Blog proposé par Jean-Louis Bec

mercredi 17 avril 2013

Dessine-moi le réel


Rubrique : perception, vision et photographie ; art et photographie


C'est ici une série de photographies d'objets réels et d'images d'objets.
- Eric Manguelin: Le bol est une image et l'oignon est un objet réel?
- Nadège Rancon: Non, c'est le contraire. C'est un trompe l'oeil.
- EM: Le bol est flou, ce qui laisse à penser qu'il s'efface, alors que l'image de l'oignon blanc est nette et semble plus réelle que le bol.

Nadège Rancon, sans titre, 2000

- ND: Oui, en fait je travaille sur la perception des objets. Rien n'est réel, car j'ai d'abord pris une photo floue d'un vrai bol, pour coller dessus une image d'oignon et photographier à nouveau le tout.
- EM:Quel est le but de ce travail sur la perception?
- NR: Je n'aime pas parler de "but", car cela laisse penser que je veux prouver quelque chose, ce qui n'est pas le cas. Peut-être serait-il plus facile de montrer ce que j'ai fait avant cette dernière série de photos. En fait, à la base, je mettais des photos de peintures (Ingres et Botticelli surtout) dans des bouteilles et je me suis rendu compte que l'image disparaissait, l'eau finissant par attaquer l'émulsion photographique. Au départ, c'était le petit objet avec la petite image qui m'intéressait, et progressivement, ce fut davantage l'idée de disparition, car l'image finissait par devenir blanche, l'émulsion allant reposer au fond de la bouteille. Je me suis ensuite davantage tournée vers des photographies d'objets.
- EM: Ta problématique tourne autour du couple apparition-disparition, car la photo est une apparition que fait disparaître l'eau.
- NR: Oui. En procédant à des photographies floues ou bien nettes d'objets et d'images, je voulais aussi travailler sur la notion d'échelle. J'ai fait toute une série sur ce principe. Ici, j'ai photographié un très grand fauteuil avec de petits bibelots, pour qu'on se rende compte de l'échelle des uns par rapport aux autres; là, j'ai photographié une toute petite commode. Toutes ces photos sont prises à l'échelle 1, mais je joue un peu sur l'ambiguïté, car on ne sait plus si elles sont réelles ou si un grand objet a été réduit. En fait, j'avais lu un texte de Walter Benjamin sur la photo, où il disait que l'intérêt de la photographie était d'agrandir et de réduire les objets, tout en gardant un témoignage du réel. Je pars quant à moi d'un parti pris opposé, lorsque je photographie ces objets.
- EM: C'était une toute petite commode alors, une miniature!
- NR: Oui, c'est ça, c'était pour jouer sur sa perception. J'ai photographié ces objets à taille réelle, en noir et blanc, selon un cadrage à la fois frontal, donnant un effet de proximité et de réalité, et flou, donnant un effet inverse d'éloignement et d'irréalité.
- EM: Donc, tu associes les problématiques apparition-disparition et réalité-irrréalité.
- NR: Voilà, c'est ça. J'ai envie que la perception soit ambiguë. Par exemple, cette photo de l'oignon blanc dans le bol donne l'impression que c'est un grand bol, mais il n'est en réalité pas plus grand qu'une petite tasse à café. Bien que les deux objets soient à l'échelle 1/1, je ne les ai pas forcément pris à une distance rigoureusement identique (cela a été fait sans mesure).
En fait, à la base, j'avais lu des textes sur le remplacement du réel par sa représentation:

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, Les éditions de minuit, 1991.
"L'art abstrait cherche seulement à affiner la sensation, à la dématérialiser, en tendant un plan de composition architectonique où elle deviendrait un pur être spirituel, une matière radieuse pensante et pensée, non plus une sensation de  mer ou d'arbre, mais une sensation du concept de mer ou du concept d'arbre. L'art conceptuel cherche une dématérialisation opposée, par généralisation, en instaurant un plan de composition suffisamment neutralisé (le catalogue qui réunit des oeuvres non montrées, le sol recouvert par sa propre carte, les espaces désaffectés sans architecture, le plan pour que tout y prenne une valeur de sensation reproductible à l'infini: les choses, les images ou clichés, les propositions -une chose, sa photographie à la même échelle et dans le même lieu, sa définition tirée du dictionnaire."

Régis Debray, Vie et mort de l'image, Folio Essais, 1992.
"En peinture, le désir de rentrer dans les choses, au lieu de les re-présenter, a commencé par loger l'indice dans l'icône. Premier collage, 1907. Coller un bout de réel brut -paquet de tabac, journal ou morceau de gaze- sur son simulacre, comme qui mettrait un brin de rêve dans son discours. Oui, ceci est bien une pipe. Cela ne ressemble pas, ni ne semble. Cela est. On rêve de fusionner la chose et sa marque. La carte et le territoire. Le spectateur et le spectacle (happening). Le paysage et le tableau (land art). L'objet déjà-là et l'objet d'art (l'emballage-Christo). La toile-signe et le châssis-chose (Support/Surface)."

Anne Cauquelin, Petit traité d'art contemporain, La couleur des idées Seuil, 1996.
"Présenter un signe qui ne désigne que le simple fait d'être un signe, telle serait la véritable tâche de l'activité artistique . Pour atteindre ce but essentiel, on peut procéder de diverses façons: par exemple substituer un double, une copie, à l'objet qui servirait, traditionnellement, de référence à la signification. Par exemple, la photographie d'un sol collée sur le sol même. Ou encore accumuler le doubles dans des registres différents: la photo d'un objet à l'échelle 1/1 accompagnée de son nom inscrit à côté, le tout doublant l'objet lui-même."

