Blog proposé par Jean-Louis Bec

samedi 25 mai 2013

"L'image cannibale"

 Rubrique : lecture de photographies
 

A la croisée de la création par l'artiste et du regard du spectateur, l'oeuvre, à bonne distance du voir, suscite, sous ses images apparentes, d'autres images auxquelles nous sommes aveugles (aux premiers regards, pour la conscience) qui appellent en nous des images, les éveillent, les nourrissent et s'y alimentent, les transforment.
On qualifie de cannibale un animal qui se nourrit d'un animal de la même espèce. Les images cannibales seraient donc ces images sous-jacentes que seule la fréquentation patiente et attentive peut déceler, en nous laissant le temps de nous y abîmer (sans dommage), de laisser remonter à la surface ces échanges intimes souvent tissés à notre insu, touchant des impossibles à penser.
Je ne partirai pas de l'affrontement aux images mais de l'affrontement dans les images, en images, c'est à dire lorsque celles-ci mettent en scène un affrontement. (....) entre un personnage de l'oeuvre et le spectateur. {l'article en entier traite de trois types différents d'affrontement}


Le Péché, Von Stuck, 1893

L'oeuvre, d'apparence assez simple, s'articule autour d'un buste doré mis en lumière par le contraste fort de l'obscurité lourde l'environnant. Ce buste attire immanquablement le regard du spectateur, comme l'éclat électrique un insecte, juste avant de lui laisser scruter l'ombre pour y deviner les traits de son beau visage et, toute proche, la tête d'un serpent gigantesque. Tel est surpris qui croyait prendre: les deux êtres le fixent et le spectateur peut imaginer que, tandis qu'il se livrait à ce petit manège, il était l'objet d'une double surveillance. Si toute image "nous regarde", comme le dit S. Tisseron, lorsqu'un regard y est figuré pour nous tenir tête, il semble transgresser son cadre en ajoutant à la valeur de "déjà-là" de l'image une accroche précise, insistante, intrusive (mais toujours fictive) en direction de notre monde. Par un cheminement inverse à celui que notre regard vient d'accomplir (du buste au visage), la tête du reptile monstrueux l'engage à chercher son corps, et par l'indication de petites traces lumineuses, il suit l'anneau gigantesque qui descend comme un manteau le long de son épaule supposée de la jeune femme et remonte de l'autre côté, occupant presque tout le champ du tableau. Ailleurs, toujours en cette mince obscurité brune, difficilement distinguable, l'ombre du panneau de bois prolonge la chevelure sombre de la femme; seul un petit rectangle plus clair, du même roux que le faux encadrement, est ménagé à droite. Pas d'autre issue pour le regard, donc, que le faux bois de l'oeuvre et la trop mince profondeur qui le ramène encore à Elle. Elle et sa bête. En face à face avec nous. Exhibant son corps fier appeau pour nous attacher à la laisse du regard. L'oeuvre nous fait aussi jouer le rôle du voyeur face à un exhibitionnisme manifeste. Et c'est par la pulsion de savoir appuyée sur la pulsion sexuelle de voir attisée par les possibles secrets de l'ombre que nous nous sommes retrouvés attrapés dans l'anneau du serpent, et de ce cercle pour le regard, rejetés vers le buste et le visage à nouveau, dans un autre cercle, perpendiculaire au premier mais enchaîné à lui... Pire: à force de tourner, nous finirions par rencontrer la gueule béante du python, autre trou noir ouvert sur l'ombre! Qu'espérions-nous à aller farfouiller du regard l'obscurité alors que tout est là?

Car le buste, tel un bijou dans son écrin d'ombre, est un fétiche, au double sens d'idole à adorer et de substitut (phallique) à son absence (de phallus). Partiellisant le corps, découpé d'une force non réaliste (la tête coupée dans l'ombre, les contours des seins, du torse, du ventre redessinés par les touches sombres), il jaillit dans l'évidence de sa présence, concentrant sur lui le regard en même temps qu'il s'intègre parfaitement à son contexte. C'est dire que la femme (Eve?) donne ici comme solution à l'Enigme de l'ombre, ce trou noir de tous les dangers et de tous les désirs, le plein d'un buste fétiche.
Or, cette ombre est aussi bien pleine: ça coule (la chevelure en cascade), ça glisse (le serpent), ça grandit (l'invasion du champ d'ombre), ça vit (à la mesure de notre regard circulant). Mais de trou, point. Le spectateur y affronte la double présence de deux êtres en si étroite connivence, si bien accordés autour de la mise en valeur du buste, plastiquement difficile à distinguer l'un de l'autre (où s'arrête l'un et où commence l'autre?), et pour lesquels le repérage d'une position vraisemblable reste très hypothétique (on se demande comment le serpent peut tenir ainsi en bout d'épaule. A tel point que nous avons pu avoir ici un monstre bicéphale. Aussi bien, le spectateur n'a pas l'impression de voler une image à leur intimité (comme devant une scène primitive). Au contraire. L'image lui est offerte ostensiblement par l'érection d'un grand fétiche et la relation (par le regard) est tendue directement vers lui. Sous le face à face (mais cette fois-ci au spectateur), le corps. A propos de La Venus d'Urbin de Titien, Daniel Arasse reconnaît la "dialectique du toucher et du voir":le spectateur devant cette Venus peinte qui se touche et nous regarde (...). ... Cette femme peinte serait "un grand fétiche érotique". La femme du Péché ne se touche pas mais elle offre en pâture au regard désirant du spectateur une partie de son corps: elle fonctionne dans le registre de l'articulation du voir et du regarder. La Vénus d'Urbin comme le Péché mettent en tension le désir usant d'exhibition manifeste du corps; mais aucune des deux oeuvres ne saurait se confondre avec une image pornographique focalisant sur sa valeur réalité et dévoilant crûment une solution sexuelle génitale. La première ouvre son sens avec l'arrière-fond signifiant avec l'étrangeté du panneau devant lequel est présentée Vénus; la seconde opère un retour au bois (peint) de l'oeuvre: la peinture, finalement, parle d'elle même, dans une autodénonciation de son pouvoir d'illusion. Ces deux "femmes dans le coffre" avouent leur sens pictural. mais la seconde, jetant une partie précieuse obscène à nos yeux, la laisse s'animer des mouvements mêmes de notre regard tout autour: le long de directions phalliques (le corps du serpent, les cheveux) et actives (les regards, la gueule ouverte agressive), nous entraînant dans sa profondeur illusoire. Finalement, voyeurs tentés, nous sommes exactement à la place d'Adam, incapables de faire autre chose que de "croquer la pomme" (visuellement) et de recommencer: l'oeuvre s'est jouée de nous, nous a manipulés. Sans nous sidérer par le "trop voir" d'une scène primitive, elle pose en lieu et place de la femme un équivalent de sexe masculin qui bouche un horizon qui n'existe pas, qui obture une profondeur illusoire (ce n'est qu'un tableau)! Et puis, ce buste est "trop beau" pour être vrai (trop brillant, trop déformé selon l'anatomie, trop parfait formellement). Nous voici bien facilement abusés! Le dispositif suffit-il à nous faire rejouer le Péché?

