Rubrique : perception, vision et photographie
Un jour, une branche me blessa à l'oeil gauche, sans que j'y décèle le signe précurseur d'une plus grave catastrophe. Pendant des mois, j'observais le monde d'un seul oeil, jusqu'au jour où un détonateur de mine me blessa aussi à l'oeil droit. Je ne suis pas devenu brusquement aveugle, mais petit à petit, au cours des mois, comme s'il s'était agi d'un long adieu à la lumière. Ainsi, ai-je eu tout mon temps pour saisir au vol les objets les plus précieux, les images des livres, les couleurs et les phénomènes du ciel, et les emporter avec moi pour un voyage sans retour. Peut-être est-ce une chance que cela se soit passé lentement. Peut-être était-ce seulement le cynisme du destin qui agissait à retardement. J'espère n'être jamais obligé de répondre à ces questions de façon précise.
(...)
Privé de la peinture et des autres arts visuels, je suis d'autant plus attiré par eux, mail il faut d'abord qu'on me décrive le tableau - ce qui m'en donne une idée intellectuelle, un sentiment esthétique indirect, et peut être ensuite un peu de plaisir. Dans ce travail, la plus grande prudence est de mise, car souvent les descriptions expriment avant tout les fantasmes de celui qui observe le tableau. J'ai parfois recours à plusieurs descriptions pour m'approcher un peu plus de la réalité.
A force de pratique, j'ai fini par aimer certaines toiles, et ce sont souvent celles dont la description a pris le plus de temps, par exemple des oeuvres de Bosch et du Greco, quelques icônes, et quelques peintres vénitiens à cause des couleurs.
(...)
Si fugitive qu'en soit la présence, étant donné le caractère trop intellectuel de ma perception, le rêve de la chose inaccessible m'a amené un jour à prendre mes premières photos; bien entendu, sans aucune prétention artistique, car leur enjeu esthétique ne m'est que vaguement accessible. La surface lisse des images prises par l'appareil ne s'adresse pas à moi, je n'ai qu'une trace matérielle de paysages et de gens que j'ai vus ou rencontrés. Ainsi mon regard n'existe-t-il que par le simulacre de la photo qui a été vue par autrui. Je me réjouis de cette grande inutilité. J'ai besoin de ce regard d'un autre pour que les images s'animent à l'intérieur de moi.
Il s'agit d'une chambre obscure face à une autre chambre obscure, et de rayons qui viennent frapper celle-ci à l'envers. Rien de plus, et cela est beau également.
(...)
Et puis, il y a le mystère du regard humain qui m'intéresse tant: sur mes photos, en effet, les personnes semblent être très différentes, tant face à l'objectif que face à elles-mêmes. Différentes faces d'une obscurité inconnue, ou infinie. Ainsi l'absence de l'oeil du photographe est-elle accentuée par la précarité de l'instant irréversible qu'est la prise de photo, cette photo qui, à cause du regard dérobé, se transforme en une sorte de mort redoublée. Les personnes photographiées ne peuvent donc se donner à voir de la façon habituelle: il manque implicitement cette complicité avec le photographe qui les confirme dans leur narcissisme.
Par la distance, je participe à un jeu de photons, espérant que, dans leur pérennité, ils ne me laisseront pas dépourvu d'images. Mais je sais, comme s'ils portaient en eux la nature même des anges - et cela est mystérieux.
![]() |
Evgen Bavcar |
(...)
Qu'est-ce donc qu'un regard? C'est peut-être la somme de tous les rêves dont on oublie la part de cauchemar quand on peut se mettre à regarder autrement. Et puis, les ténèbres ne sont qu'une apparence, puisque la vie de toute personne humaine, aussi sombre soit-elle, est faite aussi de lumière."
(...)
"La photographie? Avant toute chose une image mentale du monde. Seulement cela? Un effet de la sensualité, dont le tirage sur papier ne constituerait qu'un phénomène secondaire?"
Evgen Bavcar, Le voyeur absolu, Seuil, 1992.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire