Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 9 juillet 2013

La double hélice numérique


Rubrique : photographie analogique et numérique


A l'issue d'une conférence que j'ai donnée dans les années 1990 sur certaines manières de manipuler des photographies avec un ordinateur, une femme s'est levée et a fait remarquer: "C'est exactement ce que nous faisons en génétique. Sauf qu'alors que vous, vous travaillez sur des images, nous on travaille sur l'ADN."
Tandis que les gens des médias modifiaient les couleurs d'yeux ou de peaux sur des clichés, les généticiens expérimentaient des stratégies permettant de modifier la personne humaine elle-même. Consciemment ou non, ceux qui manipulent des photos préparent le terrain pour des changements fondamentaux aux niveaux tant de l'individu que de la société.
Depuis plus de vingt ans que l'on retouche les clichés paraissant dans la presse, ces interventions de plus en plus fréquentes ont rendu le concept de manipulation génétique plus palpable, plus immanent et peut-être même inévitable. Si l'on peut constamment teindre en bleu des yeux bruns, gonfler des lèvres et des seins, et gommer tous les soi-disant "défauts", le processus semble moins effrayant et inaccessible. Si, comme nos jeans et nos voitures, nous pouvons nous aussi métamorphoser notre matérialité physique en une image séduisante, nous avons bien plus de chances de succomber aux sirènes de la manipulation.
(...)
Un photographe fut envoyé pour me tirer le portrait et me prévint, malgré tout que le cliché serait retouché par la suite. Je lui demandai s'il savait comment les directeurs de rédaction modifieraient sa photo. Il l'ignorait. J'eus conscience de l'insignifiance de la façon dont je choisirais de me présenter devant l'appareil, puisque le cliché serait retravaillé ensuite par quelqu'un qui ne  m'aurait même pas rencontré. Et pour la première fois, je considérai un photographe comme un simple nègre rassemblant les matériaux préparatoires d'images destinées à être remises en forme par quelqu'un d'autre. Les nouveaux procédés de postproduction photographique rabaissaient tant le photographe professionnel que son modèle: comme tant d'autres choses de nos jours, nous étions de simples rouages d'un système plus vaste dont le contrôle nous échappait.
Maintenant, un directeur artistique ou un rédacteur en chef sur un autre continent sont également en mesure de regarder virtuellement dans le viseur pour intervenir sur le cadrage, ou de passer en revue les images à mesure qu'elles sont téléchargées, alors que la séance de prise de vues est toujours en cours. Lorsqu'on utilisait encore de la pellicule, (...) le photographe jouissait d'une plus grande autonomie.
Si je devais choisir une date marquant l'avènement de l'ère numérique dans le champ de la photographie, ce serait 1982. C'est cette année-là que les gens de National Géographic retouchèrent une vue au format paysage des pyramides de Giseh afin de l'adapter au format portrait de la couverture du numéro de février de leur magazine. Ils déplacèrent électroniquement une zone de l'image représentant un des monuments afin de le repositionner en partie derrière une autre pyramide, et  non à ses côtés. (...) Interviewé deux ans après la publication de cette couverture, le rédacteur en chef du magazine, Wilbur E. Garett, choisit de minimiser les choses, décrivant la modification de l'image comme un simple repositionnement a posteriori du photographe à quelques pas de distance, afin d'offrir une perspective différente.
Involontairement, la revue en couleurs plutôt conservatrice avait initié la photographie au voyage dans le temps. Lorsque j'expliquai cela plus tard à Edouard Boubat, il exprima son anxiété à l'idée que quelqu'un, dans le futur, puisse tenter de prêter un point de vue différent à ses clichés en noir et blanc: "Ils ne feront ça qu'aux photos en couleurs, non?"
Peut être se demandait-il pourquoi il avait guetté pendant des heures qu'une scène se produise dans la rue, si quelqu'un pouvait se contenter de fabriquer une image semblable. Dans le contexte français, où les droits moraux de l'auteur sont mieux défendus que par le système juridique américain, basé uniquement sur le copyright, une telle éventualité peut sembler encore plus scandaleuse.
Le raisonnement de Géographic, contredisant ou même transcendant la présence de l'auteur, rappelle les "duos" réunissant Natalie Cole et son père Nat King Cole depuis longtemps décédé, enregistrés dans les années 1990 ou un film d'animation réalisé à titre posthume à partir d'une série de photogrammes de Laszlo Moholy-Nagy. Certaines de ces  interventions sont conçues à titre d'hommage, d'autres ne visent qu'à circonvenir la volonté du défunt. (...) Si l'on peut trifouiller le passé, pourquoi ne pas photographier le futur?
(...)
Le temps photographique se trouve ainsi restructuré: il ne s'agit plus d'enregistrer le moment précis d'une rencontre privilégiée entre l'observateur et le sujet, et le rôle du photographe s'en trouve de toute évidence minimisé.
Cette même année 1994, une couverture de Time présentant une version considérablement assombrie et  plus floue d'une photographie d'identité judiciaire d'O.J. Simpson, prise lors de son arrestation sur présomption d'un double meurtre, fut décrite par le rédacteur en chef du magazine, dans une lettre ouverte aux lecteurs publiée la semaine suivante, comme une simple tentative de conférer à "un banal cliché d'origine policière une valeur artistique, sans rien sacrifier de la vérité". Communément tenue pour raciste -pourquoi noircir la peau d'une célébrité lors de son arrestation, mais  pas lorsqu'elle vante les voitures de location de chez Hertz à la télévision?-, cette décision d'user de la possibilité de modifier un document historique clé quasi simultanément à sa création était le type de démarche que le rédacteur en chef d'alors aurait sévèrement critiquée chez qui que se soit d'autre. (...)


