Blog proposé par Jean-Louis Bec

jeudi 27 juin 2013

La photographie élevée au carré

Rubriques : photographie analogique et numérique ; photographie objective et subjective ; fiction récit et photographie


Il s'agira ici de proposer quelques points de réflexion sur l'enjeu contemporain de la pensée de Vilém Flusser comme quoi "le photographiable est tout ce qui figure dans le programme", en conséquence de quoi "l'image photographique est l'image du travail de production de celle-ci", et ce à l'aune d'une production photographique contemporaine précise : les dernières séries de Thomas Ruff -  Jpegs (2004-2008) -  et de John Fontcuberta - Googlegramas (2005). Ces séries pourront en effet s'appréhender comme des travaux emblématiques de deux photographes qui n'ont de cesse de réfléchir sur l'image, l'objet et le processus photographique et donc comme productions artistiques demandant de réfléchir à "une nouvelle histoire de la représentation qui serait d'abord celle des supports-objet" faisant retour paradoxalement à un débat éminemment photographique, à savoir celui qui convoquait déjà l'image (picture) et la photographie, dès les premières productions d'avant-garde de certains photographes pictorialistes anglais.


                                                                  Thomas Ruff, Jpegs

                                                       Joan Fontcuberta, googlegrama

  Joan Fontcuberta, googlegrama

En effet, le choix de ces deux artistes provient du fait que tous deux interrogent d'une part la dimension fictionnelle de l'image photographique, et plus généralement de l'image technique au sens de Flusser, à savoir l'"image produite par des appareils", mais aussi l'omniprésence de ces images "autour de nous [qui] sont sur le point de restructurer magiquement notre réalité [et] de la transformer en un scénario planétaire d'images". D'autre part, ils semblent réinvestir concrètement ce que Flusser avait mis en exergue dans sa pensée du photographiable, à savoir le programme. Dans la mesure où "l'appareil photo est programmé à produire des photos et [que] chaque photo réalise une des possibilités qu'offre le programme de l'appareil", alors "le photographe ne peut précisément prendre que ce qui est photographiable, c'est à dire tout ce qui figure dans le programme", mais il peut aussi technologiquement étendre ce photographiable. Ce dernier point, que je nommerais "l'extension du photographiable" et que pratiquent T. Ruff et J. Fontcuberta, aura été en effet anticipé par Flusser lorsque ce dernier supposait la possibilité de connecter l'appareil photographique à d'autres connections (ici l'outil informatique), car si l'appareil,photo est déjà une black box où "le codage des images techniques a lieu à  l'intérieur de celles-ci", il y a aussi d'autres complexes "appareils de distribution photographiques qui sont placées à l'output de l'appareil photo [qui] absorbent les images qui s'en échappent pour les reproduire à l'infini et les déverser sur la société par des milliers de canaux" faisant alors de l'univers photographique un puzzle à l'image des travaux de T. Ruff ou une mosaïque comme l'historicise Fontcuberta."

