Blog proposé par Jean-Louis Bec

lundi 22 avril 2013

Qui se ressemble s'assemble


Rubrique : photographie analogique et numérique


Alors que les scientifiques ont élucidé le mécanisme biologique complexe qui détermine la transmission des traits chez les organismes vivants (dont le mécanisme -l'ADN- présente de fortes ressemblances avec les procédures des opérations numériques), l'art du portrait a connu un identique rejet de la traditionnelle prépondérance de l'individu, au profit d'une forme nouvelle de représentation mettant l'accent sur les variations physiognomoniques dans le temps et à travers des groupes. La photographie numérique, qui permet la manipulation, la transformation et même la fusion contrôlées des images, est une invention à explorer visuellement ces concepts à une époque où l'on fait moins confiance au portrait photographique pour révéler des vérités intérieures. En 1968, inspirée par l'exposition "The Machine as Seen at the End of the Mecanical Age", au Museum of Modern Art de New York, l'artiste Nancy Burson imagine une age machine contrôlée par ordinateur, capable de modifier un portrait photographique de manière à vieillir ou à rajeunir le sujet. Elle est l'une des premières à comprendre que le "portrait" sous une forme numérique peut devenir un outil permettant d'explorer en profondeur des thèmes tels que le vieillissement, l'identité, les traits familiaux et ethniques, et de créer des "individus" virtuels.
A la fin des années 1970, Nancy Burson travaille au Massachussetts Institute of Technology avec les programmeurs Richard Carling et David Kramlich, utilisant la technologie vidéo pour introduire des photos dans l'ordinateur, où elles sont ensuite manipulées et "vieillies". Pour créer les algorithmes qui vont interpréter les transformations souhaitées, l'artiste étudie les caractéristiques générales de l'évolution des traits du visage avec le temps, mais elle observe aussi des groupes déterminés de parents afin de déceler des indices morphologiques révélateurs de l'évolution future des traits de leurs enfants. A la demande de familles recherchant des enfants disparus, par exemple, Nancy Burson et David Kramlich créent des images qui sont censées révéler quelle peut être la physionomie d'individus de nombreuses années après leur disparition, et qui peuvent aider à les retrouver.
Nancy Burson entreprend aussi d'utiliser l'ordinateur pour fusionner les traits de différents individus et créer des portraits typologiques. L'idée est de former un unique portrait à partir de petits fragments de personnalités ayant en commun des types spécifiques de pouvoir politique ou culturel. Par exemple, Big Brother est une image composite du visage du totalitarisme qui mélange les traits de Hitler, Staline, Mussolini, Mao et Khomeiny.

Nancy Burson, Big Brother, 1983

 Les portraits typologiques de Nancy Burson séduisent en particulier les journalistes, car ils semblent offrir une alternative à la méthode traditionnelle, sans intérêt sur le plan visuel, de présentation d'informations issues de sondages d'opinion et d'enquêtes. Tirant profit de simples outils numériques destinés aux artistes au début des années 1990, de nombreux magazines font exécuter des illustrations photographiques inspirées des oeuvres de Nancy Burson et censées être des portraits établissant la moyenne des traits physiognomoniques de divers types: l'un des plus populaires représente le "visage de l'Amérique".
L'oeuvre de Nancy Burson fait allusion à l'influence grandissante de la biochimie dans l'évolution de l'art traditionnel. Car depuis que les artistes observent la nature, ils sont fascinés par les exemples de métamorphoses. L'une des premières applications de la technologie numérique dans le domaine du film et de la vidéo a été la création d'algorithmes opérant la métamorphose visuelle d'une forme (en général une tête) en une autre, une technique appelée "morphing". Des artistes commencent bientôt à utiliser des outils numériques pour créer des images photographiques fixes qui paraissent saisir des instants cruciaux dans une séquence en morphing. Par exemple, le photographe Daniel Lee, refusant de se contenter de modifier légèrement la réalité dans ses photos, utilise l'ordinateur pour créer des images qui montrent "quelque chose que les gens n'ont jamais vécu dans le passé". En 1993, il crée une série de "portraits" basés sur les douze signes du zodiaque chinois, intitulé Manimals (ce titre est lui-même un morphing). La série explore à la fois l'idée que tout individu possède des traits du signe sous lequel il est né, et l'idée de Lee selon laquelle il n'y a qu'une frontière étroite entre les êtres humains et les animaux. Les portraits fascinants ne sont qu'un exemple parmi beaucoup d'autres où les artistes utilisent les outils de la photographie numérique pour mélanger -de manière plus ou moins perceptible- les caractéristiques physiques des être humains et des animaux.
En 2000, le photographe Chris Dorley-Brown entreprend de réaliser un portrait de la ville anglaise de Haverhill. Durant trois mois, il transporte un studio portatif en divers endroits de la ville et photographie deux mille personnes. En utilisant la technique du morphing sur des images d'individus d'âge et de sexe identiques, il réalise une série de  portraits montrant à quoi ressemble, par exemple, l'adolescent mâle moyen. Dans le morphing final, qui rassemble les deux mille habitants, les détails tels que les cheveux et les vêtements, susceptibles de déterminer un individu, se fondent à l'arrière-plan, révélant un visage remarquablement paisible, presque angélique.

Chris Dorley-Brown, 2000
(...)
Au XXième siècle, les biologistes ont levé les mystères de la génétique en démontrant que les caractéristiques des êtres vivants se transmettent à travers le mécanisme de l'ADN. Au XXième siècle, des biologistes créent des organismes génétiquement modifiés en changeant littéralement les séquences d'ADN. les artistes présentés iciutilisent l'ordinateur pour explorer l'identité à travers le mélange et la transformation. Les visages que nous voyons sont des chimères, des artéfacts arithmétiques de l'âge du numérique.

Jonathan Lipkin, Révolution Numérique, une nouvelle photographie, Editions de La Martinière, 2005.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire