Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 25 juin 2013

Souriez... clac


Rubriques : lecture de photographies ; art et photographie ; photographie objective et subjective ; droit et photographie;


Selon Bourdieu, "les normes organisent la saisie photographique du monde". La formule est radicale. La saisie photographique du monde est une formule ouverte vers l'inconnu que l'ordre social méconnait et que l'artiste tente d'approcher. Il en paye souvent le prix par des procès retentissants. L'inconnu révèle le rapport de méconnaissance du savoir et exhibe les postures de refus a priori issues des idées reçues. Il en est des normes comme des règles de l'art vis-à-vis du monde dont nous ignorons presque tout. Le peu que nous en savons, nous le voulons conforme à notre a priori. Que savons-nous du réel dans la saisie photographique du monde? Nous n'en savons rien précisément parce que le savoir est relatif et ne saisit pas le monde en son entier. Saisir le monde par l'image est une tentative que chaque génération d'artiste s'épuise à produire afin de saisir la vie dans l'art.

Tandis que les normes relèvent de la limite qu'une société impose de manière déterministe ou technique, la saisie artistique du monde est arpentage de la réalité, recherche du méconnu, effacement des limites du su et du cru. La notion de normes intègre des règles puissantes inculquées dans la société. La norme est une limite, un équilibre, le commun dénominateur dans les usages et les fonctions sociologiques de groupes humains constitués. Mais les normes varient et perdent leur valeur d'usage. L'ordre moral dominant impose alors à chacun des valeurs et une éthique dépassées. La norme devient alors une limite qui empêche de lire le réel et le savoir récent.
Lorsque la morale s"applique à l'art, c'est souvent en aveugle comme une masse morte face à la vie. Elle tue ou efface la pensée neuve, les possibles. La morale et la censure font bon ménage devant les idées neuves en art. La fonction de l'éthique dans l'usage des normes artistiques est fondée davantage sur des règles académiques que sur leur transgression dans la création.
La norme est aussi peu appropriée en art que l'usage de la morale pour définir une démarche artistique. La norme, la morale ne servent qu'à révéler les censures collectives des groupes sociaux qui font pression sur les artistes afin de ne pas transgresser les valeurs établies. Ainsi, les normes sont-elles des limites posées à l'art que l'artiste n'a de cesse de transgresser. Car c'est l'artiste qui établit les règles et les normes en art et non l'instance politique ou morale de la cité.
La saisie photographique du monde est une définition du photographiable, selon les mots de Bourdieu. Le photographiable est sans limite car il se situe en dehors des limites imposées par l'ordre éthique de la culture collective. Les normes censurantes organisent le photographiable selon "l'opposition entre le photographiable et le non-photographiable", c'est à dire en fonction de ce que est techniquement possible et ce qui est licite, montrable ou immontrable. Bourdieu  adopte la notion de limite en ce que ces deux extrêmes sont "indissociables du système de valeurs implicites". Le montrable et l'immontrable dépendent de limites et de ces valeurs implicites qui s'imposent à tous comme des évidences. Nul n'admet combien les censures implicites sont des censures objectives de la création. Le photographiable et le montrable illustrent des limites que l'ordre social impose à la technique et à la représentation de manière implicite en fonction de valeurs, d'éthiques, de modes.
Bourdieu évoque le "contingent de photographies "faisables" ou "à faire", et aborde les possibles de l'art "par opposition à l'univers des réalités" sans limites. Il envisage combien le dispositif photographique est contraignant et fondé sur une représentation construite a priori sur une conception technique du monde. Il n'y a pas, pour lui, que les possibilités techniques de l'appareil mais il y a aussi l'idée que l'appareil a été construit et défini par des modèles implicites que l'artiste se doit de ratifier pour exister malgré lui. Les modèles implicites sont contenus tant dans le dispositif photographique que dans son mode de représentation en deux dimensions. Le représentable dépend davantage de la subjectivité collective que des limites techniques. En ce sens, c'est le représentable qui définit le photographiable parce que ce sont les "modèles implicites qui se laissent saisir à travers la pratique photographique et son produit parce qu'ils déterminent objectivement le sens qu'un groupe confère à l'acte photographique".
