Rubriques : photographie objective et subjective ; lecture de photographies
L'un des faits prépondérants de l'art du XX e siècle est sans conteste sa mise en relation réflexive avec l'image médiatique, sous des aspects extrêmement variés: intégration par collages ou juxtapositions de coupures de presse, adoption du support journalistique, invention du style documentaire, création sous forme de revues, imprimés, éditions, parodies critiques ou pastiches ironiques des codes médiatiques, appropriations, redéfinitions des genres liés à la photographie ou au film, etc. Les modalités adoptives se sont révélées d'une grande diversité et ont bien sûr pris en considération l'évolution de plus en plus rapide des syntaxes de l'image et des moyens de diffusion. Depuis le début des années 1990, ce phénomène a pris une amplification inédite. En effet, si auparavant les artistes qui ont eu recours à diverses stratégies pour décoder les langages médiatiques n'envisageaient pas, pour la plupart, la transmission d'une information alternative, la génération actuelle éprouve la nécessité de produire une autre communication, non officielle, et d'inventer de nouveaux modes de représentation. C'est à la fois la complexification des structures de la société globale et leur manque de visibilité (elles échappent aux apparences immédiates) et les changements accélérés des codes journalistiques qui imposent cette urgence du témoignage. le besoin de se confronter directement au réel est peut-être aussi motivé par la mise à l'épreuve de l'affirmation selon laquelle l'image tient lieu de réalité (par Baudrillard par exemple) et par un questionnement sur les mécanismes de production idéologique.
Allan Sekula a, sans doute le premier, compris le déficit de représentation de certains aspects de notre contemporanéité et la nécessité de nouvelles formes documentaires. La notion de style documentaire au sens où l'entendait Walker Evans, si elle mérite plus que jamais l'attention, est à certains égards, en effet, devenue caduque, puisqu'elle s'attachait à l'imitation, et donc à la révélation, des standards liés à l'objectivité prétendue, alors du reportage. L'importance du photographe américain n'en demeure pas moins essentielle, notamment dans sa prescience du rôle joué par l'image médiatique dans la représentation mentale que nous nous faisons du monde. L'image, et non plus le réel, s'est imposée comme référent de toute nouvelle image et les conceptions du réalisme s'en sont trouvées à nouveau reconsidérées -mais de là à affirmer l'abdication de la réalité devant l'image...
Dans certaines pratiques artistiques actuelles, la description rend manifeste un principe d'incertitude et l'auteur, habité par le doute plus que par la conviction d'une vérité à transmettre, se tient à distance de toute interprétation, accessoire aujourd'hui convenu sinon obligé du photojournalisme. Dans le même état d'esprit, la notion de "temps faible" défendue par Raymond Depardon est revendiquée, notamment par le rejet du sensationnalisme et de spectaculaire, par le refis d'un point de vue unique et d'images généralistes qui donnent l'illusion d'un consensus.
Dans ce contexte, Bruno Serralongue occupe une position assez singulière. Il ne s'agit plus pour lui d'analyser les conventions médiatiques, à l'instar des générations précédentes, et pas vraiment non plus de reformuler le genre documentaire, selon une tendance bien vivante de nos jours, bien que sa démarche apporte aussi un éclairage sur ces questions. C'est la procédure du reportage qu'il adopte avant tout; il se passe littéralement des commandes à lui-même, liées à des évènements médiatisés - peu ou prou.
Dès 1994, dans la série Faits divers, il se fixe la contrainte d'une pratique quotidienne en corrélation avec des articles parus dans un journal local, Nice-matin. Il se rend sur les lieux d'un évènement relaté et photographie le décor vidé de toute action, et aussi de toute signification, à l'exception, parfois, de l'une ou l'autre trace. Les images sont cependant reconnectées à un contexte, celui de la recension journalistique, par la sérigraphie de son résumé au bas de la photographie. L'articulation du texte et de l'image rend explicite le processus et met en exergue la nécessité de la légende, encore soulignée par la vacuité de la représentation et l'absence de préoccupation formelle. Si cette complémentarité reprend un usage médiatique, elle fonctionne de manière tout autre puisqu'elle pointe la pauvreté d'un certain type d'article. La série Faits Divers se présente comme "une enquête sur l'enquête journalistique" et montre le rôle, parfois très réduit, de l'opérateur-photographe dans la chaîne de l'information, voire dans la prise de vue elle-même. De plus, par son renouvellement, la couverture de l'évènement accentue son caractère dissimulateur. Au "ça a été" de Roland Barthes, Bruno Serralongue substitue le "où-ça-s'est passé".