[Autre chose]: un cliché d'actualité illustrant le crash d'un avion suédois parut dans des journaux finlandais alors que nul photographe n'avait été présent sur les lieux. Après avoir interviewé des témoins, on avait reconstitué la scène à partir d'images disponibles. (...)
La photographie requiert-elle encore un photographe, voire même un appareil?
Tout en remettant en question les faits et  leur propre raison d'être en tant que sources faisant autorité, ces grands médias jouaient aussi inconsciemment un rôle de pionniers, découvrant de nouvelles formes de création d'images bien avant les artistes et les documentaristes? Leurs frasques involontaires, aussi destructrices soient-elles, peuvent être perçues comme libérant des potentiels encore insoupçonnés.

Lorsque, durant ma première année d'université, j'ai pour la première fois assisté à la mystérieuse transformation  en photographie d'une feuille de papier exposée plongée dans un bain chimique, cette rencontre m'a paru magique, relevant d'une sorte d'alchimie. Mais alors, à l'aube de l'ère numérique, la photo était déjà là, et la magie consistait à la métamorphoser. Ce qui était captivant, ce n'était plus la lente émergence de la "trace" ou du stencil immédiat" mentionnés par Susan Sontag, mais la manipulation des images elles-mêmes.
Alors que j'étais assis dans le métro de New York et que je contemplais les images placardées tout autour de moi, en particulier celles qui se trouvaient au-dessus des voyageurs me faisant face, je me mis à douter de l'existence même de ce qu'elles représentaient Cet homme en train de parler à ce podium s'y était-il jamais vraiment tenu? S'agissait-il d'une personne réelle? (...). Je me demandais si tout ce système référentiel fonctionnait ou non. Voir, ce n'était sûrement pas croire, et les photographies semblaient constituer autant de portes ouvertes sur un univers parallèle fabriqué artificiellement pour servir des buts discordants, que je pouvais supposer commerciaux et subversifs. Deux décennies plus tard, ma réaction paraît désespérement naïve.
On a retouché et mis en scène des photographies dès le tout début de l'histoire du média, l'un des premiers exemples connus étant l'Autoportrait en noyé d'Hippolyte Bayard, réalisé en 1840. Mais l'utilisation toujours plus fréquente de ces manipulations et le fait qu'elles soient à la portée de quiconque dispose d'un minimum de compétences informatiques ont déclenché un scepticisme croissant dans la société en général. Selon un sondage national sur les attitudes des consommateurs mené en 2005 aux Etats-Unis, 30% des internautes ne font pas ou peu confiance aux sites d'information quant à leur utilisation d'images non retouchées. Ces sites jouant un rôle phare dans l'usage de la photographie comme support documentaire, on ne saurait guère revendiquer une foi universelle dans la capacité du média à amener le lecteur à "affronter en lui le réveil de l'intraitable réalité", comme l'écrivait Roland Barthes à la fin de La Chambre claire.