Si donc Flusser fait de l'image photographique une image technique, nous penserons ici l'image photographique comme première image technologique de la matière et du matérialisme économique. En effet, nous ne pouvons faire l'impasse, en réfléchissant sur le photographiable au sens de Flusser, sur ce qu'il évacue tout en y glissant brièvement, à savoir la place de la matérialité aussi virtuelle soit-elle de l'image photographique produite par l'appareil et du matérialisme productiviste de ce dernier - ce "noir", "cet intérieur de la black box à l'intérieur duquel se passe le codage des images techniques". Il y aurait donc une production opaque de l'objet-image - ce qui fera d'ailleurs ajouter à Flusser que "toute critique des images techniques doit s'attacher à élucider leur intérieur".
La série Jpegs de Thomas Ruff rappelle l'intérêt constant de l'artiste pour la matérialité et les modes de production de l'image photographique. Ainsi a-t-il pratiqué dès ses débuts l'expérimentation et même la manipulation chères aux photographes de l'avant-garde européenne des années 1920-30. Si ces derniers présentaient à travers leurs photogrammes et photomontages la technologie photographique d'une surface graphique ou la production d'un objet-image, ils faisaient déjà "avec" le photographiable non plus des fenêtres mais des images". D'une part le programme des supports sensibles argentiques définissaient dans le "noir" de la chambre noire des images "pointillistes" sans modèles que seraient schadogrammes, photogrammes, rayogrammes; d'autre part le programme plus esthétique et politique qui considérait l'image photographique comme fragment ouvrait cette fois-ci la possibilité au photographe lui-même, c'est à dire à son esprit - métaphore de la chambre noire - , celle de produire des associations de photographies - photomontages dont l'image, et non la reproduction du réel, serait la finalité.
Jpegs poursuit cette histoire de "programmes" et de passage de la photographie à l'image, que les tout premiers photographes ont fait subir justement à l'image photographique. (....) il retrouve la pensée de Flusser pour qui "les modèles de l'image aujourd'hui ne sont plus les mythes mais les programmes", mais aussi pour qui "l'appareil photo n'est pas un outil mais un jouet...[sachant que] le photographe ne joue pas avec son appareil mais contre lui. " Ici Ruff joue avec les supposées transparences et virtualité des supports que sont les fichiers informatiques de nos mondes numériques ainsi qu'avec la soi-disant qualité matérielle des images trouvées sur Internet. Il exacerbe la mise en crise de leur plasticité ainsi que celle de leur fragilité iconique liée inconditionnellement au programme technologique et économique dont elles procèdent. Comme nous en avons fait l'expérience, les photographies sont diffusées dans le World Web sous un faible nombre de dpi, en raison de la faible résolution des écrans informatique et de modeste vitesse du réseau internet à ses débuts. Si nous agrandissons ces images, les pixels deviennent apparents jusqu'à former une sorte de puzzle pictorialiste ou une image mosaïque aux pièces rectangulaires ne participant plus à la lecture d'une quelconque information. Chez Ruff, le grand format des tirages de ces images exagérément pixellisées (entre deux et trois mètres de côté) demande alors au spectateur -tout comme les tableaux impressionnistes, pointillistes et parfois certaines photographies pictorialistes à la gomme, tirage au charbon....) - de trouver sa bonne distance de perception. C'est alors plus au corps et à la perception qu'au savoir informationnel que s'intéresse ici Ruff. Mais il s'oppose aussi en quelque sorte à la pensée productiviste de Flusser qu'aura influencé nombre de photographes allemands comme le dit fort justement Régis Durand "la véritable contrainte n'est pas tant celle qu'impose le médium que celle des usages qui en sont faits et des discours qui sont plaqués sur lui". T. Ruff joue en effet ici de la pixellisation de l'image numérique (contrainte du photographiable flusserien) pour justement déjouer toute possibilité de discours et donner à voir ou contempler plus une image qu'une photographie au sens d'information. La photographie, nous dit alors Ruff, c'est çà ou çà peut être çà, mais c'est aussi çà... et si vous ne vous en contentez pas, alors vous pouvez toujours ajouter du discours: manière de faire reprendre aux mots leur pouvoir sur l'image. Ainsi, "la stratégie Ruff consiste [...] à ne pas aller contre cette logique forte du médium, mais au contraire à l'accompagner et à l'exacerber pour en jouer à son avantage". C'est alors des "non-photographies" comme les nomme T. Ruff qu'aboutit l'artiste, puisque ces images n'appartiennent plus strictement au régime informationnel, mais à celui plus distant paradoxalement du numérique, et surtout redonnent l'autonomie et le pouvoir aux images issues d'un photographiable joué par du photographique, éliminant par là toute notion de photographié. Le photographe puise dans le stock des images d'Internet du World Wide Web. Pour cela, Ruff choisit des sujets politiques et internationaux très médiatisés tels les essais de bombes atomiques, des scènes de guerre de Bagdad... (...). Puis il agrandit au maximum la taille des pixels jusqu'à produire une image inédite quasi abstraite. Il met ainsi à distance toute croyance au pouvoir illusionniste de l'analogie photographique tout en mettant en oeuvre la logique de l'appareil photographique aujourd'hui appareillé à la logique informatique de l'économie et du politique. Alors la photographie devient "une image [non seulement] de concepts" mais une "image - produit "issue de l'exploitation de la logique d'un appareil de notre époque telle que l'a définie Pierre Damien Huyghe et que l'a réinvestie Jean-Louis Déotte en précisant que "chaque art est appareillé selon des époques différentes de l'appareil". Ruff, lui, invente des images inédites en tant que produits d'un médium, au sens le plus matériel et technologique qui soit, produits-images d'un photographiable de notre début du XXI siècle.
Intervient alors ici de manière critique la différence que met en avant Flusser et qu'analysera plus tard l'anthropologue des images Hans Belting, qui rappelle que le philosophe du photographiable distinguait "l'image comme produit d'une technique et l'image traditionnelle". En effet si pour Flusser "la photographie est une image de concepts [et] qu'en ce sens, tous les critères du photographe se trouvent contenus dans le programme de l'appareil sous forme de concepts", les "non-photographies" de T. Ruff -tout comme celles de Fontcuberta- sont des images qui d'une part travaillent dans l'interaction de l'image et du médium (si, comme le précise Hans Belting, "le médium est une invention technique et l'image le sens symbolique du médium") et d'autre part transforment par cette interaction même "l'image technique en image mentale", loin de toute fonction référentielle ou analogique à l'égard du réel, loin de toute restitution d'un regard porté sur le monde...Ici, le photographiable, paradoxalement, éloigne le réel de sa reproduction photographique. Il est ce mode de production des images qui confère à celles-ci de n'être qu'images et non plus photographies. Il est celui qui programme, dans son programme même, la mise à distance du réel tout comme les photographes pictorialistes qui s'intéressaient davantage à l'image (picture) qu'à l'illusion analogique du simple processus technique photographique. T. Ruff tire le photographiable vers la destruction du photographié pour nous amener plus efficacement à une perte iconique du réel, sous couvert de tableaux numériques aux damiers colorés exagérément agrandis et potentiellement critiques."

Michelle Debat, L'extension du photographiable contemporain comme nouveau pictorialisme numérique, in Le photographiable (sous le direction de Jean Arrouye et Michel Guérin), Presses Universitaires de Provence, 2013.




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