"la simple présentation de l'"idée de l'idée" de l'art a donc encore à voir (et à être vue) avec les signes de sa propre lisibilité, et doit jouer dans l'entre-deux d'un passage permanent entre deux ordres, celui du figurable (les signes figurent, renvoient à, sont mis en  place de) et celui du non-figurable (ces signes sont arbitraires, il y a autant de jeux de signes que le veut celui qui les utilise). C'est la mise en question du procès artistique, et l'assignation d'avoir à faire connaître sa nature transfigurable."

Un auteur disait que de nos jours, "la représentation des choses avait plus d'importance que la chose elle-même".
- EM: Le réel est recouvert par la représentation du réel. Faut-il s'en plaindre comme d'une manifestation supplémentaire de l'écart entre l'apparence et la réalité, ou bien s'en réjouir?
- NR: Moi, je m'en réjouis.
 En fait la photo du fauteuil est aussi réelle que le fauteuil. Il y a ambivalence. Oui, l'image est plus intéressante que le réel.  Je voulais recouvrir et envelopper des objets, photographier du rien, du dérisoire, de l'absurde même.
C'était une manière de repartir à zéro, de faire le vide. Avant, je réalisais beaucoup de dessins et de gravures, et c'est vrai que depuis mes expériences portant sur les photographies de peintures mises en bouteilles, j'ai pris plus de recul par rapport aux images que je produisais, et j'ai eu davantage envie de porter ma réflexion sur le sens que ces images recelaient, ainsi que sur leur éventuelle vanité. Je photographie maintenant des objets déjà photographiés, donc déjà recouverts. C'est inutile.
Par vanité, je n'entends toutefois pas le sens des tableaux de vanités, qui nous rappellent que nous sommes mortels, etc., mais plutôt le sens de l'inutilité. Mais finalement, cela revient un petit peu au même. De toute façon, à partir du moment où les objets sont photographiés, ce ne sont plus des objets dont on peut se servir, mais ils deviennent des sujets.(...)
- EM: Il reste quelque chose du dessin dans ton travail photographique, par l'importance que tu accordes aux lignes, que tu soulignes. (...)
Tu nourris quand même une intention, un parti pris plastique?
- NR: l'idée de départ est différente de l'idée d'arrivée. Par exemple, pour la série des photos de peintures mises en bouteilles, l'idée de départ était d'étudier le reflet des photos dans l'eau et le verre et de déterminer comment l'air et l'eau interagissaient, mais à l'arrivée, ce projet a été bouleversé, puisque les photographies se sont dissoutes dans l'eau; A une période, j'avançais vraiment difficilement car je me demandais ce que j'allais pouvoir faire de ce résultat. A l'arrivée, cet effet imprévu a été moteur d'autre chose. Je disais photographier du rien, mais c'est plus que cela, car je ne sais pas au juste si je photographie un "rien" ou un "tout"!
- EM: Quelle était ton intention initiale à propos du bol et de l'oignon par exemple?
- NR: C'était de remplacer le réel par sa représentation.
C'est vrai que parallélement à mon activité photographique, je réalise des aquarelles, où je ne nourris pas d'idée de départ.
- EM: Tu produirais d'emblée une anticipation dans la photographie, alors que l'aquarelle serait plus "fluide", plus immédiate.
- NR: C'est pour cette raison qu'il est très important pour moi à faire de l'aquarelle.
- EM: Tu as besoin de te préserver un accès gratuit au sensible. L'intention de montrer que la représentation du réel se substitue de nos jours au réel est chez toi importante, comme l'est la ligne que tu soignes dans le dessin, ces deux activités formant une sorte d'équilibre.
- NR: Dans la mesure où une photo est réfléchie et portée par une idée de départ, je trouve qu'elle a moins de fraîcheur, de légèreté.
- EM: Entre l'aquarelle et la photo, que préfères-tu?
- NR: J'ai plus de choses à dire avec la photo, mais je me fais peut-être davantage plaisir avec l'aquarelle. J'aimerais plus encore trouver une unité entre l'aquarelle et la photo, que de les mener de front. Mais en même temps, je montre moins mes aquarelles, car je les fais pour moi...
- EM: L'idée est plus visible?
- NR: A mon sens, plus on a d'idées, moins on fait de choses. C'est ce qui se passe parfois: l'idée est tellement forte que du coup, je ne fais pas grand chose, car j'ai  peur de me répéter, de ne pas arriver à l'exprimer entièrement et clairement. ce qui me plaît, c'est en réalité cette idée "d'inaccessible".

- EM: Tu vis une spontanéité et une proximité avec l'aquarelle, que tu ne parviens pas à retrouver avec la photo, laquelle demande davantage de distance.
- NR: J'ai l'impression que c'est clair dans ma tête avec la photo, mais en fait je n'ai parfois pas envie que ce le soit autant que cela, car j'aspire plutôt à tourner autour du pot.
- EM: Cela te garantit une imprévisibilité. Pour toi, le fait que l'idée de départ et l'idée d'arrivée ne soient pas les mêmes n'est pas du tout une déficience, car cela correspond à ce que tu attends de l'art: si elles étaient les mêmes, tu n'éprouverais plus ni le besoin ni l'envie de te mettre au travail.
Exactement.

Eric Manguelin,  La photographie entre le réel et sa représentation,  rencontre avec Nadège Rancon, Jean-pierre Huguet Editeur, 2004.


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