L'intention photographique se limite à la mise en place d'une méthode et, par là, Serralongue poursuit les démarches analytiques de l'art conceptuel. Le mode opératoire implique un étirement temporel qui se rejoue au niveau de la réception, dans la succession des lectures, celles de l'image, puis du texte et à nouveau de l'image. Arrivé à ce terme, le spectateur réalise pleinement la volonté démonstrative de la procédure et l'accentuation patente de l'opacité énonciative, par lesquelles le caractère construit de toute image et ses limites en termes de visibilité du réel se manifestent avec insistance. Dans le cadre de cet ouvrage, la suspicion critique vis-à-vis de l'immédiateté de l'image et de sa fiabilité comme représentation a déjà été remarquée dans les travaux d'Allan Sekula et de Simon Norfolk.
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| Bruno Serralongue, Union flags, série "Mumbai", 2004 |
Par la suite, Bruno Serralonge continue à se concentrer sur le hors-champs des mass media, mais dans le but de présenter une contre-information. Durant l'été 1996, il (...) propose une couverture de l'arrivée du Sous-commandant Marcos aux villages d'accueil de la "Rencontre intercontinentale pour l'Humanité et contre le Néolibéralisme". Il se situe en tant que participant et non en tant que témoin mandaté, ce qui implique une proximité personnelle avec l'évènement, mais aussi une distance photographique, en raison de l'effacement de l'auteur et de l'intérêt égalitariste porté à tous les éléments en présence. Bruno Serralongue se défend de faire de "l'art engagé", conscient de la nécessité de distinguer implication individuelle et travail artistique, même s'il cherche à relier les deux. Puisqu'à la différence du photographe professionnel, il choisit seul tous ses sujets, ceux-ci rencontrent forcément ses préoccupations personnelles. Sa situation se rapproche à certains égards de celle de l'amateur. Volontairement, il travaille sans accréditation ni autorisation préalable; il se positionne, selon les circonstances, comme participant, touriste, observateur... Cependant le choix d'un matériel lourd, une chambre de grand format, lui donne une visibilité qui engage à la négociation et entraîne une durée de l'acte photographique. L'accentuation de la temporalité tient aussi de la décision de suivre régulièrement, ou pendant une période définie, certains sujets d'actualité -mais jamais relatés dans leur propre continuité.
(...)
Dans tous ses projets, il occupe une place intermédiaire, laissée vacante, entre le spectateur et le journaliste, qui singularise le point de vue.
(...)
Chaque série constitue un ensemble dans lequel aucune photographie ne prédomine ni ne condense la signification générale. Les images travaillent sur l'intervalle: entre elles, entre les séries, ou encore avec le texte parfois. (...) C'est au spectateur que reviennent les mises en relation, l'interprétation et la complexification à partir des propositions initiales. Bruno Serralongue n'a pas la prétention naïve de présenter une vision claire et cohérente du présent, d'où l'apparente neutralité de son travail.
La distance revendiquée, je la considère comme un positionnement moral. Elle correspond avant tout à un retrait devant l'autorité dont se prévaut trop souvent l'image, devant la spectaculaire et le sentimentalisme qui forcent l'empathie, celle-ci assurant une bonne conscience qui se substitue à une véritable éthique -c'est-à-dire plurielle et active-, devant l'esthétisation généralisée et la surenchère de l'ego."
(...)
Paradoxalement, le refus d'un point de vue clairement affirmé tente d'empêcher toute lecture univoque. L'effacement de l'auteur engage plus sûrement le spectateur, le soustrait à la passivité -à la fois prétendue et encouragée par les médias, dans un mouvement circulaire cause/effet/cause inhibiteur. L'opacité énonciative ne dément toutefois pas une implication totale, visible grâce aux relations entre les séries et la cohérence stratégique de la démarche."
Catherine Mayeur, Décalages stratégiques pour réfléchir l'information in art actuel § photographie, Presses universitaires de Namur, 2008.

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