-même encore qu'en gestation (...) mais l'authenticité, je me suis efforcé de l'établir, n'est pas une donnée immédiate. C'est l'affaire d'un travail, d'une gestation, d'une soustraction qui ne sont encore que possibles, comme chaque fois, lorsque la technique en question est dans sa jeunesse. Ce n'est pas spontanément, par simple fait d'invention que se produit l'authenticité d'un appareil."

Note: Walter Benjamin écrivait à la fin de sa Petite histoire de la photographie: "Une chose est passée inaperçue (...) de Baudelaire, c'est l'injonction qui repose dans l'authenticité de la photographie. Si un reportage, dont les clichés n'ont d'autre effet que de s'associer par le biais du langage, permet de l'escamoter, cela ne sera pas toujours possible." Dans la traduction de Maurice De Grandillac revue par Pierre Rusch, on lit: "on ne réussira par toujours à élucider les injonctions que recèle l'authenticité de la photographie par la pratique du reportage dont les clichés visuels n'ont d'autre effet que de susciter par association des clichés linguistiques chez celui qui les regarde".
Ce propos noue l'idée préalablement formulée du déclin artistique de la photographie à celle de son inauthenticité. En d'autres termes, et pour essayer de rassembler l'ensemble des données: l'art serait cette conduite qui parvient à dégager l'authenticité d'une technique de l'image. Et quand il a lieu -voyez l'histoire de la photographie, la Petite histoire de la photographie- il se produit une soustraction à une tradition visuelle où, autrement, s'englue la nouveauté. Et cette soustraction, à son tour, déstabilise les données catégoriales en vigueur, donc le langage. Ainsi l'art est-il vif, et actif par rapport à une technique d'époque, quand il trouble les structures fonctionnelles du dire et tout ce que j'appelle par ailleurs la géographie établie des subjectivités, les territoires intérieurs, les fonctionnements d'instances.

Pierre-Damien Huyghe, Eléments de polémique in L'art au temps des appareils, sous la direction de Pierre-Damien Huyghe, L'Harmattan, 2005.

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