Bien avant Philippe Dubois, Bourdieu définit l'acte photographique comme un écart de la limite, un procès des normes. Lorsqu'il évoque le sens qu'un groupe confère à l'acte photographique, il entend ce que la censure veut imposer comme place de l'image dans l'ordre du monde. Le sens qu'un groupe confère à l'acte photographique est en l'occurence une "promotion ontologique", une élévation singulière " d'un objet perçu en objet digne d'être photographié". Ce qui est considéré comme précisément "digne d'être photographié" est ce qu'il s'agit ici d'interroger. Est-ce un obscur objet de désir de censure ou de contrainte dans ce qu'on définit comme étant de l'art et ce qu'on définit comme n'en étant pas? Au nom de quelles valeurs dominantes chaque époque va-t-elle définir ce qui est digne ou non d'être photographié et montré comme oeuvre d'art dans un musée ou une galerie?
Être "digne d'être photographié", signifie ce qui est digne "d'être fixé, conservé, communiqué et admiré". et intègre ce que la censure dominante impose dans ses canons esthétiques de la morale bien pensante de l'art.
Ce qui est digne d'être admiré relève des normes qui organisent la saisie du monde tel que nous devons le voir. Ce qui est digne d'être montré relève du montrable et l'immontrable. L'immontrable est ce qui est interdit d'être montré à l'époque de Bourdieu. L'époque artistique présente envisage l'immontrable et l'infilmable comme des transgressions esthétiques valides, mais elles sont aussitôt marginalisées comme des pratiques critiques.
Si l'artiste choisit ses sujets depuis Nietsche, énonce Bourdieu, c'est parce qu'il est le maître d'oeuvre. La photographie subit, par la médiation de l'éthos,"l'intériorisation des régularités objectives et communes"" qui empêchent de créer, c'est à dire de rompre avec les normes; car les usages subordonnent la création "à la règle collective", en sorte que la moindre photographie exprime, outre les intentions explicites de celui qui l'a faite, le système des schèmes de perception, de pensée et d'appréciation commun à tout un groupe". La sociologie définit les groupes comme des lieux où se forment des "systèmes de schèmes de perception, de pensée", de repères de validation et de censure, d'imposition de valeurs implicites "propres à une classe" sociale, "une profession ou à une chapelle artistique" qui professent une esthétique photographique comme un dogme. Lorsque l'art revendique "désespérément l'autonomie" dit Bourdieu, c'est en raison de la dépendance de l'esthétique affichée comme norme avec la classe d'origine, le groupe, la chapelle artistique d'où ces points de vue sont émis. Ces points de vue normatifs sont considérés par le groupe comme une approche universelle de l'art. La problématique de l'autonomie de l'art dépend alors du rapport des valeurs critiques de l'art vis-à-vis du monde. La critique suppose une autre saisie du réel que le déjà-vu et le déjà-connu de l'art.
Affirmer que les normes organisent la saisie du monde de l'art, suppose chez Bourdieu une critique radicale de ce qu'il nomme l'imposition sur la conscience. Les normes contraignent dans "la composition même des images", où "tout semble obéir à des canons implicites qui s'imposent généralement" dans la pratique de l'art. Ce sont les "esthétiques" et les "éthiques implicites" qui gouvernent le fait photographique moderne et non la remise en cause des valeurs établies.On photographie comme on écrit un roman du dix-neuvième siècle. Comment dans ces conditions montrer ce que la réalité connue cache du monde si nos esthétiques sont dépassées?
Photographier revient à alors à se confronter à un système de normes techniques explicites et codifiées, dont on ignore les attendus plastiques mais dont on prétend penser la pratique comme un "moyen d'expression" et la tenir dans un sens explicite selon "les intentions explicites de son auteur". L'auteur en photographie, s'il participe à une "symbolique d'une époque" n'a pas d'intention lisible dans son oeuvre. Car l'oeuvre n'a pas de discours. Elle ne parle pas et ne signifie pas. L'auteur ne la gouverne pas. Ce qui s'y joue, l'époque et l'auteur ne le savent pas. Car ce que l'artiste a entre les mains, nul ne le contrôle, ne le domine et ne l'enferme dans la signification. La conquête du réel est alors relative comme les certitudes et la domination de l'invisible par l'art.

Steven Bernas, Le photographiable et l'imphotographiable, in Le photographiable (sous la direction de Jean Arrouye et Michel Guérin, Presse universitaire de Provence, 2013.


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