Si la fonction sténographique de la photographie est mise en doute, si la fidélité de sa consignation n'est plus tenue pour acquise, alors, en user pour prêter une crédibilité aux mises en scène dictées par les dirigeants et les célébrités, ou la réduire à la production des icônes génériques dans lesquels le journalisme transcrit le réel (le gouvernant empreint de gravité, la veuve éplorée, les enfants affamés, l'explosion incontrôlée, etc...), mettra à nu son propos purement cérémoniel. Si on ne peut se fier aux clichés documentaires au moins comme témoignages des apparences, la photographie aura perdu, aux yeux de la société, sa valeur en tant qu'utile, quoique imparfait, arbitre des évènements, accidentels et spontanés en particulier, pour se limiter à un simple outil de la politique de communication.
Un scepticisme généralisé peut bien sûr avoir aussi l'avantage, offrant à la photographie l'occasion de mûrir en tant que langage, de ne plus compter essentiellement sur sa fonction sténographique mais d'élargir son discours linguistique. Son rôle se rapproche alors de celui de signifiants moins immédiats tels que les mots, la peinture ou le dessin, tout en conservant an arrière-plan l'ombre de son rôle comme trace directe. Son auteur, au lieu d'être ignoré ou réduit à la fonction de simple porteur de l'appareil, peut se voir reconnaître une place centrale, un point de vue aussi fondamental que ceux des autres créateurs. Et les puissants ne pourront plus aussi facilement user de la photographie pour "prouver" ce dont le média ne sera plus en mesure d'attester. (...)
(...)
Hani Farid, professeur de mathématiques appliquées à Dartmouth College, a récemment développé des algorithmes permettant d'analyser si les sources d'éclairage de certaines parties d'une image différent de celle du reste, ou de voir si des pixels supplémentaires ont été générés, soit en agrandissant des portions du cliché, soit en les faisant pivoter, de façon à répéter les clichés ayant subi des  modifications. Selon Hani Farid, des comités de rédaction de revues scientifiques, des clients d'eBay et le FBI ont été parmi les premiers à manifester leur intérêt pour ce champ neuf de la police scientifique du numérique. L'avenir seul dira s'il s'avèrera finalement réalisable d'analyser la foule d'images circulant chaque jour, et ce à quel point il sera difficile de détecter toutes les manipulations.
Il serait intéressant de fournir ce type de logiciels à des internautes motivés, tout comme les caissières disposent de machines permettant de repérer les faux billets. On pourrait imaginer des bloggers se mettant au service de tous en endossant activement le rôle de chien de garde. (...) Cela pourrait cependant dégénérer en une atmosphère de chasse aux sorcières, les accusations volant de toutes parts et chaque photo étant soupçonnée de falsification jusqu'à ce que soient établies les preuves de son authenticité.
En attendant que se développe une forme quelconque de chien de garde technologique, le manque de principes universels transparents en matière de photojournalisme, particulièrement dans les magazines, est déconcertant, surtout à la lueur de près d'un quart de siècle d'expérience dans le domaine de la manipulation d'image. (...)

Fred Ritchin, Au-delà de la photographie, le nouvel âge,  Victoires Editions 2010.

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