Le paradoxe du menteur
Le double regard tapis dans l'ombre est aussi gardien du buste, juge du voyeur, oeil dans la tombe. Mais il incite en même temps à circuler, y revenir, lui donne vie. Il met en valeur (en même temps qu'en danger) son bien, nous conduit à lui. Il endosse les oripeaux des marchands du temple. L'Elu (du malin), le fétiche (le Veau d'or adorable) est aussi la stigmatisation du péché, mais il est vanté en même temps que jugé (l'aspect monstrueux du serpent confirme bien la marque négative de la loi). Comment concilier ces contradictoires? L'oeuvre envoie des messages paradoxaux du style "tachez d'avoir envie de ne pas avoir envie". Derrière l'ambivalence de l'oeuvre, la loi s'enraye. Déjà notre regard, écartelé par la double polarité du buste et du regard de la femme, nous faisait hocher verticalement la tête, puis, avec les doubles espionnages de l'ombre, il hésite encore selon une horizontale inclinée: le face à face est décalé, l'affrontement se révèle par heurts. Enfin, emporté dans les cercles, le regard ne sait plus trouver une traduction logique qui expliciterait clairement le Péché à partir de ces mouvements, sinon dans le paradoxe du menteur magicien de l'illusion ("je mens") déposé dans le fétiche.
Le Péché évoque aussi une psyché, ce miroir à taille humaine, inclinable, qui me renvoie mon image, le corps ou bien les yeux dans les yeux (comme toujours déjà là, regardant). Très proche, un regard tiers double le mien, sur-déterminant mon acte de voir, le saisissant et lui donnant sens, comme il n'est pas de Péché sans regard de Dieu, suivi du regard sur soi ("et ils virent qu'ils étaient nus"). Ce regard m'identifie (à la femme) et me désidentifie de ce corps-objet dénoncé comme la proie de mon regard, placé à distance. La frontière s'estompe entre l'exhibitionnisme à l'oeuvre et le processus rejoué par le spectateur idéalement placé dans le procès exhibitionniste. L'oeuvre nous fait accomplir les étapes du Péché et nous en propose  un éclairage: notre pulsion de savoir (notre soif de pouvoir en mangeant des fruits de l'arbre de la Connaissance) rencontre le pouvoir et l'Enigme du sexe; elle en sera pour ses frais, mais s'en dédommagera avec un beau bijou. Finalement, ce n'est pas si grave, nous avons expérimenté le procès exhibitionniste pour de faux, dans un acte qui a déposé les armes de la réalité pour s'accomplir dans l'univers de l'oeuvre, agissant par le regard, regardant par l'illusion, nous accomplissons volontiers la chute, en apesanteur dans le tableau, nous jouons au "buste prisonnier" avec l'oeuvre parce que les images qu'elle déploie et qui la constituent s'insèrent entre soi et soi. L'affrontement décalé et concilié autour de ce fétiche nous a permis de goûter d'autres délices (illicites) que ceux de l'union génitale, sans dommage. le bonheur est dans la toile.

Pas
Le Péché de Von Stuck opère un effet de transgression du cadre en direction du spectateur ; mais ce dernier happé par sa propre curiosité retournée sur lui, liant avec l'oeuvre une relation tournant sans fin autour du creuset du désir habité par l'objet illusoire, demeure cependant de l'autre côté de la scène assumée par l'art, à la fois profondément touché et nourri de ces échanges, et épargné dans son quotidien de tout engagement manifeste: bouleversé comme au fond de son océan, la surface demeure calme et l'intimité préservée. Le "Péché" peut s'accomplir en secret, avec bonheur, sans représailles, hors jugement, car l'oeuvre a donné autant que pris, autant mis en danger qu'en sécurité, autant dévoré que nourri, nous lançant en cachette de petits miroirs transfigurant. Et le spectateur repart heureux d'y avoir goûté pour de faux-pour de vrai.

Cécile Croce, L'image cannibale, in L'affrontement et ses images, sous la direction de Murielle Gagnebin et Julien Milly, Editions Champ Vallon, 2009.

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