Blog proposé par Jean-Louis Bec

mardi 21 mai 2013

" Spectaculaires spéculations"


Rubrique : art et photographie


La photographie est maintenant un objet de collection et de spéculation au même titre que les autres arts. Est-elle pour autant un art comme les autres? Son invention, au milieu du XIX siècle, coïncide avec le plein essor de la société industrielle. La photographie s'impose d'emblée comme une technologie moderne, mécanique, susceptible de reproduction et de grande diffusion. Le marché de l'art, selon un mouvement inverse, obéit aux lois de la rareté. Il tend vers la pièce unique, le chef d'oeuvre.
La photo a trouvé sa place sur le marché de l'art. Afin de générer rareté et valeur là où la reproductibilité le défend, une hiérarchie a été établie entre les différentes natures de photographies. La notion de "vintage" est apparue, qui stipule que l'"original" est une image tirée par l'artiste, ou sous son contrôle, au moment de la prise de la vue. Hiérarchiser. Numéroter. Signer. La photographie depuis les années 1970 se cherche une noblesse. Au moment précis où, dans le monde de la peinture, opère une force contraire: le refus de l'unicité. Les premières sérigraphies d'Andy Warhol datent de 1963. Jean Fautrier lance l'ouverture des "originaux multiples" à l'orée des années 1950. Il dénonce "l'oeuvre unique" et "tout ce qu'elle comporte (...) de dégoût dans sa touche sacrée et éphémère".
La photographie se pense et se montre comme une valeur de plus au sein d'un système capitaliste qui monétise l'art au même titre que le pétrole, l'or ou les diamants. Mais la société libérale avancée n'adoube pas n'importe quel art. Elle réclame une photographie à son image -froide, transparente, vernissée. L'emblème de cette photographie est Andreas Gursky. Son dyptique géant d'un magasin de discount américain -intitulé 99 cent - est à ce jour l'image la plus chère du monde. Gursky cadre les hauts lieux de la société capitaliste: linéaires de supermarché, chaînes de production, places boursières. Il tire ses photos aux formats géants de la publicité et monnaye son oeuvre au prix le plus fort. Il a mis en place un système parfaitement tautologique. La réalité du capital mondialisé se montre et se chiffre telle qu'elle est. Une ironie diffuse, un effet de glacis, entre le spéculaire et la spéculation. Le marché réclame moins des oeuvres que des objets-tableaux, des objectivations photographiques. Comme au salon de l'Automobile, il s'agit de susciter le désir du nouveau. Et une inflation de la matérialité, du monumental. D'où le succès des formats géants d'Andreas Gursky, des caissons lumineux de Jeff Wall, autre vedette de la photographie contemporaine. Le propos n'est pas ici de mettre en doute la qualité des oeuvres. Mais de comprendre pourquoi ce seul type d'oeuvre atteint des prix records sur le marché.
Gursky fait le constat, froid,  de la domination de la société marchande. Wall fait indirectement le procès de cette société en instruisant une critique de l'histoire des formes. Mais tous deux ont recours à l'instrumentation publicitaire de la photo couleur. C'est encore le cas des portraits de plage de Rineke Djikstra ou du cow-boy Marlboro de Richard Prince. Tous figurent au top ten des ventes. Le marché de la photo contemporaine atteste de la domination de la couleur. Comme si le noir et blanc, qui manifeste un point de vue, une interprétation du réel, constituait une menace pour l'ordre visuel établi. Comme si la couleur figurait, dans le champ publicitaire comme dans le champ plasticien, une transcription soumise du réel, le signe requis de l'obéissance. Le sacre de la couleur se soutient de celui des techniques numériques. A l'heure où la photographie se veut rare, ces techniques offrent le paradoxe de tirages de plus en plus identiques.

Andreas Gursky, 99 cent II, 2001

La tendance est aux photos pures et purifiées, aux photos nettes parfaitement scénarisées. Les autres vedettes du marché, Grégory Crewdson, Philip-Lorca diCorcia, Tracey Moffat, proposent des fictions photographiques d'autant plus fascinantes qu'elles reposent sur des scénarios comptables et l'arrière-monde du cinéma, art du chiffre par excellence. Pléthore de figurants, foule d'assistants, innombrables heures de retouche numérique. Une industrie de la photographie existe désormais, au modèle de l'industrie du film, qui se complaît dans les histoires de budgets.
La photographie génère pourtant des histoires qui ne sont pas seulement celles de leurs conditions de production. Des histoires de contemplation, de captation, de traces, des mémoires, des flux de sensations qui redisent le lien matriciel de la photographie au réel. Le marché les absorbe aussi, dès lors qu'ils portent le sceau du passé et de la légende. Les portraits de Diane Arbus -photos en noir et blanc n'excédant pas 37cm2 - atteignent des sommets dans les ventes. Mais est-ce l'oeuvre dans sa déflagration immédiate que le marché consacre? Ou la mythologie d'une suicidée abandonnant derrière elle une poignée de vintage? Une même hystérie se prépare à n'en pas douter autour de l'oeuvre de Robert Frank, dont on célèbre en 2008 le cinquantième anniversaire des Américains. Robert Frank, ermite retiré dans ses terres canadiennes, emblème d'une photo narrative qui serait considérée comme démodée si elle n'était ramifiée à la légende le beat génération.
Ainsi, deux possibles coexistent. D'une part, la photo considérée comme une assomption du signe pur et de la pure forme. D'autre part, la photo comme source et aboutissement de récits. La première alternative a obtenu, à ce jour, l'aval du marché. La seconde pénètre depuis peu les musées, à travers une nouvelle génération de photographes qui se refusent à la pratique d'une photographie muette et immanente? Guillaume Herbaut ou Stanley Greene en sont d'éminents représentants. En Albanie, en Tchétchénie, ces deux reporters ne cadrent jamais la violence, la mort ou la maladie sans les nommer. Chaque visage supplicié porte  un nom. En deça et au-delà d'une sémiotique, leur art enveloppe et développe conjointement une forme et un récit. -irréductibles à un singulier. Nourrissant un dessein éthique, esthétique et documentaire, Gilles Saucier tient depuis dix ans le récit de la circulation de ses portraits réalisés  au Bengladesh, leur dissémination dans les intérieurs et leur réappropriation par ses modèles. L'américain John Sternfeld, de son côté, prolonge dans des commentaires ce que ses images à la chambre ne disent pas. Pratiquant une photographie au long cours, Alessandra Sanguinetti traque pendant six ans les signes du passage de l'enfance à l'adolescence chez deux fillettes. (...)

Alessandra Sanguinetti, the aventures of Guille and Belinda
 and the enigmatic meaning of their dream, 1998-2006

Ces pratiques du temps perdu et de l'instant patient induisent un échange avec le sujet photographié; ce jeu dialectique produit une écriture photographique de la métaphore, de l'allégorie, du récit en images. Elle s'éloigne de l'univoque, qui est idéologie et suppose une fixation. Elle agit à rebours d'une certaine photo plasticienne qui suppose un timing, une programmation, la gestion d'une équipe au modèle de l'efficacité techniciste.
La photo comme art démocratique, en prise directe avec le monde, demeure un art de l'incarnation et du partage. Son assomption sur le marché de l'art constitue une bénédiction, mais aussi une menace. Le risque serait de remplacer finalement le texte que la photo porte en elle par le chiffre, la transparence comptable, le kitsch de la calculette."

Natacha Wolinski, Spectaculaires spéculations, in Qu'est-ce que la photographie aujourd'hui?, Beaux Arts éditions, 2007.

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